POÈME - Précis du cantique des cantiques - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

POÈME - Précis du cantique des cantiques - Partie 1

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PRÉCIS DU CANTIQUE DES CANTIQUES.

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT DE 1759.

 

 

 

______

 

 

 

 

 

          Après avoir donné le Précis de l’Ecclésiaste, qui est l’ouvrage le plus philosophique de l’ancienne Asie, voici le Précis du Cantique des Cantiques : c’est le poème le plus tendre, et même le seul de ce genre, qui nous soit resté de ces temps reculés. Tout y respire une simplicité de mœurs, qui seule rendrait ce petit poème précieux. On y voit même une esquisse de la poésie dramatique des Grecs. Il y a des chœurs de jeunes filles et de jeunes hommes qui se mêlent quelquefois au dialogue des deux personnages. Les deux interlocuteurs sont le Chaton et la Sulamite. Chaton est le mot hébreu qui signifie l’amant ou le fiancé ; la Sulamite est le nom propre de la fiancée. Plusieurs savants hommes ont attribué cet ouvrage à Salomon ; mais on y voit plusieurs versets qui ont fait douter qu’il en puisse être l’auteur (1).

 

          On a rassemblé les principaux traits de ce poème, pour en faire un petit ouvrage régulier qui en conservât tout l’esprit. Les répétitions et le désordre, qui étaient peut-être un mérite dans le style oriental, n’en sont point un dans le nôtre. On s’est abstenu surtout scrupuleusement de toucher aux sublimes et respectables allégories que les plus graves docteurs ont tirées de cet ancien poème, et on s’en est tenu à la simplicité non moins respectable du texte. Nous autres éditeurs, nous ne pouvons donner une idée plus claire de ces choses qu’en imprimant la Lettre de M. Eratou à M. Clocpicre, aumônier de son altesse sérénissime monseigneur le landgrave.

 

 

 

 

LETTRE DE M. ERATOU (1) A M. CLOCPICRE,

AUMONIER DE S.A.S. M. LE LANDGRAVE.

 

 

- 1761 -

 

 

 

 

 

          Monsieur et cher ami, j’apprends avec mépris que le Précis du Cantique des Cantiques a encouru la censure de quelques ignorants qui font les entendus. Ces pauvres gens ont jugé un ouvrage hébreu, qui a environ trois mille ans d’antiquité, comme ils jugeraient un bouquet à Iris, ou une jouissance de l’abbé Tétu, ou une chanson de l’abbé de L’Attaignant, imprimée dans le Mercure galant. Ils ne connaissent que nos petits amours de ruelle, ce qu’on appelle des conquêtes ; ils ne peuvent se faire une idée des temps héroïques ou patriarcaux ; ils s’imaginent que la nature a été au fond de l’Asie ce qu’elle est dans la paroisse de Saint-André des Arts, ou des Arcs, et dans la cour du Palais.

 

          Il faut apprendre à ces pédants petits-maîtres qu’il y a toujours eu une grande différence entre les mœurs des Asiatiques, qui n’ont jamais changé, et celles des badauds de Paris, qui changent tous les jours. Ils doivent se mettre dans la tête que la princesse Nausicaa, fille du roi Alcinoüs, et l’épouse du Cantique des Cantiques, et la naïve parente de Booz, et Lia, et Rachel, n’ont rien de commun avec la femme ou la fille d’un marguillier.

 

          Les chastes amours, la propagation de l’espèce humaine, ne faisaient point rougir ; on ne célébrait point l’adultère en chanson ; on ne mettait point sur un théâtre d’opéra les amours les plus lascifs, avec l’approbation d’un censeur et la permission du lieutenant de police de Jérusalem.

 

          Si les amours respectables de l’époux et de l’épouse commencent par ces mots : « Isaguni minsichot piho kytobem dodeka me yayin : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche, car sa gorge est meilleure que du vin ; » c’est que l’auteur de ce cantique n’était pas né à Paris ; c’est que ni notre galanterie, ni notre esprit critique, ni notre insolence pédantesque, n’étaient pas connus à Hershalaïm, vulgairement nommée Jérusalem.

 

          Vous qui insultez à l’antiquité sans la connaître ; vous qui n’êtes savants que dans la langue de l’opéra de Paris, du barreau de Paris et des brochures de Paris ; vous qui voulez que l’Esprit divin emprunte votre style, osez lire le livre d’Ezéchiel : vous serez scandalisés que Dieu ordonne au prophète de manger son pain couvert d’excréments humains, et qu’ensuite il change cet ordre en celui de manger son pain avec de la fiente de vache. Mais sachez que dans toute l’Arabie-Déserte on mange quelquefois de la bouse de vache, surtout que les plus vils excréments et le bourgeois le plus fier qui achète un office sont absolument égaux aux yeux du Créateur, et même aux yeux du sage ; que rien n’est ni dégoûtant, ni vil, ni odieux devant la sagesse, sinon l’esprit d’ignorance et d’orgueil, qui juge de tout suivant ses petits usages et ses petites idées.

