CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 27

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à M. le comte d’Argental.

 

11 Avril 1767.

 

 

          Je reçois deux lettres bien consolantes de M. d’Argental et de M. de Thibouville, écrites du 2 d’avril. Ma réponse est qu’on s’encourage à retoucher son tableau, lorsqu’en général les connaisseurs sont contents, mais qu’on est très découragé quand les faux connaisseurs et les cabales décrient l’ouvrage à tort et à travers : alors on ne met de nouvelles touches que d’une main tremblante, et le pinceau tombe des mains.

 

          Vous me faites bien du plaisir, mon cher ange, de me dire que mademoiselle Durancy a saisi enfin l’esprit de son rôle, et qu’elle a très bien joué ; mais je doute qu’elle ait pleuré, et c’était là l’essentiel. Madame de La Harpe pleure.

 

          Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu, qui ne fait que rire de toutes les choses qui sont très essentielles pour les amateurs des beaux-arts, et je lui parlerai de mademoiselle Durancy comme je le dois. Mais vous avez à Paris M. le duc de Duras, qui a du goût et de la justice. Je suppose, mon cher ange, que vous avez raccommodé la sottise de Lacombe. Vous me demandez pourquoi j’ai choisi ce libraire : c’est qu’il avait rassemblé il y a deux ans, avec beaucoup d’intelligence, quantité de choses éparses dans mes ouvrages, et qu’il en avait fait une espèce de poétique (1) qui eut assez de succès.

 

          Il m’écrivit des lettres fort spirituelles. Je ne savais pas qu’il fût lié avec Fréron. Il me semble qu’il en a agi comme les Suisses, qui servaient tantôt la France et tantôt la maison d’Autriche. Enfin il me fallait un libraire, et j’ai préféré un homme d’esprit à un sot.

 

          Il faut vous dire encore que, lorsque je lui envoyai la pièce à imprimer, mon seul but était de faire connaître aux méchants, et à ceux qui écoutent les méchants, qu’un homme occupé d’une tragédie ne pouvait l’être de toutes les brochures qu’on m’attribuait. Vous savez bien que je voulais prouver mon alibi.

 

          A présent que je suis un peu plus tranquille et un peu plus rassuré contre la rage des Welches, j’ai revu les Scythes avec des yeux plus éclairés, et j’y ai fait des changements assez importants. Je crois que la meilleure façon de vous faire tenir toutes ces corrections éparses est de les rassembler dans le volume même ; j’y ferai mettre des cartons bien propres, afin de ménager vos yeux.

 

          J’attends l’édition de Lacombe, pour vous renvoyer deux exemplaires bien corrigés. Mais croirez-vous bien que je n’ai pas cette édition encore ? La communication interrompue entre Lyon et mon petit pays me prive de tous les secours. J’ai vingt ballots à Lyon, qui ne m’arriveront probablement que dans trois mois. Je ne sais pas pourquoi je ris de la guerre de Genève, car elle me gêne infiniment, et me rend l’habitation que j’ai bâtie insupportable.

 

          Si je ne puis avoir l’édition de Lacombe, je me servirai de celle des Cramer, quoiqu’elle soit déjà chargée de corrections qui font peine à la vue.

 

          Quand vous aurez la pièce en état, je vous demanderai en grâce qu’on la joue deux fois après Pâques, en attendant Fontainebleau. Une fois même me suffirait pour juger enfin de la disposition des esprits, qu’on ne peut connaître que quand ils sont calmés.

 

          Peut-être le rôle d’Athamare n’est pas trop fait pour Lekain. Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, passionné, pleurant tantôt d’attendrissement et tantôt de colère, n’ayant que des paroles de feu à la bouche dans sa scène avec Obéide au troisième acte ; point de lenteur, point de gestes compassés.

 

          Il faudrait d’autres vieillards que Dauberval, il faudrait d’autres confidents ; mais le spectacle de Paris, le seul spectacle qui lui fasse honneur dans l’Europe, est tombé dans la plus honteuse décadence, et je vous avoue que je ne crois pas qu’il se relève.

 

          M. de La Harpe était le seul qui pût le soutenir ; le mauvais goût et les mauvaises intentions l’effraient. Il n’a rien, il n’a été que persécuté ; il pourra bien renoncer au théâtre, et passer dans les pays étrangers.

