LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 5

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LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 5

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LE PHILOSOPHE IGNORANT

 

 

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VINGT-CINQUIÈME QUESTION.

 

 

Absurdités.

 

 

 

 

          Voilà bien des voyages dans des terres inconnues ; ce n’est rien encore. Je me trouve comme un homme qui, ayant erré sur l’Océan, et apercevant les îles Maldives dont la mer Indienne est semée, veut les visiter toutes. Mon grand voyage ne m’a rien valu ; voyons si je ferai quelque gain dans l’observation de ces petites îles, qui ne semblent servir qu’à embarrasser la route.

 

          Il y a une centaine de cours de philosophie où l’on m’explique des choses dont personne ne peut avoir la moindre notion. Celui-ci veut me faire comprendre la Trinité par la physique ; il me dit qu’elle ressemble aux trois dimensions de la matière. Je le laisse dire, et je passe vite. Celui-là prétend me faire toucher au doigt la transsubstantiation, en me montrant, par les lois du mouvement, comment un accident peut exister sans sujets, et comment un même corps peut être en deux endroits à la fois. Je me bouche les oreilles, et je passe plus vite encore.

 

          Pascal, Blaise Pascal lui-même, l’auteur des Lettres provinciales, profère ces paroles : « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini et sans parties ? Je veux donc vous faire voir une chose indivisible et infinie ; c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux, tout entier dans chaque endroit. »

 

          Un point mathématique qui se meut ! juste ciel ! un point qui n’existe que dans la tête du géomètre, qui est partout et en même temps, et qui a une vitesse infinie, comme si la vitesse infinie actuelle pouvait exister ! Chaque mot est une folie, et c’est un grand homme qui a dit ces folies !

 

          Votre âme est simple, incorporelle, intangible, me dit cet autre ; et comme aucun corps ne peut la toucher, je vais vous prouver par la physique d’Albert-le-Grand qu’elle sera brûlée physiquement si vous n’êtes pas de mon avis ; et voici comme je vous le prouve à priori, en fortifiant Albert par les syllogismes d’Abelli (1). Je lui réponds que je n’entends pas son à priori ; que je trouve son compliment très dur ; que la révélation, dont il ne s’agit pas entre nous, peut seule m’apprendre une chose si incompréhensible ; que je lui permets de n’être pas de mon avis, sans lui faire aucune menace ; et je m’éloigne de lui, de peur qu’il ne me joue un mauvais tour, car cet homme me paraît bien méchant.

 

          Une foule de sophistes de tous pays et de toutes sectes m’accable d’arguments inintelligibles sur la nature des choses, sur la mienne, sur mon état passé, présent, et futur. Si on leur parle de manger et de boire, de vêtement, de logement, des denrées nécessaires, de l’argent avec lequel on se les procure, tous s’entendent à merveille ; s’il y a quelques pistoles à gagner, chacun d’eux s’empresse, personne ne se trompe d’un denier ; et quand il s’agit de tout notre être ils n’ont pas une idée nette ; le sens commun les abandonne. De là je reviens à ma première conclusion (question IV) ; que ce qui ne peut être d’un usage universel, ce qui n’est pas à la portée du commun des hommes, ce qui n’est pas entendu par ceux qui ont le plus exercé leur faculté de penser, n’est pas nécessaire au genre humain.

 

 

1 – Théologien français, 1603 – 1691, auteur de la Moelle théologique. (G.A.)

 

 

 

 

 

VINGT-SIXIÈME QUESTION.

 

 

Du meilleur des mondes.

 

 

(1)

 

 

 

          En courant de tous côtés pour m’instruire, je rencontrai des disciples de Platon. Venez avec nous, me dit l’un d’eux (2) ; vous êtes dans le meilleur des mondes ; nous avons bien surpassé notre maître. Il n’y avait de son temps que cinq mondes possibles, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers ; mais actuellement qu’il y a une infinité d’univers possibles, Dieu a choisi le meilleur ; venez, et vous vous en trouverez bien. Je lui répondis humblement : Les mondes que Dieu pouvait créer étaient ou meilleurs, ou parfaitement égaux, ou pires ; il ne pouvait prendre le pire ; ceux qui étaient égaux, supposé qu’il y en eût, ne valaient pas la préférence ; ils étaient entièrement les mêmes : on n’a pu choisir entre eux : prendre l’un c’est prendre l’autre. Il était donc impossible qu’il ne prît pas le meilleur. Mais comment les autres étaient-ils possibles, quand il était impossible qu’ils existassent ?

