CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 32

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 32

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

A Ferney, 1er Novembre 1765.

 

 

          Je suis très fâché, monsieur, que vous soyez arrivé sitôt à Paris ; j’aurais bien voulu tenir encore chez moi longtemps M. et madame de Florian, et M. de Florianet (1).

 

          Je ne sais si les spectacles ont cessé à Paris, dans la crise dangereuse où se trouve M. le dauphin ; ils doivent du moins être déserts, et le clergé doit suspendre ses querelles, pour ne s’occuper qu’à prier Dieu. Il vaut beaucoup mieux qu’il fasse des prières que des mandements ; les unes seront très bien reçues de Dieu, et les autres fort mal du public. M. Tronchin est parti pour Paris (2) ; nous verrons si on le consultera. Madame d’Harcourt le suit dans un lit dont elle ne sortira point sur la route. Elle est, ainsi que Daumart, un terrible exemple du pouvoir de la médecine.

 

          Je crois que vous ne vous intéressez guère aux affaires de messieurs de Genève. Une grande partie des citoyens est toujours fort aigrie contre les grandes perruques. On s’est assemblé aujourd’hui pour faire des élections ; je n’en sais point encore le résultat. Mon devoir et mon goût sont, ce me semble, de jouer un rôle directement contraire à celui de Jean-Jacques. Jean-Jacques voulait tout brouiller ; et moi, comme bon voisin, je voudrais, s’il était possible, tout concilier. Il y a de part et d’autre des gens de mérite, mais ce sont des mérites incompatibles. Je reçois les uns et les autres de mon mieux ; c’est à quoi je me borne. Il faut tâcher de ne pas ressembler au voisin Robert, qui se trouvait fort mal d’avoir voulu raccommoder Sganarelle et sa femme (3).

 

          Je me flatte que madame de Florian est en bonne santé. J’ai beau faire des allées et des étoiles pour sa sœur, elle ne s’y promène point ; elle a le malheur d’être à la campagne, et de n’en pas jouir ; je fais continuellement avec elle le repas du renard et de la cigogne.

 

          Mes compliments, je vous prie, à votre beau-frère et à votre beau-fils (4). Si vous rencontrez quelque évêque, dites-lui qu’il ne m’excommunie point ; si vous rencontrez quelque conseiller du parlement, dites-lui qu’il ne me brûle point au pied du grand escalier (comme la lettre circulaire de l’évêque de Reims), en présence de maître Dagobert Isabeau (5).

 

          Adieu, monsieur ; je vous embrasse vous et madame votre femme, sans cérémonie, et de tout mon cœur.

 

 

1 – Claris de Florian, alors âgé de dix ans. (G.A.)

2 – Son départ fut ajourné. (G.A.)

3 – Médecin malgré lui, act. Ier, sc. II. (G.A.)

4 – L’abbé Mignot et d’Hornoy. (G.A.)

5 – Voyez le Mandement du révérendissime père en Dieu, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Borde.

 

PREMIER VALET DE CHAMBRE DU ROI.

 

A Ferney, 4 Novembre 1765.

 

 

          Savez-vous, monsieur, combien votre lettre me fait d’honneur et de plaisir ? Voici donc le temps où les morts ressuscitent. On vient de rendre la vie à je ne sais quelle Adélaïde, enterrée depuis plus de trente ans ; vous voulez en faire autant à Pandore ; il ne me manque plus que de me rajeunir : mais M. Tronchin ne fera pas ce miracle, et vous viendrez à bout du vôtre. Pandore n’est pas un bon ouvrage, mais il peut produire un beau spectacle, et une musique variée : il est plein de duo, de trio, et de chœurs ; c’est d’ailleurs un opéra philosophique qui devrait être joué devant Bayle et Diderot ; il s’agit de l’origine du mal moral et du mal physique. Jupiter y joue d’ailleurs un assez indigne rôle ; il ne lui manque que deux tonneaux. Un assez médiocre musicien, nommé Royer, avait fait presque toute la musique (1) de cette pièce bizarre, lorsqu’il s’avisa de mourir. Vous ne ressusciterez pas ce Royer, vous êtes plutôt homme à l’enterrer.

