FACÉTIE - POT-POURRI - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

FACÉTIE - POT-POURRI - Partie 3

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

POT-POURRI.

 

 

 

- 3 -

 

 

 

 

 

 

 

§ X.

 

 

 

          Nous avons laissé le sieur Bienfait fort riche et fort insolent.Il fit tant par ses menées qu’il fut reconnu pour entrepreneur d’un grand nombre de marionnettes. Dès qu’il fut revêtu de cette dignité (1), il fit promener Polichinelle dans toutes les villes, et afficha que tout le monde serait tenu de l’appeler Monsieur, sans quoi il ne jouerait point. C’est de là que, dans toutes les représentations des marionnettes, il ne répond jamais à son compère que quand le compère l’appelle M. Polichinelle. Peu à peu Polichinelle devint si important, qu’on ne donna plus aucun spectacle sans lui payer une rétribution (2), comme les Opéras des provinces en paient une à l’Opéra de Paris.

 

          Un jour, un de ses domestiques, receveur des billets et ouvreur de loges (3), ayant été cassé aux gages, se souleva contre Bienfait, et institua d’autres marionnettes qui décrièrent toutes les danses de madame Gigogne et tous les tours de passe-passe de Bienfait. Il retrancha plus de cinquante ingrédients qui entraient dans l’orviétan composa le sien de cinq ou six drogues (4) ; et, le vendant beaucoup meilleur marché, il enleva une infinité de pratiques à Bienfaits, ce qui excita un furieux procès, et on se battit longtemps à la porte des marionnettes, dans le préau de la Foire.

 

 

1 – L’évêque de Rome devenu pape. (G.A.)

2 – Tributs payés à la cour de Rome sous différents noms, denier de saint Pierre, annales, dispenses, etc. (G.A.)

3 – Luther. (G.A.)

4 – C’est-à-dire, réduisit le nombre des sacrements, et simplifia le culte. (G.A.)

 

 

 

 

 

§ XI.

 

 

 

          M. Husson me parlait hier de ses voyages : en effet, il a passé plusieurs années dans les Echelles du Levant ; il est allé en Perse ; il a demeuré longtemps dans les Indes, et a vu toute l’Europe. J’ai remarqué, me disait-il, qu’il y a un nombre prodigieux de juifs qui attendent le Messie, et qui se feraient empaler plutôt que de convenir qu’il est venu. J’ai vu mille Turcs persuadés que Mahomet avait mis la moitié de la lune dans sa manche. Le petit peuple, d’un bout du monde à l’autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu’un philosophe ait un écu à partager avec le plus imbécile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si horriblement obscurcie, il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe. Comment des taupes, si aveugles sur le plus grand des intérêts, sont-elles lynx sur les plus petits ? Pourquoi le même juif qui vous égorge le vendredi, ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat ? Cette contradiction de l’espèce humaine mérite qu’on l’examine.

 

          N’est-ce pas, dis-je à M. Husson, que les hommes sont superstitieux par coutume, et coquins par instinct ? J’y rêverai, me dit-il ; cette idée me paraît assez bonne.

 

 

 

 

 

§ XII.

 

 

 

          Polichinelle, depuis l’aventure de l’ouvreur de loges, a essuyé bien des disgrâces. Les Anglais, qui sont raisonneurs et sombres, lui ont préféré Shakespeare (1) ; mais ailleurs (2) ses farces ont été fort en vogue, et, sans l’Opéra-Comique, son théâtre était le premier des théâtres. Il a eu de grandes querelles avec Scaramouche et Arlequin, et on ne sait pas encore qui l’emportera. Mais …

 

 

1 – Allusion à l’établissement de la religion anglicane et du presbytéranisme. (G.A.)

2 –  En France. (G.A.)

 

 

 

 

 

§ XIII.

 

 

 

          Mais, mon cher monsieur, disais-je, comment peut-on être à la fois si barbare et si drôle ? Comment, dans l’histoire d’un peuple, trouve-t-on à la fois la Saint-Barthélemy et les Contes de La Fontaine, etc. ? est-ce l’effet du climat (1) ? est-ce l’effet des lois ?

 

          Le genre humain, répondit M. Husson, est capable de tout. Néron pleura quand il fallut signer l’arrêt de mort d’un criminel, joua des farces, et assassina sa mère. Les singes font des tours extrêmement plaisants, et étouffent leurs petits. Rien n’est plus doux, plus timide qu’une levrette ; mais elle déchire un lièvre, et baigne son long museau dans son sang.

 

          Vous devriez, lui dis-je, nous faire un beau livre qui développât toutes ces contradictions. Ce livre est tout fait, dit-il, vous n’avez qu’à regarder une girouette ; elle tourne tantôt au doux souffle du zéphyr, tantôt au vent violent du nord ; voilà l’homme.

