CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 22

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à Madame la marquise du Deffand.

 

Ferney ? 27 Juin 1764.

 

 

          Notre commerce à tâtons devient vif, madame. Votre grand’tante faisait très bien de prendre le temps comme il vient et les hommes comme ils sont ; mais quand le temps est mauvais, il faut un abri ; et quand les hommes sont ou méchants ou prévenus, il faut ou les fuir ou les détromper : c’est le cas où je me trouve.

 

          Vous ne vous attendiez pas à être chargée d’une négociation, madame. C’est ici où le quinze-vingts des Alpes a besoin des bontés de la très judicieuse quinze-vingts de Saint-Joseph.

 

          Rousseau, dont vous me parlez, m’écrivit, il y a trois ans, ces propres mots de Montmorency : « Je ne vous aime point. Vous donnez chez vous des spectacles ; vous corrompez les mœurs de ma patrie pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. Je ne vous aime point, monsieur, et je ne rends pas moins justice à vos talents. »

 

          Une telle lettre, de la part d’un homme avec qui je n’étais point en commerce, me parut merveilleusement folle, absurde et offensante. Comment un homme qui avait fait des comédies pouvait-il me reprocher d’avoir des spectacles chez moi, en France ? Pourquoi me faisait-il l’outrage de me dire que Genève m’avait donné un asile ? Eh ! j’en donne quelquefois ; je vis dans ma terre, je ne vais point à Genève. En un mot, je ne comprends point sur quel prétexte Rousseau put m’écrire une pareille lettre. Il a sans doute bien senti qu’il m’avait offensé, et il a cru que je m’en devais venger ; c’est en quoi il me connaît bien mal.

 

          Quand on brûla son livre (1) à Genève, et qu’il y fut décrété de prise de corps, il s’imagina que c’était moi qui avais fait une brigue contre lui, moi qui ne vais jamais à Genève.

 

          Il écrit à madame la duchesse de Luxembourg que je me suis déclaré son plus mortel ennemi (2) ; il imprime que je suis le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs. Moi, persécuteur ! C’est Jeannot lapin qui est un foudre de guerre. Moi, j’aurais été un petit P. Letellier ! quelle folie ! Sérieusement parlant, je ne crois pas qu’on puisse faire à un homme une injure plus atroce que de l’appeler persécuteur.

 

          Si jamais j’ai parlé de Rousseau autrement que pour donner un sens très favorable à son Vicaire savoyard, pour lequel on l’a condamné, je veux être regardé comme le plus méchant des hommes. Je n’ai pas même voulu lire un seul des écrits qu’on a faits contre lui, dans cette circonstance cruelle où l’on devait respecter son malheur et estimer son génie.

 

          Je fais madame la maréchale de Luxembourg juge du procédé de Rousseau envers moi et du mien envers lui ; je me confie à son équité, et je vous supplie de rapporter le procès devant elle. J’ambitionne trop son estime pour la laisser douter un moment que je sois capable de me déclarer contre un infortuné. Je suis si sensiblement touché que je ne puis cette fois-ci vous parler d’autre chose.

 

          Vous aurez sans doute chez vous M. d’Argenson, et vous vous consolerez tous deux du mal que la fortune a fait à l’un et que la nature a fait à l’autre (3).

 

          Adieu, madame. Pour moi je serai consolé si vous me défendez de l’imputation calomnieuse que j’essuie. Comptez sur mon très tendre et très sincère attachement.

 

 

1 – Le 19 Juin 1762. (G.A.)

2 – Il le dit plutôt dans sa lettre du 28 Mai. (G.A.)

3 – L’un était exilé et l’autre était aveugle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

29 Juin 1764.

 

 

          C’est à vous, mon cher frère, que je dois adresser ma réponse à madame de Beaumont. Me voilà partagé entre elle et son mari. Voilà un couple charmant : l’un protège généreusement l’innocence, l’autre rend la vertu aimable (1). Voilà des amis dignes de vous.

 

          Quel M. Fergès s’il vous plaît, à opiné si noblement (2) ? car il y en a deux. J’en connais un qui est haut comme un chou, et dont les jambes ressemblent assez à celles de l’abbé Chauvelin ; il lui ressemble sans doute aussi par le cœur et par la tête, puisqu’il a parlé avec tant de grandeur et de force.

 

          J’ai déjà écrit à M. le duc de La Vallière pour le prier, en qualité de grand-veneur, de faire tirer sur le procureur-général de la commission, s’il ne prend pas l’affaire des Calas aussi vivement que nous-mêmes.