 

          J’avoue, monsieur, qu’on commence à se lasser du récitatif de Lulli, parce qu’on se lasse de tout, parce qu’on sait par cœur cette belle déclamation notée, parce qu’il y a peu d’acteurs qui sachent y mettre de l’âme ; mais cela n’empêche pas que cette déclamation ne soit le ton de la nature et la plus belle expression de notre langue. Ces récits m’ont toujours paru fort supérieurs à la psalmodie italienne ; et je suis comme le sénateur Pococurante (2), qui ne pouvait souffrir un châtré faisant, d’un air gauche, le rôle de César ou de Caton.

 

          L’opéra italien ne vit que d’ariettes et de fredons ; c’est le mérite des Romains d’aujourd’hui ; la grand’messe et les opéras font leur gloire. Ils ont des faiseurs de doubles croches, au lieu de Cicérons et de Virgiles ; leurs voix charmantes ravissent tout un auditoire en a, en e, en i, et en u.

 

          Je suis persuadé, monsieur, qu’en unissant ensemble le mérite français et le mérite italien, autant que le génie de la langue le comporte, et en ne vous bornant pas au vain plaisir de la difficulté surmontée, vous pourrez faire un excellent ouvrage sur un très médiocre canevas. Il y a heureusement peu de récitatif dans les premiers actes ; il paraît même se prêter aisément à être mesuré et coupé par des ariettes.

 

          Au reste, si vous voulez vous amuser à mettre le péché originel en musique, vous sentez bien, monsieur, que vous serez le maître d’arranger le jardin d’Eden tout comme il vous plaira ; coupez, taillez mes bosquets à votre fantaisie, ne vous gênez sur rien. Je ne sais plus quelle dame de la cour, en écrivant en vers au duc d’Orléans régent, mit à la fin de sa lettre :

 

Allongez les trop courts, et rognez les trop longs,

Vous les trouverez tous fort bons.

 

          Vous écourterez donc, monsieur, tout ce qui vous plaira ; vous disposerez de tout. Le poète d’opéra doit être très humblement soumis au musicien ; vous n’aurez qu’à me donner vos ordres, et je les exécuterai comme je pourrai. Il est vrai que je suis vieux et malade, mais je ferai des efforts pour vous plaire, et pour vous mettre bien à votre aise.

 

          Vous me faites un grand plaisir de me dire que vous aimez M. Thomas ; un homme de votre mérite doit sentir le sien. Il a une bien belle imagination guidée par la philosophie ; il pense fortement, il écrit de même. S’il ne voyageait pas actuellement avec Pierre-le-Grand (3), je le prierais d’animer Pandore de ce feu de Prométhée dont il a une si bonne provision ; mais la vôtre vous suffira ; le peu que j’en avais n’est plus que cendres ; soufflez dessus, et vous en ferez peut-être sortir encore quelques étincelles. Si j’avais autant de génie que j’ai de reconnaissance de vos bontés, je ressemblerais à l’auteur d’Armide (4) ou à celui de Castor et Pollux (5).

 

          J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, etc.

 

 

 

 

1 – Voyez la Correspondance en 1754. (G.A.)

2 – Dans Candide. (G.A.)

3 – Thomas faisait son poème épique sur le czar. (G.A.)

4 – Quinault. (G.A.)

5 – Gentil-Bernard. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Novembre 1765.

 

 

          Mon cher frère, je ne suis pas étonné que les petits-maîtres de Paris choquent un peu le bon sens d’un philosophe tel que vous. Vous n’aviez pas besoin de Ferney pour détester les faux airs, la légèreté, la vanité, le mauvais goût. Votre Platon (1) est sans doute revenu avec vous, et vous vous consolerez ensemble de l’importunité des gens frivoles. Le petit nombre des élus sera toujours celui des penseurs.

