CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 26

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à M. Damilaville.

 

26 Juillet 1764.

 

 

          On dit frère Protagoras malade : Dieu nous le conserve, mon cher frère ! car sans lui et frère Platon, que deviendraient les initiés ?

 

          Faudra-t-il donc que je meure sans avoir vu les derniers tomes de cette Encyclopédie (1) dont j’attends mon salut ? Dieu veuille que ces derniers tomes soient cent fois plus forts que les premiers : C’est ainsi qu’il faut répondre aux persécuteurs.

 

          On en est en Hollande à la troisième édition de la Tolérance ; cela prouve qu’on est plus raisonnable en Hollande qu’à Paris. Par quelle fatalité craint-on toujours la raison dans votre pays ? Est-ce parce que les Welches ne sont pas faits pour elle ? ou est-ce parce qu’ils la saisiraient avec trop d’empressement ? Que nos frères de Paris se consolent au moins par les progrès que fait la vérité dans les pays étrangers ; ils sont prodigieux. Presque tous les juifs portugais répandus en Hollande et en Angleterre sont convertis à la raison : c’est un grand pas, comme vous savez, mon cher frère, vers le christianisme. Pourquoi donc tant craindre la raison chez les Welches ? O pauvres Welches ! ne serez-vous célèbres en Europe que par l’Opéra-Comique ?

 

          M. Panckoucke est tout effaré de ce qu’une partie de sa lettre a couru ; il dit qu’il la désavouera (2). J’ai la lettre signée de sa main, et je la ferai contrôler comme un billet au porteur. Ce que j’ai, je crois, de meilleur à faire, c’est de vous envoyer l’original. Vous verrez qu’on ne l’a point falsifié, et vous serez à portée de convaincre les incrédules pièces en main.

 

          Mon cher frère aura dans quinze jours un petit paquet qu’un Génevois venu d’Angleterre lui apportera. Je suis bien malade, mais je combats jusqu’au dernier moment pour la bonne cause. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Ils ne parurent qu’en 1765. (G.A.)

2 – Il la désavoua en effet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Juillet 1764 (1).

 

 

          La poste part ; je n’ai que le temps de dire à mon ange que le Portatif (2) n’est point de moi, que je le renie, et que cette affaire empoisonne un peu ma pauvre vieillesse qui était assez plaisante. Mettez-moi plus que jamais à l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez notre Avertissement en tête du Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

Juillet.

 

 

          Votre lettre, monsieur, est pleine de goût et de raison ; vous connaissez votre siècle, et vous le peignez très bien. Les sentiments que vous voulez bien me témoigner me flattent d’autant plus qu’ils partent d’un esprit très éclairé. Vous méritiez d’être l’ami de tous les philosophes, au lieu d’écrire contre les philosophes. Je vous répète encore que j’aurais voulu surtout que vous eussiez épargné M. Diderot ; il a été persécuté et malheureux. C’est une raison qui devrait le rendre cher à tous les gens de lettres.

 

          M. de Marmontel s’est trouvé dans le même cas. C’est contre les délateurs et les hypocrites qu’il faut s’élever, et non pas contre les opprimés. Je pardonne à Guillaume Vadé et à Jérôme Carré de s’être un peu moqués des ennemis de la raison et des lettres ; je trouve même fort bon que quand un évêque (1) fait un libelle impertinent sous le nom d’Instruction pastorale, on tourne monseigneur en ridicule ; mais nous ne devons pas déchirer nos frères. Il me paraît affreux que des gens de la même communion s’acharnent les uns contre les autres. Le sort des gens de lettres est bien cruel : ils se battent ensemble avec les fers dont ils sont chargés. Ce sont des damnés qui se donnent des coups de griffes. Maître Aliboron, dit Fréron, a commencé ce beau combat. Je veux bien que tous les oiseaux donnent des coups de bec à ce hibou, mais je ne voudrais pas qu’ils s’arrachassent les plumes en fondant sur la bête. Le Crevier dont vous avez parlé est un cuistre fanatique, qui a écrit un livre impertinent contre le président de Montesquieu. Tous les gens de bien vous auraient embrassé, si vous n’aviez frappé que de telle canaille. Je ne sais pas comment vous vous tirerez de tout cela, car vous voilà brouillé avec les philosophes et les anti-philosophes. J’ai toujours rendu justice à vos talents ; j’ai toujours souhaité que vous ne prissiez les armes que contre nos ennemis. Je ne peux, il est vrai, vous pardonner d’avoir attaqué mes amis, mais je vous remercie de tout mon cœur des ailes à l’envers que vous avez données à Martin Fréron. Vous voyez que je suis l’homme du monde le plus juste.