 

 

 

1 – Ce trait est à l’adresse de Montesquieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

§ XIV.

 

 

 

          Rien n’est souvent plus convenable que d’aimer sa cousine. On peut aussi aimer sa nièce ; mais il en coûte dix-huit mille livres, payables à Rome, pour épouser une cousine, et quatre vingt-mille francs pour coucher avec sa nièce en légitime mariage (1).

 

          Je suppose quarante nièces par an, mariées avec leurs oncles, et deux cents cousins et cousines conjoints ; cela fait en sacrement six millions huit cent mille livres par an, qui sortent du royaume. Ajoutez-y environ six cent mille francs pour ce qu’on appelle les Annates des terres de France ; que le roi de France donne à des Français en bénéfices (2) ; joignez-y encore quelques menus frais ; c’est environ huit millions quatre cent mille livres que nous donnons libéralement au saint père par chacun an. Nous exagérons peut-être un peu ; mais on conviendra que si nous avons beaucoup de cousines et de nièces jolies, et si la mortalité se met parmi les bénéficiers, la somme peut aller au double. Le fardeau serait lourd, tandis que nous avons des vaisseaux à construire (3), des armées et des rentiers à payer.

 

          Je m’étonne que dans l’énorme quantité de livres, dont les auteurs ont gouverné l’Etat depuis vingt ans, aucun n’ait pensé à réformer ces abus. J’ai prié un docteur de Sorbonne, de mes amis, de me dire dans quel endroit de l’Ecriture on trouve que la France doive payer à Rome la somme susdite : il n’a jamais pu le trouver. J’en ai parlé à un jésuite ; il m’a répondu que cet impôt fut mis par saint Pierre sur les Gaules, dès la première année qu’il vint à Rome ; et comme je doutais que saint Pierre eût fait ce voyage (4), il m’en a convaincu, en me disant qu’on voit encore à Rome les clefs du paradis qu’il portait toujours à sa ceinture. Il est vrai, m’a-t-il dit, que nul auteur canonique ne parle de ce voyage de Simon Barjone ; mais nous avons une belle lettre de lui, datée de Babylone ; or, certainement Babylone veut dire Rome ; donc, vous devez de l’argent au pape, quand vous épousez vos cousines. J’avoue que j’ai été frappé de la force de cet argument.

 

 

1 – C’était le prix des dispenses ; or, en ce temps, le clergé tenait les registres de l’état civil. (G.A.)

2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article ANNATES. (G.A.)

3 – On s’occupait à remonter la marine. (G.A.)

4 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article VOYAGE DE SAINT PIERRE A ROME. (G.A.)

 

 

 

 

 

§ XV.

 

 

 

          J’ai un vieux parent qui a servi le roi cinquante-deux ans (1). Il s’est retiré dans la Haute-Alsace, où il a une petite terre qu’il cultive, dans le diocèse de Porentru. Il voulut un jour faire donner le dernier labour à son champ ; la saison avançait, l’ouvrage pressait. Ses valets refusèrent le service, et dirent pour raison que c’était la fête de sainte Barbe, vous avez rendu à Barbe ce qui lui appartient ; rendez-moi ce que vous me devez : cultivez mon champ, au lieu d’aller au cabaret. Sainte Barbe ordonne-t-elle qu’on s’enivre pour lui faire honneur et que je manque de blé cette année ? Le maître-valet lui dit  Monsieur, vous voyez bien que je serais damné si je travaillais dans un jour si saint. Saint Barbe est la plus grande sainte du paradis ; elle grava le signe de la croix sur une colonne de marbre avec le bout du doigt ; et du même doigt, et du même signe, elle fit tomber toutes les dents d’un chien qui lui avait mordu les fesses : je ne travaillerai point le jour de sainte Barbe.

 

          Mon parent envoya chercher des laboureurs luthériens et son champ fut cultivé. L’évêque de Porentru l’excommunia. Mon parent en appela comme d’abus ; le procès n’est pas encore jugé. Personne assurément n’est plus persuadé que mon parent qu’il faut honorer les saints ; mais il prétend aussi qu’il faut cultiver la terre.

 

          Je suppose en France environ cinq millions d’ouvriers, soit manœuvres, soit artisans, qui gagnent chacun, l’un portant l’autre, vingt sous par jour, et qu’on force saintement de ne rien gagner pendant trente jours de l’année, indépendamment des dimanches ; cela fait cent cinquante millions de moins dans la circulation et cent cinquante millions de moins en main-d’œuvre. Quelle prodigieuse supériorité ne doivent point avoir sur nous les royaumes voisins qui n’ont ni sainte Barbe, ni d’évêque de Protentru ! On répondait à cette objection que les cabarets, ouverts les saints jours de fête, produisent beaucoup aux fermes générales. Mon parent en convenait ; mais il prétendait que c’est un léger dédommagement, et que d’ailleurs, si on peut travailler après la messe, on peut aller au cabaret après le travail. Il soutient que cette affaire est purement de police et point du tout épiscopale ; il soutient qu’il vaut encore mieux labourer que de s’enivrer. J’ai bien peur qu’il ne perde son procès.

