CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 49

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 49

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DE VOLTAIRE.

 

1er de Mai 1768.

 

 

          Mon cher ami, mon cher philosophe, que l’Etre des êtres répande ses éternelles bénédictions sur son favori d’Aranda, sur son très cher Mora, et sur son bien-aimé Villa-Hermosa !

 

          Un nouveau siècle se forme chez les Ibériens. La douane des pensées n’y ferme plus l’allée à la vérité, ainsi que chez les Welches. On a coupé les griffes au monstre de l’inquisition, tandis que chez vous le bœuf tigre frappe de ses cornes et dévore de ses dents.

 

          L’abominable jansénisme triomphe dans notre ridicule nation, et on ne détruit des rats que pour nourrir des crocodiles. A votre avis, que doivent faire les sages, quand ils sont environnés d’insensés barbares ? il y a des temps où il faut imiter leurs contorsions, et parler leur langage. Mutemus clypeos (1). Au reste, ce que j’ai fait cette année, je l’ai déjà fait plusieurs fois ; et, s’il plaît à Dieu, je le ferai encore Il y a des gens qui craignent de manier des araignées, il y en a d’autres qui les avalent.

 

          Je me recommande à votre amitié et à celle des frères. Puissent-ils être tous assez sages pour ne jamais imputer à leurs frères ce qu’ils n’ont dit ni écrit : Les mystères de Mithra ne doivent point être divulgués, quoique se soient ceux de la lumière ; il n’importe de quelle main la vérité vienne, pourvu qu’elle vienne. C’est lui , dit-on, c’est son style, c’est sa manière ; ne le reconnaissez-vous pas ? Ah ! m es frères, quels discours funestes ! Vous devriez au contraire crier dans les carrefours : Ce n’est pas lui. Il faut qu’il y ait cent mains invisibles qui percent le monstre, et qu’il tombe enfin sous mille coups redoublés. Amen.

 

          Je vous embrasse avec toute la tendresse de l’amitié et toute l’horreur du fanatisme.

 

 

1 – Virgile, En., liv. II. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, le 13 de Mai 1768.

 

 

          Dieu m’est témoin, mon cher maître, combien j’ai été édifié du spectacle que vous avez donné le 3 d’avril dernier, bon jour bonne œuvre, en rendant vous-même le pain bénit, à la grande satisfaction de la Jérusalem céleste, et principalement des trônes, des dominations, des puissances, qui, à ce que je me suis laissé dire, en sont fort contents, d’autant plus qu’on leur a assuré que le beurre en était bon. Il faut que le tigre aux yeux de veau (1) aime la brioche, et vous devriez bien lui en envoyer une la prochaine fois que vous réitérerez cette belle cérémonie ; car je sais qu’il cherche à se disculper des mauvais propos qu’on lui attribue. Ne vous y fiez pas trop pourtant ; car timeo Danaos et verba ferentes. Surtout, engagez, si vous le pouvez, le nommé Chirol, ou le nommé Grasset, et leur compère Marc-Michel Rey, à ne pas imprimer tant de sottises, qu’on a la platitude de mettre sur votre compte. S’il était permis de plaisanter sur un sujet aussi grave que le pain bénit, j’aurai répondu, comme Pourceaugnac, à toutes les sottises que j’ai entendu dire à ce sujet, « Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau (2) ! »

 

          Si vous êtes enchanté de M. le marquis de Mora, il l’est bien davantage de vous, et je vous manderais ce qu’il m’écrit à ce sujet, si je ne songeais que vous êtes en état de grâce, et que le chanoine de saint Bruno a été damné par un mouvement de vanité.

 

          A propos d’Espagne, j’ai reçu, il y a quelque temps, une lettre excellente de votre ancien disciple (3), sur l’affaire de Parme ; il me mande « que le grand lama du Vatican ressemble à un vieux danseur de corde qui, dans un âge d’infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe et se casse le cou. » Cette comparaison vaut mieux que toutes les écritures de Madrid et de nosseigneurs du parlement de Paris, sur ce beau sujet.

