LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 6

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

LE PHILOSOPHE IGNORANT

 

 

______________

 

 

 

VINGT-NEUVIÈME QUESTION.

 

 

De Locke.

 

 

 

 

          Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d’avoir cherché tant de vérités, et d’avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l’enfant prodigue qui retourne chez son père ; je me suis rejeté entre les bras d’un homme modeste, qui ne feint jamais de savoir ce qu’il ne sait pas ; qui, à la vérité, ne possède pas des richesses immenses, mais dont les fonds sont bien assurés, et qui jouit du bien le plus solide sans aucune ostentation. Il me confirme dans l’opinion que j’ai toujours eue, que rien n’entre dans notre entendement que par nos sens ;

 

          Qu’il n’y a point de notions innées ;

 

          Que nous ne pouvons avoir l’idée ni d’un espace infini, ni d’un nombre infini ;

 

          Que je ne pense pas toujours, et que par conséquent la pensée n’est pas l’essence, mais l’action de mon entendement (1) ;

 

          Que je suis libre quand je peux faire ce que je veux ;

 

          Que cette liberté ne peut consister dans ma volonté, puisque, lorsque je demeure volontairement dans ma chambre, dont la porte est fermée, et dont je n’ai pas la clef, je n’ai pas la liberté d’en sortir ; puisque je souffre quand je veux ne pas souffrir ; puisque très souvent je ne peux rappeler mes idées quand je veux les rappeler ;

 

          Qu’il est donc absurde au fond de dire, la volonté est libre, puisqu’il est absurde de dire, je veux vouloir cette chose ; car c’est précisément comme si on disait, je désire de la désirer, je crains de la craindre : qu’enfin la volonté n’est pas plus libre qu’elle n’est bleue ou carré (voyez la question XIII) ;

 

          Que je ne puis vouloir qu’en conséquence des idées reçues dans mon cerveau ; que je suis nécessité à me déterminer en conséquence de ces idées, puisque sans cela je me déterminerais sans raison, et qu’il y aurait un effet sans cause ;

 

          Que je ne puis avoir une idée positive de l’infini, puisque je suis très fini ;

 

          Que je ne puis connaître aucune substance, parce que je ne puis avoir d’idées que de leurs qualités, et que mille qualités d’une chose ne peuvent me faire connaître la nature intime de cette chose, qui peut avoir cent mille autres qualités ignorées ;

 

          Que je ne suis la même personne qu’autant que j’ai de la mémoire, et le sentiment de ma mémoire ; car n’ayant pas la moindre partie du corps qui m’appartenait dans mon enfance, et n’ayant pas le moindre souvenir des idées qui m’ont affecté à cet âge, il est clair que je ne suis pas plus ce même enfant que je ne suis Confucius ou Zoroastre. Je suis réputé la même personne par ceux qui m’ont vu croître, et qui ont toujours demeuré avec moi ; mais je n’ai en aucune façon la même existence ; je ne suis plus l’ancien moi-même ; je suis une nouvelle identité, et de là quelles singulières conséquences !

 

          Qu’enfin, conformément à la profonde ignorance dont je me suis convaincu sur les principes des choses, il est impossible que je puisse connaître quelles sont les substances auxquelles Dieu daigne accorder le don de sentir et de penser. En effet, y-a-t-il des substances dont l’essence soit de penser, qui pensent toujours, et qui pensent par elles-mêmes ? En ce cas ces substances, quelles qu’elles soient, sont des dieux ; car elles n’ont nul besoin de l’Etre éternel et formateur, puisqu’elles ont leurs essences sans lui, puisqu’elles pensent sans lui.

 

          Secondement, si l’Etre éternel fait le don de sentir et de penser à des êtres, il leur a donné ce qui ne leur appartenait pas essentiellement ; il a donc pu donner cette faculté à tout être, quel qu’il soit.

 

          Troisièmement, nous ne connaissons aucun être à fond ; donc il est impossible que nous sachions si un être est incapable ou non de recevoir le sentiment et la pensée. Les mots de matière et d’esprit ne sont que des mots, nous n’avons nulle notion complète de ces deux choses ; donc au fond il y a autant de témérité à dire qu’un corps organisé par Dieu même ne peut recevoir la pensée de Dieu même, qu’il serait ridicule de dire que l’esprit ne peut penser.

 

          Quatrièmement, je suppose qu’il y ait des substances purement spirituelles qui n’aient jamais eu l’idée de la matière et du mouvement, seront-elles bien reçues à nier que la matière et le mouvement puissent exister ?