 

          Permettez à un pauvre aveugle de supprimer les cérémonies.

 

 

1 – L’archevêque d’Auch. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Ferney, 1er Auguste 1764.

 

 

          Vous devriez engager monseigneur l’électeur à faire venir un livre intitulé les Contes de Guillaume Vadé. On dit qu’il y a des choses assez plaisantes, et qu’il est beaucoup question de Fréron dans cet ouvrage. Réjouissiez-vous tant que vous pourrez, et aimez-moi toujours un peu.

 

 

 

 

 

à M. le professeur Tronchin.

 

Lundi, à quatre heures (1).

 

 

          Mon cher Esculape, il faut que vous ayez le diable au corps  d’imaginer que, dans l’état où je suis, je puisse faire le baladin. Je suis dans mon lit fort malade ; il y a longtemps que je vous le dis. Je me prive depuis quinze jours du plaisir tumultueux d’être à table en grande compagnie ; je n’oppose à mes maux que du régime ; mais il n’a pas encore été peut-être assez sévère ; il le sera, et vous êtes trop éclairé pour me conseiller autre chose. Je tâcherai d’être un petit Cornaro (2). Je vous conjure de dire à M. Tiepolo que ma première sortie sera pour lui.

 

          Vos Hollandais, vos Bordelais peuvent venir admirer madame Denis demain, entre quatre et cinq. Mais où souperont-ils ? où coucheront-ils ? je n’en sais rien. Les acteurs s’en vont aux Délices avec M. le duc de Randan, après la comédie. Moi, je reste au lit et je ferme ma porte. Je trouve très bon que les autres aient du plaisir quand je ne peux en avoir.

 

          Je vous embrasse tendrement, mon très cher Esculape.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Centenaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

4 Auguste 1764.

 

 

          Son altesse électorale, mon cher ami, a la bonté de m’écrire par M. Harold qu’il fera curé notre petit homme (1). Je vous adresse ma réponse à M. Harold, dans laquelle il y a une lettre de remerciement pour monseigneur l’électeur. J’y joins une petite brochure touchant maître Aliboron, dit  Fréron, que j’ai reçue de Paris. J’espère que vous la verrez, et qu’elle vous amusera. Je suis bien vieux et bien malade. Vale.

 

 

1 – Hilspach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

4 Auguste 1764.

 

          Mon cher ami, tout malade que je suis, mon cœur est si pénétré de vos soins obligeants, que je suspens tous mes maux pour vous remercier. Je reçois dans le moment des nouvelles de Montbéliard qui m’obligent de tout suspendre. Je réclamerai vos bontés quand il faudra agir ; mais dans ce moment où rien n’est à craindre, je ne dois pas précipiter une démarche qui déplairait. Je crois que vous entrez dans mes vues ; je me recommande toujours à votre amitié. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Ferney, 6 auguste 1764.

 

 

          Vous êtes plus jeune que moi, madame, puisque vous faites des voyages ; et moi, si j’en faisais, ce ne serait que pour venir vous voir. Vous avez de la santé, et vous la méritez par une sobriété constante et une vie uniforme. Je ne suis pas si sage que vous : aussi j’en suis bien puni. Je regrette comme vous madame de Pompadour, et je suis bien sûr qu’elle ne sera jamais remplacée. Elle aimait à rendre service, et était en état d’en rendre ; mais mon intérêt n’entre pour rien dans les regrets que je donne à sa perte : ayant renoncé à tout, et n’ayant rien à demander, je n’écoute que mon cœur, et je pleure votre amie sans aucun retour sur moi-même.

 

          Si vous êtes à Colmar, madame, je vous prie de faire souvenir de moi M. le premier président votre frère. Je serai peut-être obligé, malgré ma mauvaise santé et ma faiblesse, de faire un tour dans votre Alsace pour quelques arrangements que j’ai à prendre avec M. le duc de Wurtemberg ; mais alors il ne sera que le prétexte, et vous serez la véritable raison de mon voyage. Vous ne sauriez croire quel plaisir j’aurais à m’entretenir avec vous ; nous parlerions du moins du passé pour nous consoler du présent. C’est la ressource des anciens amis. Regardons l’avenir en philosophes, jouissons avec tranquillité du peu de temps qui nous reste. Puissé-je venir philosopher avec vous au Jard ! je ne vous dirais jamais assez combien je vous suis attaché ; je croirais renaître en vous faisant ma cour. Je maudis mille fois l’éloignement des Alpes au Rhin. Adieu, madame, portez-vous bien, et conservez-moi des bontés qui font la consolation de ma vie.

 

 

 

 

 

à M. Vernes.

 

Ferney, 6 Auguste (1).