 

          Je suis trop vieux, et je ne me porte pas assez bien pour aller faire un tour chez les Shavanais ; mais je les respecte et je les aime. Je connaissais déjà la belle harangue de ce peuple vraiment policé aux Anglais de la Nouvelle-Angleterre, qui se disent policés. J’ai déjà même écrit (2) quelque chose à ce sujet qui m’a paru en valoir la peine. Les vrais sauvages sont les ennemis des beaux arts et de la philosophie ; les vrais sauvages sont ceux qui veulent établir deux puissances, les vrais sauvages sont les calomniateurs des gens de lettres. La calomnie mérite bien le nom d’infâme que nous lui avons donné.

 

          Avouez que vous l’avez trouvée bien infâme quand vous avez été témoin de ma vie philosophique et retirée, quand vous avez vu mon église, que je tiens pour aussi jolie, aussi bien recrépie, et aussi bien desservie que celle de Pompignan. Son frère, l’évêque du Puy, m’appelle impie, et voudrait me faire brûler, parce que j’ai trouvé les psaumes de Pompignan mauvais ; cela n’est pas juste, mais la vertu sera toujours persécutée.

 

          Je crois que vous allez donner une nouvelle chaleur à la souscription en faveur des Calas. Les belles actions sont votre véritable emploi. Celui que la fortune vous a donné n’était pas fait pour votre belle âme.

 

          J’ai pris la liberté de supplier l’électeur palatin d’ordonner à son ministre à Paris de souscrire pour plusieurs exemplaires ; je vous supplie de vous informer si ses ordres sont exécutés. Il doit y avoir pour environ mille écus de souscriptions à Genève. J’en ai pour ma part quarante-neuf qui ont payé, et cinq qui n’ont pas payé. Vous pourrez faire prendre l’argent chez M. Delaleu quand il vous plaira.

 

          M. le comte de La Tour-du-Pin m’écrivit sur-le-champ une lettre digne d’un brave militaire. Il m’ordonna de ne point rendre l’homme en  question, sous quelque prétexte que ce pût être. Voilà comme il en faudrait user avec les persécuteurs de l’abominable espèce que vous connaissez.

 

          On dit que Ce qui plaît aux Dames (3) a eu un grand succès à Fontainebleau. Il ne m’appartient pas, à mon âge, de me rengorger d’avoir fourni le canevas des divertissements de la cour, mais je suis fort aise qu’elle se réjouisse, cela me prouve évidemment que M. le dauphin n’est point en danger comme on le dit.

 

          J’ai peur qu’à la Saint-Martin le parlement et le clergé ne donnent leurs opéras comiques, dont la musique sera probablement fort aigre ; mais la sagesse du roi a déjà calmé tant de querelles de ce genre, que j’espère qu’il dissipera cet orage.

 

          On m’a mandé qu’il paraissait un mandement d’un évêque grec (4) ; je ne sais si c’est une plaisanterie ou une vérité. Il me semble que les Grecs ne sont plus à la mode. Cela était bon du temps de M. et de madame Dacier. Je fais plus de cas des confitures sèches que vous m’avez promis de m’envoyer par la diligence de Lyon ; je crois que les meilleures se trouvent chez Fréret (5), rue des Lombards. Pardon des petites libertés que je prends avec vous, mais vous savez que les dévots aiment les sucreries.

 

          Je peux donc espérer que j’aurai, au mois de janvier, le gros ballot qu’on m’a promis (6). Il me fera passer un hiver bien agréable, mais cet hiver ne vaudra pourtant pas le mois d’été que vous m’avez donné. Il me semble qu’avec cette pacotille je pourrai avoir de quoi vivre sans recourir aux autres marchands, qui ne débitent que des drogues assez inutiles. Je sais fort bien aussi qu’il y a des drogues dans le gros magasin que j’attends, et que tout n’est pas des bons faiseurs, mais le bon l’emportera tellement sur le mauvais, qu’il faudra bien que les plus difficiles soient contents.

 

          Tronchin m’a demandé aujourd’hui des nouvelles de votre gorge  je me flatte que vous m’en apprendrez de bonnes. Ma santé est toujours bien faible, et les pluies dont nous sommes inondés ne la fortifient pas.