 

          Je suppose que la savante congrégation qui condamna Galilée comme impie et comme absurde, pour avoir démontré le mouvement de la terre autour du soleil, eût eu quelque connaissance des idées du chancelier Bacon, qui proposait d’examiner si l’attraction est donnée à la matière ; je suppose que le rapporteur de ce tribunal eût remontré à ces graves personnages qu’il y avait des gens assez fous en Angleterre pour soupçonner que Dieu pouvait donner à toute la matière, depuis Saturne jusqu’à notre petit tas de boue, une tendance vers un centre, une attraction, une gravitation, laquelle serait absolument indépendante de toute impulsion, puisque l’impulsion donnée par un fluide en mouvement agit en raison des surfaces, et que cette gravitation agit en raison des solides. Ne voyez-vous pas ces juges de la raison humaine, et de Dieu même, dicter aussitôt leurs arrêts, anathématiser cette gravitation que Newton a démontrée depuis ; prononcer que cela est impossible à Dieu, et déclarer que la gravitation vers un centre est un blasphème ? Je suis coupable, ce me semble, de la même témérité, quand j’ose assurer que Dieu ne peut faire sentir et penser un être organisé quelconque.

 

          Cinquièmement, je ne puis douter que Dieu n’ait accordé des sensations, de la mémoire, et par conséquent des idées, à la matière organisée dans les animaux (2). Pourquoi donc nierai-je qu’il puisse faire le même présent à d’autres animaux ? On l’a déjà dit, la difficulté consiste moins à savoir si la matière organisée peut penser, qu’à savoir comment un être, quel qu’il soit, pense.

 

          La pensée a quelque chose de divin ; oui sans doute, et c’est pour cela que je ne saurai jamais ce que c’est que l’être pensant. Le principe du mouvement est divin, et je ne saurai jamais la cause de ce mouvement dont tous mes membres exécutent les lois.

 

          L’enfant d’Aristote, étant en nourrice, attirait dans sa bouche le téton qu’il suçait, en formant précisément avec sa langue, qu’il retirait, une machine pneumatique, en pompant l’air, en formant du vide, tandis que son père ne savait rien de tout cela, et disait au hasard que la nature abhorre le vide.

 

          L’enfant d’Hippocrate, à l’âge de quatre ans, prouvait la circulation du sang en passant son doigt sur sa main, et Hippocrate ne savait pas que le sang circulât.

 

          Nous sommes ces enfants, tous tant que nous sommes ; nous opérons des choses admirables, et aucun des philosophes ne sait comment elles s’opèrent.

 

          Sixièmement, voilà les raisons, ou plutôt les doutes que me fournit ma faculté intellectuelle sur l’assertion modeste de Locke. Je ne dis point, encore une fois, que c’est la matière qui pense en nous ; je dis avec lui qu’il ne nous appartient pas de prononcer qu’il soit impossible à Dieu de faire penser la matière, qu’il est absurde de le prononcer, et que ce n’est pas à des vers de terre à borner la puissance de l’Etre suprême.

 

          Septièmement, j’ajoute que cette question est absolument étrangère à la morale, parce que, soit que la matière puisse penser ou non, quiconque pense doit être juste, parce que l’atome à qui Dieu aura donné la pensée peut mériter ou démériter, être puni ou récompensé, et durer éternellement, aussi bien que l’être inconnu appelé autrefois souffle et aujourd’hui esprit, dont nous avons encore moins de notion que d’un atome.

 

          Je sais bien que ceux qui ont cru que l’être nommé souffle  pouvait seul être susceptible de sentir et de penser, ont persécuté ceux qui ont pris le parti du sage Locke (2), et qui n’ont pas osé borner la puissance de Dieu à n’animer que ce souffle. Mais quand l’univers entier croyait que l’âme était un corps léger, un souffle, une substance de feu, aurait-on bien fait de persécuter ceux qui sont venus nous apprendre que l’âme est immatérielle ? Tous les Pères de l’Eglise, qui ont cru l’âme un corps délié, auraient-ils eu raison de persécuter les autres Pères qui ont apporté aux hommes l’idée de l’immatérialité parfaite. Non, sans doute ; car le persécuteur est abominable ; donc ceux qui admettent l’immatérialité parfaite, sans la comprendre, ont dû tolérer ceux qui la rejetaient parce qu’ils ne la comprenaient pas. Ceux qui ont refusé à Dieu le pouvoir d’animer l’être inconnu appelé matière, ont dû tolérer aussi ceux qui n’ont pas osé dépouiller Dieu de ce pouvoir ; car il est bien malhonnête de se haïr pour des syllogismes.