 

          L’épigramme contre le janséniste La Bletterie est bien douce pour un orgueil aussi coriace que le sien ; ces gens-là sont comme les Russes, qui ne sentent pas les croquignoles, et à qui il faut appliquer le knout. Au reste, sa traduction est la meilleure épigramme qu’on puisse faire contre lui ; ce serait le sujet d’une assez plaisante brochure, que le relevé de toutes les expressions ridicules qui s’y trouvent, sans compter les contre-sens.

 

          M. le duc de Villa-Hermosa, aussi enchanté de vous que son compagnon de voyage, m’a remis votre lettre (4), et m’a chargé de vous faire parvenir celle-ci. Adieu, mon cher maître ; continuez, pour l’édification des anges, des curés, des conseillers, des paysans, et des laquais, à rendre le pain bénit, mais avec sobriété pourtant ; car, je l’ai ouï dire à un fameux médecin, les indigestions de pain bénit ne valent pas le diable.

 

 

1 – Pasquier. (G.A.)

2 – Molière, Monsieur de Pourceaugnac. (G.A.)

3 – Le roi de Prusse. (G.A.)

4 – La lettre précédente. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 26 de Mai 1768.

 

 

          J’ai reçu, mon cher et illustre maître, le poème et la relation (1) que M. de Laborde m’a envoyés de la part du jeune Franc-Comtois, qui me paraît avoir son franc-parler sur les sottises de la taupinière de Calvin et les atrocités du tigre aux yeux de veau (2). Ce Franc-Comtois peut, en toute sûreté, tomber sur le janséniste apostat, sans avoir à redouter les protecteurs dont il se vante, et qui sont un peu honteux d’avoir si mal choisi. On donne l’aumône à un gueux, et on trouve très bon qu’un autre lui donne les étrivières quand il est insolent. M. le comte de Rochefort n’est point à Paris ; il est actuellement dans les terres de madame sa mère, avec sa femme ; je crois qu’ils ne tarderont pas à revenir. Votre ancien disciple vient encore de m’écrire une assez bonne lettre (3) sur l’excommunication du duc de Parme (4). Il me mande que si l’excommunication s’étend jusqu’ici, les philosophes en profiteront ; que je deviendrai premier aumônier ; que Diderot confessera le duc de Choiseul, et Marmontel le dauphin ; que j’aurai la feuille des bénéfices, et que je vous ferai archevêque de Paris ou de Lyon, comme il vous plaira : ainsi soit-il. Que dites-vous de l’expédition de Corse ? n’avez-vous point peur qu’il n’en résulte une guerre dont l’Europe n’a pas besoin, et nous moins que personne ? Que dites-vous du train que fait Wilkes (5) en Angleterre ? Il me semble que le despotisme n’a pas plus beau jeu dans ce pays-là que la superstition. Adieu, mon cher et illustre maître ; le ciel vous tienne en joie et en santé ! je vous embrasse comme je vous aime, c’est-à-dire ex-toto corde et animo.

 

 

1 – Voyez aux POÈMES, la Guerre civile de Genève, et, la Relation de la mort du chevalier La Barre, dont on avait fait une nouvelle édition. (G.A.)

2 – Toujours Pasquier. (G.A.)

3 – 7 Mai 1768. (G.A.)

4 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXIX. (G.A.)

5 – Fameux pamphlétaire, exclu trois fois de la chambre des communes. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 31 de Mai 1768.

 

 