 

          Il me fit de très belles distinctions, assurant toujours, sans s’entendre, que ce monde-ci est le meilleur de tous les mondes réellement impossibles. Mais me sentant alors tourmenté de la pierre, et souffrant des douleurs insupportables, les citoyens du meilleur des mondes me conduisirent à l’hôpital voisin. Chemin faisant, deux de ces bienheureux habitants furent enlevés par des créatures, leurs semblables : on les chargea de fers, l’un pour quelques dettes, l’autre sur un simple soupçon. Je ne sais pas si je fus conduit dans le meilleur des hôpitaux possibles ; mais je fus entassé avec deux ou trois mille misérables qui souffraient comme moi. Il y avait là plusieurs défenseurs de la patrie qui m’apprirent qu’ils avaient été trépanés et disséqués vivants ; qu’on leur avait coupé des bras, des jambes, et que plusieurs milliers de leurs généreux compatriotes avaient été massacrés dans l’une des trente batailles données dans la dernière guerre, qui est environ la cent millième guerre depuis que nous connaissons des guerres. On voyait aussi, dans cette maison, environ mille personnes des deux sexes, qui ressemblaient à des spectres hideux et qu’on frottait d’un certain métal, parce qu’ils avaient suivi la loi de la nature, et parce que la nature avait, je ne sais comment, pris la précaution d’empoisonner en eux la source de la vie. Je remerciai mes deux conducteurs.

 

          Quand on m’eut plongé un fer bien tranchant dans la vessie, et qu’on eut tiré quelques pierres de cette carrière ; quand je fus guéri, et qu’il ne me resta plus que quelques incommodités douloureuses pour le reste de mes jours, je fis mes représentations à mes guides ; je pris la liberté de leur dire qu’il y avait du bon dans ce monde, puisqu’on m’avait tiré quatre cailloux du sein de mes entrailles déchirées, mais que j’aurais encore mieux aimé que les vessies eussent été des lanternes, que non pas qu’elles fussent des carrières. Je leur parlai des calamités et des crimes innombrables qui couvrent cet excellent monde. Le plus intrépide d’entre eux, qui était un Allemand (3), mon compatriote, m’apprit que tout cela n’est qu’une bagatelle.

 

          Ce fut, dit-il, une grande faveur du ciel envers le genre humain, que Tarquin violât Lucrèce, et que Lucrèce se poignardât, parce qu’on chassa les tyrans, et que le viol, le suicide, et la guerre, établirent une république qui fit le bonheur des peuples conquis. J’eus peine à convenir de ce bonheur. Je ne conçus pas d’abord quelle était la félicité des Gaulois et des Espagnols, dont on dit que César fit périr trois millions. Les dévastations et les rapines me parurent aussi quelque chose de désagréable ; mais le défenseur de l’optimisme n’en démordit point ; il me disait toujours comme le geôlier (4) de don Carlos : Paix, paix, c’est pour votre bien. Enfin, étant poussé à bout, il me dit qu’il ne fallait pas prendre garde à ce globule de la terre, où tout va de travers, mais que dans l’Etoile de Sirius, dans Orion, dans l’œil du Taureau, et ailleurs, tout est parfait. Allons-y donc, lui dis-je.

 

          Un petit théologien me tira alors par le bras ; il me confia que ces gens-là étaient des rêveurs, qu’il n’était point du tout nécessaire qu’il y eût du mal sur la terre, qu’elle avait été formée exprès pour qu’il n’y eût jamais que du bien. Et pour vous le prouver, sachez, me dit-il, que les choses se passèrent ainsi autrefois pendant dix ou douze jours (5). Hélas ! lui répondis-je, c’est bien dommage, mon révérend père, que cela n’ait pas continué.