 

 

          Mon cher prêtre de Baal, Olympie est tout à fait de votre ressort. Il me semble que l’hiérophante est un honnête homme, qui pense à peu près comme vous et qui est fort tolérant. Au reste, chacun peut à son gré jeter Olympie dans le feu ou la sauver ; et moi qui suis très tolérant, je trouve très bon que chacun se réjouisse à sa mode.

 

          Ce n’est point dans le temple qu’Olympie se brûle, mais dans la place qui est au-devant du temple. La fumée gâterait les belles voûtes du sanctuaire. Il est vrai que cela est assez difficile à exécuter par des décorateurs ordinaires.

 

          Je vous prie de vouloir bien assurer de mon estime, de ma reconnaissance et de mes respects les traducteurs.

 

          L’affaire des Calas va bien et ira très bien ; on aura justice entière, mais on ne l’aura pas en un jour. Il est plus aisé de rouer un pauvre homme que de condamner un parlement. Nous avons déjà beaucoup obtenu, et nous gagnerons bien davantage.

 

          Adieu ; le malade vous embrasse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

6 Auguste 1764.

 

 

          Madame ange,  puisque votre belle main écrit, je me flatte que vos jambes vont mieux ; et c’est là une de mes consolations. Quand il fait bien beau, j’écris aussi : mes fluxions sur les yeux me laissent alors quelque relâche, et je redeviens aveugle au temps des neiges : c’est du moins de la variété, et il en faut un peu dans la vie. J’aime déjà votre ambassadeur vénitien (1) de tout mon cœur. Je le supplierais d’accepter ma maison des Délices, où il pourrait vivre comme le signor Pococurante, et rétablir sa santé à son aise, si MM. les ducs de Lorges et de Randan n’avaient prévenu votre ambassadeur. Ils amènent des acteurs, ils veulent jouer la comédie sur mon petit théâtre de Ferney : vous devinez combien tout cela entraîne d’embarras. Les plaisirs bruyants ne sont pas faits pour un vieillard malingre tel que j’ai l’honneur de l’être. J’aimerais bien mieux philosopher paisiblement avec M. Tiepolo. Je tâcherai de m’arranger pour le recevoir et pour lui plaire ; je suis plus languissant que lui, et il me paraît que je lui conviens assez.

 

          Je ne sais si c’est vous, madame, ou M. d’Argental qui a reçu un petit mémoire tiré d’Espagne (2), fort propre à figurer dans la Gazette littéraire. J’ai découvert un ancien Cid dont Corneille avait encore plus tiré que de celui de Guillem de Castro, le seul qu’on connaisse en France. C’est une anecdote curieuse pour les amateurs : je voudrais bien en déterrer quelquefois de pareilles, mais les correspondants que Cramer m’avait donnés ne me fournissent rien. Je ne sais s’il vous a rendu ses devoirs à Paris. Il a bien mal fait de faire imprimer séparément les Commentaires sur Corneille ; il aurait été plus utile à la famille Corneille et aux Cramer d’augmenter le nombre des exemplaires pour les souscripteurs, et de supprimer sa petite édition : tout cela d’ailleurs est plein de fautes d’impression qu’il avait promis de corriger : mais qui promet de se corriger ne tient jamais sa parole en aucun genre ; il n’y a que mon petit ex-jésuite qui songe sérieusement à se réformer. Il y travaille déjà : il m’a envoyé des situations nouvelles, des sentiments, des vers ; j’espère que vous n’en serez pas mécontente. Il dit qu’il veut absolument en venir à son honneur, et qu’une conspiration conduite par vous doit réussir tôt ou tard. J’ai été assez édifié de la constance de ce jeune défroqué. Il ne s’est point dépité, il ne s’est point découragé, il a couru sur-le-champ au remède. Voici un petit mot qu’il vous supplie, madame, de faire remettre au grand acteur. Le petit jésuite supplie ses anges de lui renvoyer sa guenille ; vous en aurez bientôt une nouvelle, il n’abandonne jamais ce qu’il a commencé : il dit qu’il faut mourir à la peine, ou réussir ; c’est un opiniâtre personnage. Voici bientôt le temps où nous allons établir la pension de Pierre Corneille ; ce sera M. Tronchin qui s’en chargera ; elle ne peut être en meilleures mains ; l’affaire sera plus prompte et plus nette ; c’est un grand plaisir que M. Tronchin nous fait. La petite Corneille-Dupuits est à vos pieds, et moi aussi.

 

          Ma nièce partage tous les sentiments qui m’attachent à vous pour la vie.

 

 

1 – Tiepolo. (G.A.)

2 – Anecdotes sur le Cid. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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