 

          Adieu, mon vertueux ami ; soutenez la vertu, confondez la calomnie, et écrasez cette infâme.

 

 

1 – Diderot. (G.A.)

2 – Philosophie de l’histoire, chap. VII. (G.A.)

3 – La Fée Urgèle. (G.A.)

4 – Le Mandement de révérendissime père en Dieu, etc. (G.A.)

5 – Voltaire veut parler de la Lettre de Thrasybule à Lucippe. (G.A.)

6 – Les tomes VIII et suivants de l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise de Florian.

 

7 Novembre 1765.

 

 

          Ma chère nièce, voici un gros paquet que madame la duchesse d’Enville a bien voulu vous faire parvenir (1). Vous y trouverez d’abord une lettre de M. le comte de Schowalow pour M. de Florian, et un paquet pour madame du Deffand, que je vous supplie de lui faire tenir comme vous pourrez, et le plus tôt que vous pourrez.

 

          Je ne sais pas trop quand vous recevrez tout cela, car nous sommes inondés ; les ponts sont emportés, les coches de Lyon se noient dans la rivière d’Inn ; nous voilà séparés du reste du monde, mais je m’aperçois seulement que je suis séparé de vous. Vous m’aviez accoutumé à une vie fort douce.

 

          On ne sait point encore quand M. Tronchin ira s’établir à Paris ; il semble qu’il redoute d’y être consulté sur la maladie de M. le dauphin. Les nouvelles de cette maladie varient tous les jours, mais je m’imagine toujours que le péril n’est pas pressant, puisque les spectacles continuent à Fontainebleau.

 

          Je n’ai point vu mademoiselle Clairon sur la liste des plaisirs : il semble qu’on ait voulu lui faire croire qu’on pouvait se passer d’elle. Vous allez avoir, à la Saint-Martin, l’opéra-comique, le parlement et le clergé. Tout cela sera fort amusant, mais si vous êtes un peu philosophe, vous vous plairez davantage à la conversation de MM. Diderot et Damilaville.

 

          Je ne sais si vous savez que Jean-Jacques Rousseau a été lapidé (2) comme saint Etienne, par des prêtres et des petits garçons de Motiers-Travers. Il me semble qu’on en parlait déjà quand vous étiez dans l’enceinte de nos montagnes ; mais le bruit de ce martyre n’était pas encore confirmé. Heureusement les pierres n’ont pas porté sur lui. Il s’est enfui comme les apôtres, et a secoué la poussière de ses pieds.

 

          Nous verrons si le clergé de France fera lapider les parlements. Il me semble que celui de Paris a perdu son procès au sujet des nonnes de Saint-Cloud, et il faut que le charbonnier soit maître chez lui, surtout quand il a la foi du charbonnier.

 

          Je vous prie, quand il y aura quelque chose de nouveau, de donner au grand-écuyer de Cyrus la charge de votre secrétaire des commandements. Vous ferez une bonne action, dont je vous saurai beaucoup de gré, si vous donnez à dîner à M. de Beaumont le philosophe, le protecteur de l’innocence, et le défenseur des Calas et des Sirven. L’affaire des Sirven me tient au cœur ; elle n’aura pas l’éclat de celle des Calas : il n’y a eu malheureusement personne de roué ; ainsi nous avons besoin que Beaumont répare par son éloquence ce qui manque à la catastrophe. Il faut qu’il fasse un mémoire excellent. Je voudrais bien le voir avant qu’il fût imprimé, et je voudrais surtout que les avocats se défissent un peu du style des avocats.

 

          Adieu, ma chère nièce ; vous devez recevoir ou avoir reçu une lettre de votre sœur. Nous faisons mille compliments à tout ce qui vous entoure, mari, fils, et frère, et nous vous souhaitons autant de plaisir qu’on en peut goûter quand on est détrompé des illusions de Paris.

 

 

1 – Voyez la lettre à madame du Deffand du 20 Novembre. (G.A.)

2 – En septembre. (G.A.)

 

 

 

 

Commenter cet article