 

          Vous me parlez des caricatures que vous avez de ma personne. Je n’ai jamais eu l’impudence d’oser proposer à quelqu’un un présent si ridicule. Je ne ressemble point à Jean-Jacques, qui veut à toute force une statue (2). Il s’est trouvé un sculpteur, dans les rochers du mont Jura, qui s’est avisé de m’ébaucher de toutes les manières : si vous m’ordonnez de vous envoyer une de ces figures de Callot, je vous obéirai.

 

          Je vous assure que je suis très affligé de n’être sous vos yeux qu’en peinture.

 

          Mademoiselle Sainval, comme je vous l’ai dit, me demande à jouer Olympie. Si elle a ce qu’on n’a plus au théâtre, c’est-à-dire des larmes, de tout mon cœur.

 

          Vous trouvez qu’on peut faire un partage des autres pièces entre mademoiselle Dubois et mademoiselle Durancy ; votre volonté soit faite.

 

          Je compte qu’une grande partie de cette lettre est pour M. Thibouville aussi bien que pour mes anges. J’obéirai d’ailleurs aux ordres de M. de Thibouville, à la première occasion que je trouverai.

 

          Je me mets aux pieds de madame d’Argental.

 

 

1 – La Poétique de M. de Voltaire. (G.A.)

2 – Voyez la Lettre de Jean-Jacques à Christophe de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chevenières.

 

11 Avril 1767 (1).

 

 

          Je ne doute pas, mon cher ami, que vous n’ayez fait parvenir ma lettre à M. le chevalier de Rochefort ; je vous prie de lui dire combien je suis pénétré de ses bontés. Je crois qu’on lui adresse à présent ses lettres à l’hôtel de Puisieux à Paris ; mais je n’en suis pas bien sûr. Ce dont je suis bien sûr, c’est que nous sommes toujours bloqués par vos troupes dans le pays de Gex. Nous manquons de blé, et je suis très embarrassé pour en faire venir ; je manque d’argent avec lequel on achète du blé, et il faudra probablement que je fasse le voyage de Wirtemberg au mois de mai, pour aller arranger mes affaires avec la chambre des finances de ce pays-là, sur lequel j’ai une grande partie de mon bien ; après quoi je pourrai bien transplanter mes pénates à Lyon, jusqu’à ce que la guerre de Genève soit finie.

 

          Nous avons passé tout à coup d’une grande abondance à une plus grande disette. J’ai eu grande raison de faire les Scythes, car je suis en Scythie. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince Gallitzin.

 

A Ferney, 11 Avril 1767.

 

 

          Monsieur, votre excellence ne doute pas à quel point son souvenir m’est précieux. Je vous suis attaché à deux grands titres, comme à l’ambassadeur de l’impératrice, et comme à un homme bienfaisant.

 

          Je vous remercie de l’imprimé que vous avez bien voulu m’envoyer (1). Sa majesté impériale avait déjà daigné m’en gratifier il y a trois mois, avant qu’il fût public. Je n’y ai rien trouvé ni à resserrer ni à étendre. Cet ouvrage me paraît digne du siècle qu’elle fait naître. J’oserais bien répondre qu’elle fera goûter à son vaste empire tous les fruits que Pierre-le-Grand a semés. Ce fut Pierre qui forma l’homme, mais c’est Catherine II qui l’anime du feu céleste.

 

          J’ai une opinion particulière sur l’affaire de Pologne, quoiqu’il ne m’appartienne guère d’avoir une opinion politique. Je crois fermement que tout s’arrangera au gré de l’impératrice et du roi, et que ces deux monarques philosophes donneront à l’Europe étonnée le grand exemple de la tolérance. Les pays qui ne produisaient autrefois que des conquérants vont produire des sages, et, de la Chine jusqu’à l’Italie (exclusivement), les hommes apprendront à penser. Je mourrai content d’avoir vu une si belle révolution commencée dans les esprits.

 

 

1 – Manifeste de Catherine sur les dissensions de Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise de Florian.

 

Le 11 Avril 1767.

 

 

          Famille aimable, je vous embrasse tous. J’aimerais mieux assurément être Picard que Suisse (1) ; et, pour comble de désagrément, il faudra qu’au mois de mai je quitte la Suisse pour la Souabe (2). Il est comique que le bien d’un Parisien soit en Souabe ; mais la chose est ainsi. La destinée est une drôle de chose. Je ne dois ni ne veux mourir avant d’avoir mis ordre à mes affaires.

 

          La destinée des Scythes est à peu près comme la mienne ; ce sont des orages suivis d’un beau jour. Ne regrettez point Paris quand vous serez à Hornoy, il n’y a plus à Paris que l’opéra-comique et le singe de Nicolet.