 

 

1 – Il n’est pas prouvé que nous ne sentions rien dans le sommeil le plus profond, il est même très vraisemblable que nous avons alors des sensations trop faibles, à la vérité, pour exciter l’attention ou rester dans la mémoire, trop mal ordonnées pour former un système suivi, ou qui puisse se raccorder à celui des idées que nous avons dans l’état de veille. Autrement il faudrait dire que l’attention nous fait sentir ou ne pas sentir les impressions que nous recevons des objets, ce qui serait peut-être encore plus difficile à concevoir. (K.)

 

2 – Les mêmes preuves qui établiraient l’immatérialité de l’âme humaine serviraient à prouver avec la même force l’immatérialité de l’âme des animaux. Aussi cette raison ne peut être apportée que contre les philosophes qui croient que l’âme humaine et celle des animaux sont d’une nature essentiellement différente. (Voyez l’ouvrage intitulé Il faut prendre un parti, § X.) (K.)

 

3 – Entre autres, Voltaire lui-même dans ses LETTRES ANGLAISES. (G.A.)

 

 

 

 

 

TRENTIÈME QUESTION.

 

 

Qu’ai-je appris jusqu’à présent ?

 

 

 

 

          J’ai donc compté avec Locke et avec moi-même, et je me suis trouvé possesseur de quatre ou cinq vérités, dégagé d’une centaine d’erreurs, et chargé d’une immense quantité de doutes. Je me suis dit ensuite à moi-même : Ce peu de vérités que j’ai acquises par ma raison sera entre mes mains un bien stérile, si je n’y puis trouver quelque principe de morale. Il est beau à un aussi chétif animal que l’homme de s’être élevé à la connaissance du maître de la nature ; mais cela ne me servira pas plus que la science de l’algèbre, si je n’en tire quelque règle pour la conduite de ma vie.

 

 

 

 

 

 

TRENTE-ET-UNIÈME QUESTION.

 

 

Y a-t-il une morale ?

 

 

 

 

          Plus j’ai vu des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j’ai remarqué qu’ils ont tous le même fond de morale ; ils ont tous une notion grossière du juste et de l’injuste, sans savoir un mot de théologie ; ils ont tous acquis cette même notion dans l’âge où la raison se déploie, comme ils ont tous acquis naturellement l’art de soulever des fardeaux avec des bâtons, et de passer un ruisseau sur un morceau de bois, sans avoir appris les mathématiques.

 

          Il m’a donc paru que cette idée du juste et de l’injuste leur était nécessaire, puisque tous s’accordaient en ce point dès qu’ils pouvaient agir et raisonner. L’intelligence suprême qui nous a formés a donc voulu qu’il y eût de la justice sur la terre, pour que nous puissions y vivre un certain temps. Il me semble que n’ayant ni instinct pour nous nourrir comme les animaux, ni armes naturelles comme eux, et végétant plusieurs années dans l’imbécillité d’une enfance exposée à tous les dangers, le peu qui serait resté d’hommes échappés aux dents des bêtes féroces, à la faim, à la misère, se seraient occupés à se disputer quelque nourriture et quelques peaux de bêtes, et qu’ils se seraient bientôt détruits comme les enfants du dragon de Cadmus, sitôt qu’ils auraient pu se servir de quelque arme. Du moins il n’y aurait eu aucune société, si les hommes n’avaient conçu l’idée de quelque justice, qui est le lien de toute société.

 

          Comment l’Egyptien qui élevait des pyramides et des obélisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les cabanes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste et de l’injuste, si Dieu n’avait donné de tout temps à l’un et à l’autre cette raison qui, en se développant, leur fait apercevoir les mêmes principes nécessaires, ainsi qu’il leur a donné des organes qui, lorsqu’ils ont atteint le degré de leur énergie, perpétuent nécessairement et de la même façon la race du Scythe et de l’Egyptien ? Je vois une horde (1) barbare, ignorante, superstitieuse, un peuple sanguinaire et usurier, qui n’avait pas même de terme dans son jargon pour signifier la géométrie et l’astronomie ; cependant ce peuple a les mêmes lois fondamentales que le sage Chaldéen qui a connu les routes des astres, et que le Phénicien, plus savant encore, qui s’est servi de la connaissance des astres pour aller fonder des colonies aux bornes de l’hémisphère où l’Océan se confond avec la Méditerranée. Tous ces peuples assurent qu’il faut respecter son père et sa mère ; que le parjure, la calomnie, l’homicide, sont abominables. Ils tirent donc tous les mêmes conséquences du même principe de leur raison développée.

 

 

1 – Le peuple juif. (G.A.)

 

 

 

 

Publié dans Le philosophe ignorant

Commenter cet article