          Je profite, mon cher et illustre maître, d’une occasion qui se présente pour vous écrire autrement que par la poste, et pour vous parler à cœur ouvert. Je sais que vous vous plaignez de vos amis et des discours qu’ils ont tenus, dites-vous, ou du moins laissé tenir sur la cérémonie que vous avez cru devoir faire le jour de Pâques dernier. Je ne sais pas s’il en est quelqu’un parmi eux qui l’ait blâmée hautement ; il est au moins bien certain que je ne suis pas de ce nombre, mais il ne l’est pas moins que je ne saurais l’approuver dans la situation où vous êtes. Peut-être ai-je tort ; car enfin vous savez mieux que moi les raisons qui vous ont déterminé ; mais je ne puis m’empêcher de vous demander si vous avez bien réfléchi à cette démarche. Vous savez la rage que les dévots ont contre vous ; vous savez qu’ils vous attribuent, sans preuve, à la vérité, mais avec affirmation, toutes les brochures qui paraissent contre leur idole. Ils sont bien persuadés que vous en avez juré la ruine, et craignent même que vous ne réussissiez. Vous pouvez juger s’ils vous haïssent, et s’ils sont disposés à chercher les occasions de vous nuire ! Avez-vous cru leur faire prendre le change par le parti que vous avez pris ? La plupart font leurs pâques sans y croire ; ils ne vous croient point certainement plus imbécile qu’eux, et ne regardent les vôtres que comme un scandale de plus : c’est ainsi qu’ils s’en expliquent. Ils sont fâchés que le roi ne fasse pas les siennes (1) ; mais c’est parce qu’ils espèrent qu’il les fera un jour de bonne foi ; et que lui diront-ils alors de l’espèce de profanation qu’ils vous attribuent. J’ai donc bien peur, mon cher ami que vous n’ayez rien gagné à cette comédie, peut-être dangereuse pour vous. On dit que l’évêque d’Annecy vous a écrit à ce sujet une lettre insolente et fanatique (2) ; si cet évêque n’était pas un polisson de Savoyard, il vous aurait peut-être fait beaucoup de mal. Quoi qu’il en soit, croyez, mon cher maître, encore une fois, que l’amitié seule m’engage à vous dire ce que je pense sur cet article, que je n’en ai parlé aussi franchement qu’à vous seul, et que je ne tiens point le même discours aux indifférents. Quand vous feriez vos pâques tous les jours, je ne vous en serais pas moins attaché comme au soutien de la philosophie et à l’honneur des lettres. Sur ce, je vous demande votre bénédiction, et surtout votre amitié, en vous embrassant de tout mon cœur.

 

 

1 – Louis XV ne les faisait pas, parce qu’il se sentait en état de péché mortel. (G.A.)

2 – Ou plutôt, trois lettres. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

Du 15 de Juin 1768.

 

 

          Mon cher maître, mon cher confrère, mon cher ami, avez-vous lu une brochure qui a pour titre, Examen de l’histoire de Henri IV, par M. de Buri (1) ? Cet homme semble avoir pris pour devise :

 

Tros Rutulusve fuat ;

 

je ne parle point de Buri, qui n’en vaut pas la peine, mais de son critique. Il ne vous a pas même épargné : il prétend que vous avez écrit l’histoire en poète, et que nous n’avons pas un seul historien. A ces deux sottises près, il me semble que cet ouvrage contient des vérités utiles, mais un peu dangereuses pour celui qui les a dites. Ce qui me console, c’est qu’on ne vous attribuera pas ce livre-là, puisque l’auteur ne vous épargne pas plus que les autres. Avez-vous lu la Profession de foi des théistes (2), adressée au roi de Prusse ? Cet ouvrage m’a fait plaisir. Si on s’avise de dire qu’il est de vous, il faudra répondre à cette sottise comme on a fait à tant d’autres, et comme le capucin Valérien répondait aux jésuites, Mentiris impudentissimè. A propos de cet ouvrage et des autres de la même espèce, il me semble qu’on n’a pas fait assez d’attention au chapitre IX d’Esther, qui contient une négociation curieuse de cette princesse avec son imbécile mari, pour exterminer les sujets dudit prince imbécile. Je crois que ce chapitre pourrait tenir assez bien sa place dans quelqu’une des brochures que Mars-Michel Rey imprime tous les mois.

 

          On dit, mais je ne saurais le croire, que M. de Choiseul est fort irrité des brocards qu’on lance sur l’apostat La Bletterie. Vous devriez bien lui en dire un mot, et lui faire sentir combien il serait indigne de lui de protéger de pareils hommes. J’avoue que Dieu fait briller son soleil sur les décrotteurs comme sur les rois, mais il n’empêche pas qu’on ne jette de la boue aux décrotteurs insolents.

 

 

Nota benè que c’est un honnête docteur de Sorbonne qui m’a indiqué le neuvième chapitre d’Esther, comme un des endroits les plus édifiants de l’histoire charmante du peuple juif.