 

          Je vois que les deux magistrats (3) resteront à Paris. Je prie le grand-turc de me dire pourquoi le baron de Tott (4) est à Neuchâtel ; il me semble qu’il n’y a nul rapport entre Neuchâtel et Constantinople.

 

          Quand M. d’Hornoy rencontrera par hasard mon boiteux de procureur, je le prie de vouloir bien l’engager à recommander au marquis de Lézeau (5) de marcher droit.

 

          Vous trouverez du blé en Picardie ; nous en manquons au pays de Gex : il faudra faire une transmigration à Babylone. On ne sait plus où se fourrer pour être bien. Je sais qu’il faut s’accommoder de tout mais cela n’est pas aussi aisé qu’on dirait bien.

 

          Je finis, comme j’ai commencé, par vous embrasser du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – Le château de la marquise était en Picardie. (G.A.)

2 – Pour le Wurtemberg. (G.A.)

3 – Mignot et d’Hornoy. (G.A.)

4 – Voyez le Catalogue des correspondants. (G.A.)

5 – Son débiteur normand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

13 Avril 1767.

 

 

          Mon cher ami, vous aurez tout ce que vous demandez. Mais il faut auparavant savoir si mon paquet du 9 ou du 10 vous a été rendu chez M. Gaudet. Il y a eu beaucoup de paquets perdus. Je n’ai point encore le ballot des mémoires de M. de Beaumont. Comme vous le voyez, je vis dans l’embarras et dans le chagrin, c’est-à-dire comme la plupart des hommes. Faites passer, je vous prie, mon cher ami, cette petite lettre à M. de Lembertad.

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

A Ferney, 13 Avril 1767.

 

 

          Je reçois, mon cher Cicéron, votre lettre non datée, avec le procès-verbal de la célèbre servante. Je vais répondre à tous vos articles.

 

          Je ne crois pas qu’il m’appartienne de parler dans ma lettre de la conduite du parlement de Toulouse. J’ai voulu et j’ai su me borner aux faits dont je suis témoin. C’est à vous qu’il sied bien de faire voir l’outrage que le parlement de Toulouse a fait au conseil, en refusant d’exécuter son arrêt. Ce que vous en dites est d’autant plus fort, que vous l’avez dit avec le ménagement convenable. Le conseil a senti tout ce que vous n’avez pas exprimé. Il y a des cas où l’on doit plus faire entendre qu’on n’en dit, et c’est un des grands mérites de votre mémoire ; c’est ce qui pourra surtout ramener M. Daguesseau, qui n’aime pas l’éloquence violente.

 

          J’ai eu mes raisons dans tout ce que je vous ai écrit. Si j’ai le bonheur de vous tenir à Ferney, vous apprendrez à connaître mes voisins. La grandeur d’âme est dans le pays conquis autrefois par Gengis-kan (1). Je ne peux faire signer votre mémoire par les Sirven que quand il me sera parvenu. Je vous ai déjà mandé que toute communication était interrompue entre Lyon et mon malheureux pays.

 

          Si vous trouvez que ma lettre (2) puisse être bien reçue du public, telle que je l’ai envoyée en dernier lieu à M. Damilaville, ôtez les mots consigné entre vos mains ; et mettez : l’argent qu’on leur offrait pour leur honoraire ; mettez : le conseil de Berne, au lieu de Berne ; le conseil de Genève, au lieu de Genève ; et tout sera dans la plus grande exactitude. Il faut rendre à chacun selon ses œuvres, et madame la duchesse d’Enville et madame Geoffrin ne doivent pas être frustrées des éloges dus à leur générosité.

 

          Quant à M. Coquelet, il est très sûr qu’il a eu le malheur d’être l’approbateur de Fréron ; c’est être le recéleur de Cartouche. Mais on dit qu’il a abdiqué depuis longtemps un emploi si odieux et si indigne d’un avocat. On m’assure que c’est un nommé d’Albaret qui lui a succédé et qui a été réformé ; si cela est, je transporte authentiquement à d’Albaret, et par devant notaire s’il le faut, l’horreur et le mépris qu’un approbateur de Fréron mérite ; mais je ne transporterai jamais mon estime et ma tendre amitié pour vous à qui que ce soit dans le monde. Je vous garde ces deux sentiments pour jamais.

 

 

1 – La Chine. (G.A.)

2 – Lettre du 20 Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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