 

          Ceux qui ont osé regarder les expressions naturelles d’un amour légitime comme des expressions profanes, seraient bien étonnés s’ils lisaient le seizième et le vingt-troisième chapitre d’Ezéchiel, qu’ils n’ont jamais lus : ils verront dans le seizième que Dieu même compare Jérusalem à une jeune fille pauvre, malpropre, dégoûtante. « J’ai eu pitié de vous, dit-il ; je vous ai fait croître comme l’herbe des champs. Et ubera tua intumuerunt, et pilys tuus germinavit, et eras nuda… Et transivi per te, et vidi te, et ecce… tempus amantium, et extendi amictum meum super te… et facta es mihi. Et lavavi te qua… Et vestivi te discoloribus… Et ornavi te ornamentis, et dedi armillas… et orquem… Sed habens fiduciam in pulchritudine tua, fornicata es cum omni transeunte. Et fecisti tibi simulacra masculina, et fornicata es cum eis… Et fecisti tibi lupanar, et fornicata es cum vicinis magnarum carnium… Et dona donabas eis ut intrarent ad te undique ad fornicandum (3). »

 

          Le vingt-troisième chapitre est encore beaucoup plus fort. Ce sont les deux sœurs Oolla et Oliba, qui se sont abandonnées aux plus infâmes prostitutions ; Oolla a aimé avec fureur de jeunes officiers et de jeunes magistrats (4) : « Oliba insanivit amore super concubitum eorum qui habent membra asinorum, et sicut fluxus equorum fluxus eorum. »

 

          Vous voyez évidemment que dans ces temps-là on ne faisait point scrupule de découvrir ce que nous voilons, de nommer ce que nous n’osons dire, et d’exprimer les turpitudes par les noms des turpitudes.

 

          D’où vient notre délicatesse ? C’est que plus les mœurs sont dépravées, plus les expressions deviennent mesurées. On croit regagner en paroles ce qu’on a perdu en vertu. La pudeur s’est enfuie des cœurs, et s’est réfugiée sur les lèvres. Les hommes sont enfin parvenus à vivre ensemble sans se dire jamais un seul mot de ce qu’ils sentent et de ce qu’il pensent ; la nature est partout déguisée, tout est un commerce de tromperie.

 

          Rien de plus naturel, de plus ingénu, de plus simple, de plus vrai, que le Cantique des Cantiques ; donc il n’est pas fait pour notre langue, disent ces hypocrites qui lisent l’Aloïsia (5), et qui prennent des airs graves en sortant des lieux que fréquentait Oliba.

 

          La traduction que j’ai faite de cette ancienne églogue hébraïque n’est point indécente ; elle est tendre, elle est noble, elle n’est point recherchée comme celle de Théodore de Bèze :

 

 

Ecce tu bellissima

His columbis præduta

Pætulis ocellulis,

Hinc et inde pendulis

Crispulis cincinnulis.

 

 

          J’ai eu surtout l’attention de ne point traduire les endroits dont l’esprit licencieux de quelques jeunes gens abuse quelquefois. Plusieurs interprètes n’ont fait aucune difficulté de traduire littéralement ce passage : « Misit manum ad foramen, et intremuit venter meus ; » et cet autre : « Absque eo quod intrinsecus latet. »

 

          Calmet même, en adoptant le sens dans lequel saint Jérôme entend ces paroles, ne craint point de les expliquer par ce demi-vers d’Ovide :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  Si qua latent, meliora putat.

 

Métam. I, 502.

 

          Calmet était comptable aux savants des diverses traductions de ces passages. Il devait rappeler les usages anciens de l’Orient. Il n’écrivait ni pour les mauvais plaisants, ni pour les insolents pédants de nos jours ; mais le devoir d’un commentateur et celui d’un poète ne sont pas les mêmes. J’imite, je rédige, et je ne commente pas. J’ai dû retrancher ces images, qui autrefois n’étaient que naïves, et peuvent aujourd’hui paraître trop hardies.

 

          Je n’ai donc rendu que les idées tendres ; j’ai supprimé celles qui vont plus loin que la tendresse, et qui peuvent paraître trop physiques ; de même que j’ai adouci, dans l’Ecclésiaste, ce qui pouvait paraître d’une métaphysique trop dure. Ceux qui me reprochent d’avoir supprimé les choses hardies n’ont pas fait assez d’attention au temps présent ; et ceux qui me reprochent d’avoir fidèlement exprimé les autres n’ont aucune connaissance des temps passés.

 

          En un mot, l’esprit du texte est entièrement conservé dans mon ouvrage. C’est ainsi que les princes de l’Eglise de Rome en ont jugé ; et leur approbation a un peu plus de poids que les censures de quelques laïques qui n’entendent ni l’hébreu ni le grec, qui savent très peu de latin, parlent très mal français, et se mêlent toujours de dire leur avis sur ce qui ne les regarde point.

 

 

 

 

 

 

1 – Le Cantique des Cantiques date de l’exil, comme l’Ecclésiaste remonte tout au plus à l’époque persane. (G.A.)

 

2 – Eratou est l’anagramme d’Arouet, nom de Voltaire. Cette lettre parut en 1761, dans l’édition faite par Cramer. (G.A.)

 

3 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article EZÉCHIEL, et la Bible expliquée. (G.A.)

 

4 – Ouvrage obscène traduit sous le nom de Bibliothèque des Dames. (G.A.)

 

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