 

 

1 – Dans ce paragraphe Voltaire fait allusion à la menace d’excommunication que lui fit l’évêque de Porentru en 1754, et à la permission de faire travailler le dimanche qu’il demanda vainement à l’évêque d’Annecy. (G.A.)

 

 

 

 

 

§ XVI.

 

 

 

          Il y a quelques années qu’en passant par la Bourgogne avec M. Evrard, que vous connaissez tous, nous vîmes un vaste palais, dont une partie commençait à s’élever. Je demandais à quel prince il appartenait. Un maçon me répondit que c’était à monseigneur l’abbé de Cîteaux (1), que le marché avait été fait à dix-sept cent mille livres, mais que probablement il en coûterait bien davantage.

 

          Je bénis Dieu qui avait mis son serviteur en état d’élever un si beau monument et de répandre tant d’argent dans le pays. Vous moquez-vous ? dit M. Evrard ; n’est-il pas abominable que l’oisiveté soit récompensée par deux cent cinquante mille livres de rente, et que la vigilance d’un pauvre curé de campagne soit punie par une portion congrus de cent écus ? Cette inégalité n’est-elle pas la chose du monde la plus injuste et la plus odieuse ? Qu’en reviendra-t-il à l’Etat, quand un moine sera logé dans un palais de deux millions ? Vingt familles de pauvres officiers, qui partageraient ces deux millions, auraient chacun un bien honnête et donneraient au roi de nouveaux officiers. Les petits moines, qui sont aujourd’hui les sujets inutiles d’un de leurs moines élu par eux, deviendraient des membres de l’Etat, au lieu qu’ils ne sont que des chancres qui le rongent.

 

          Je répondis à M. Evrard : Vous allez trop loin et trop vite ; ce que vous dites arrivera certainement dans deux ou trois cents ans ; ayez patience. Et c’est précisément, répondit-il, parce que la chose n’arrivera que dans deux ou trois siècles que je perds toute patience ; je suis las de tous les abus que je vois : il me semble que je marche dans les déserts de la Libye, où notre sang est sucé par des insectes quand les lions ne nous dévorent pas (2).

 

          J’avais, continua-t-il, une sœur assez imbécile pour être janséniste de bonne foi (3), et non par esprit de parti. La belle aventure des billets de confession la fit mourir de désespoir. Mon frère avait un procès qu’il avait gagné en première instance ; sa fortune en dépendait. Je ne sais comment il est arrivé que les juges ont cessé de rendre la justice (4), et mon frère a été ruiné. J’ai un vieil oncle criblé de blessures, qui faisait passer ses meubles et sa vaisselle d’une province à une autre ; des commis alertes ont saisi le tout sur un petit manque de formalité ; mon oncle n’a pu payer les trois vingtièmes (5), et il est mort en prison.

 

          M. Evrard me conta des aventures de cette espèce pendant deux heures entières. Je lui dis : Mon cher monsieur Evrard, j’en ai essuyé plus que vous ; les hommes sont ainsi faits d’un bout du monde à l’autre ; nous nous imaginons que les abus ne règnent que chez nous ; nous sommes tous deux comme Astolphe et Joconde, qui pensaient d’abord qu’il n’y avait que leurs femmes d’infidèles ; ils se mirent à voyager et ils trouvèrent partout des gens de leur confrérie. Oui, dit M. Evrard, mais ils eurent le plaisir de rendre partout ce qu’on avait eu la bonté de leur prêter chez eux. Tâchez, lui dis-je, d’être seulement pendant trois ans directeur de … ou de … ou de … ou de … et vous vous vengerez avec usure.

 

          M. Evrard me crut : c’est à présent l’homme de France qui vole le roi, l’Etat et les particuliers, de la manière la plus dégagée et la plus noble, qui fait la meilleure chère et qui juge le plus fièrement d’une pièce nouvelle.

 

 

 

1 – Voyez plus haut, l’Extrait de la Gazette de Londres. (G.A.)

2 – Le lion populaire dévora les insectes vingt-six ans plus tard. (G.A.)

3 – Voltaire avait un frère janséniste de bonne foi. (G.A.)

4 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXVI. (G.A.)

5 – Impôts extraordinaires d’alors. (G.A.)

 

Publié dans Facéties

Commenter cet article