 

          Adieu, mon cher ami ; je vous écris au chevet du lit de votre ami Damilaville, qui souffre comme un diable d’une sciatique. Je ne sais pourquoi ce meilleur des mondes possibles est infecté de tant de sciatiques, de tant de v….., et surtout de tant de sottises. Vale et me ama. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Cet Examen, publié sous le nom du marquis de B** (Belestat), fut attribué à La Beaumelle. Voy. T. v, l’article XVIII des Fragments sur l’histoire. (G.A.)

2 – Voyez, aux Sermons et homélies. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

2 de Septembre 1768.

 

 

          Comment donc ! il y avait de très beaux vers dans la pièce de La Harpe (1) ; le sujet même en était très intéressant pour les philosophes ; longue et monotone ? d’accord ; mais celle du couronné (2) est-elle polytone ? En un mot, il nous faut des philosophes ; tâchez donc que ce M. de Langeac le soit.

 

          Je suis, mon cher ami, aussi malingre que Damilaville, et j’ai d’ailleurs trente ans plus que lui. Il est vrai que j’ai voulu tromper mes douleurs par un travail un peu forcé, et je n’en suis pas mieux. Est-il vrai que notre doyen d’Olivet a essuyé une apoplexie ? je m’y intéresse. L’abbé d’Olivet est un bon homme, et je l’ai toujours aimé. D’ailleurs il a été mon préfet (3) dans le temps qu’il y avait des jésuites. Savez-vous que j’ai vu passer le père Letellier et le père Bourdaloue, moi qui vous parle ?

 

          Vous me demandez de ces rogatons imprimés à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, et débités à Genève chez Chirol ; mais comment, s’il vous plaît, voulez-vous que je les envoie ? par quelle adresse sûre, sous quelle enveloppe privilégiée ? Qui veut la fin donne les moyens, et vous n’avez aucun moyen. Je me servais quelquefois de M. Damilaville, et encore fallait-il bien des détours ; mais il n’a plus son bureau (4) ; le commerce philosophique est interrompu. Si vous voulez être servi, dites-moi donc comment il faut que je vous serve.

 

          J’écrivis, il y a quelques jours, une lettre à Damilaville, qui était autant pour vous que pour lui. J’exprimais ma juste douleur de voir que le traducteur de Lucrèce (5) adopte encore la prétendue création d’anguilles, avec du blé ergoté et du jus de mouton (6). Il est bien plaisant que cette chimère d’un jésuite irlandais, nommé Needham, puisse encore séduire quelques physiciens. Notre nation est trop ridicule. Buffon s’est décrédité à jamais avec ses molécules organiques fondées sur la prétendue expérience d’un malheureux jésuite. Je ne vois partout que des extravagances, des systèmes de Cyrano de Bergerac, dans un style obscur ou ampoulé. En vérité, il n’y a que vous qui ayez le sens commun. Je relisais hier la Destruction des jésuites ; je suis toujours de mon avis ; je ne connais point d’ouvrage où il y ait plus d’esprit et de raison.

 

          A propos, quand je vous dis que j’ai écrit à frère Damilaville, j’ignore s’il a reçu ma lettre, car elle était sous l’enveloppe du bureau où il ne travaille plus. Informez-vous-en, je vous prie, dites-lui combien je l’aime, et combien je souffre de ses maux (7). Il doit être content, et vous aussi, du mépris où l’inf….. est tombée chez tous les honnêtes gens de l’Europe. C’était tout ce qu’on voulait et tout ce qui était nécessaire. On n’a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes ; c’est le partage des apôtres. Il est vrai qu’il y a des gens qui ont risqué le martyre comme eux ; mais Dieu en a eu pitié. Aimez-moi, car je vous aime, mon très cher philosophe, et je vous rends assurément toute la justice qui vous est due.

 

 

1 – Les Avantages de la philosophie. (G.A.)

2 – Lettre d’un fils parvenu à son père laboureur, par l’abbé de Langeac. (G.A.)

3 – Au collège de Clermont (Louis-le-Grand). (G.A.)

4 – Il avait été au bureau du vingtième. (G.A.)

5 – Lagrange, mort en 1775. (G.A.)

6 – Voyez les Singularités de la nature. (G.A.)

7 – Il se mourait de la syphilis. (G.A.)

 

 

 

 

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