 

 

1 – Ce paragraphe composa l’art. MONDE, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1772.  On retrouve ici tout entier l’auteur de Candide. (G.A.)

2 – Malebranche. (G.A.)

3 – Leibnitz. (G.A.)

4 – Ou plutôt le bourreau. (G.A.)

5 – Il s’agit de la légende du paradis terrestre. (G.A.)

 

 

 

 

 

VINGT-SEPTIÈME QUESTION.

 

 

Des monades, etc.

 

 

(1)

 

 

 

          Le même Allemand se ressaisit alors de moi ; il m’endoctrina, m’apprit clairement ce que c’est que mon âme. Tout est composé de monades dans la nature ; votre âme est une monade ; et comme elle a des rapports avec toutes les autres monades du monde, elle a nécessairement des idées de tout ce qui s’y passe ; ces idées sont confuses, ce qui est très utile ; et votre monade, ainsi que la mienne, est un miroir concentré de cet univers.

 

          Mais ne croyez pas que vous agissiez en conséquence de vos pensées. Il y a une harmonie préétablie entre la monade de votre âme et toutes les monades de votre corps, de façon que, quand votre âme a une idée, votre corps a une action, sans que l’une soit la suite de l’autre. Ce sont deux pendules qui vont ensemble ; ou, si vous voulez, cela ressemble à un homme qui prêche tandis qu’un autre fait des gestes. Vous concevez aisément qu’il faut que cela soit ainsi dans le meilleur des mondes. Car ….. (2)

 

 

1 – Encore le système de Libnetz. (G.A.)

2 – Ce qu’on appelle le système des monades est, à plusieurs égards, la manière la plus simple de concevoir une grande partie des phénomènes que nous présente l’observation des êtres sensibles et intelligents. En supposant, en effet, à tous les êtres une égale capacité d’avoir des idées, en faisant dépendre toute la différence entre eux de leurs rapports avec les autres objets, on conçoit très bien comment il peut se produire à chaque instant un grand nombre d’êtres nouveaux, ayant la conscience distincte du moi ; comment ce sentiment peut cesser d’exister sans que rien soit anéanti, se réveiller après avoir été suspendu pendant des intervalles plus ou moins longs, etc. (K.)

 

 

 

 

 

VINGT-HUITIÈME QUESTION.

 

 

Des formes plastiques.

 

 

 

 

          Comme je ne comprenais rien du tout à ces admirables idées, un Anglais, nommé Cudworth (1), s’aperçut de mon ignorance, à mes yeux fixes, à mon embarras, à ma tête baissée. Ces idées, me dit-il, vous semblent profondes, parce qu’elles sont creuses : je vais vous apprendre nettement comment la nature agit. Premièrement, il y a la nature en général, ensuite il y a des natures plastiques qui forment tous les animaux et toutes les plantes ; vous entendez-bien ? – Pas un mot, monsieur. – Continuons donc.

 

          Une nature plastique n’est pas une faculté du corps, c’est une substance immatérielle qui agit sans savoir ce qu’elle fait, qui est entièrement aveugle, qui ne sent, ni ne raisonne, ni ne végète ; mais la tulipe a sa forme plastique qui la fait végéter ; le chien a sa forme plastique qui le fait aller à la chasse, et l’homme a la sienne qui le fait raisonner. Ces formes sont les agents immédiats de la Divinité, il n’y a point de ministres plus fidèles au monde ; car elles donnent tout, et ne retiennent rien pour elles. Vous voyez bien que ce sont là les vrais principes des choses, et que les natures plastiques valent bien l’harmonie préétablie et les monades, qui sont les miroirs concentrés de l’univers. Je lui avouai que l’un valait bien l’autre.

 

 

1 – Né en 1617, mort en 1688 ; auteur du Vrai système intellectuel de l’univers, et d’un traité Sur la nature éternelle et immuable de la morale. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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