 

          Serez-vous étonné si je vous dis que j’ai reçu une lettre anonyme de Toulouse, dans laquelle on ose me faire entendre que tous les Calas étaient coupables, et que les juges ne le sont que d’avoir épargné la famille ? Je présume que, si j’étais à Toulouse, on me ferait un assez mauvais parti.

 

          Que dites-vous de ce fou de Jean-Jacques qui prétend que je suis son persécuteur ? Ce misérable, parce qu’il m’a offensé, ainsi que tous ses amis, s’imagine que je me suis vengé ; il me connaît bien mal. Aimons la vertu, mon cher frère, et rions des fous. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Elle venait de publier les Lettres du marquis de Roselle. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Richelieu du 22 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Élie de Beaumont.

 

A Ferney, 29 Juin 1764.

 

 

          Je vous dois, madame, de nouveaux remerciements et de nouveaux éloges. Votre joli roman m’a fait vite quitter des fatras d’histoire qui m’occupaient.

 

L’histoire dit ce qu’on a fait ;

Un bon roman, ce qu’il faut faire.

Vous nous avez peint trait pour trait

Les vertus avec l’art de plaire :

Et l’on peut dire en cette affaire

Que le peintre a fait son portrait.

 

          Je ne suis pas moins touché du mémoire pour Potin (1), ou plutôt pour deux millions d’hommes. M. de Beaumont et vous, madame, êtes sûrs de l’estime publique. Souffrez que ma lettre soit pour vous deux que je vous félicite d’appartenir l’un à l’autre, et que je joigne ma sensible reconnaissance, madame, au respect que j’ai pour vous.

 

 

1 – Mémoire en faveur de l’état des protestants. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 29 Juin 1764.

 

 

          Mes divins anges, vous devez avoir reçu, de la part de l’ex-jésuite, force vers pour les roués. Ce pauvre diable me dit toujours que la chaleur de la saison et la froideur de la pièce le font trembler. Il se souvient surtout qu’il a oublié de corriger ce vers :

 

 

A mon cœur désolé que votre pitié s’ouvre.

 

Il dit qu’il ne manquera pas de le corriger pour la première poste ; il dit qu’il n’est pas aujourd’hui fort en train.

 

          J’ai reçu une lettre anonyme de Toulouse, assez bien raisonnée en apparence ; mais le fond de la lettre est que tous les Calas étaient complices, et que les juges n’ont à se reprocher que de ne les avoir pas tous condamnés. Cette lettre ne me donne aucune envie d’avoir un procès à Toulouse.

 

          Je pense toujours que M. de Hullin doit se contenter du paquet qui l’attend chez M. Delaleu (1), et que les trois titulaires feront gloire d’imiter les rois régnants.

 

          Au reste, je me flatte que mes anges auront aisément trouvé quelque bavard qui parlera de Pierre-le-Cruel à des bavards de sa connaissance. M. de Chauvelin l’ambassadeur est dans le secret, comme vous le savez ; je ne crois pas qu’il en parle à la sérénissime république. Je n’ai plus rien à dire. Respect et tendresse.

 

 

1 – Pour le roi de Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Juin 1764.

 

 

          Anges que je fatigue, et qui ne vous lassez pas de faire du bien, voici un petit billet pour le conjuré Lekain. Mais ces extrêmes chaleurs, ce terrible mois de juillet, font frémir l’ex-jésuite.

 

          N’est-ce pas en Ethiopie qu’on va au conseil dans des cruches pleines d’eau ? Je crois qu’il n’y a plus que ce moyen d’aller à la comédie cet été.

 

          Je crois que la Gazette littéraire m’a brouillé avec l’abbé de Sade. Ce n’est pas que je me reconnaisse à la main d’un grand maître dont l’abbé Arnaud a désigné l’auteur des Remarques sur Pétrarque ; mais enfin vous savez que j’avais demandé le plus profond secret. Je vous supplie de gronder l’abbé Arnaud de tout votre cœur. Encore une fois, je n’aime point Pétrarque, mais j’aime l’abbé de Sade. Je vois que j’ai été prévenu sur l’article d’Algarotti, et que la Gazette littéraire est servie beaucoup plus promptement que je ne pourrais l’être. Il me restera le parti du caprice. Dès que je trouverai un livre nouveau, je le prendrai pour prétexte pour débiter mes rêveries, comme j’ai fait sur l’article des songes (1) ; cela m’égaiera quelquefois, et pourra égayer la Gazette. Mais à présent je n’ai pas trop envie de rire, mes yeux ne vont pas trop bien, ma santé fort mal. Que mes deux anges se portent bien, et je suis consolé.

 

 

1 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article SOMNAMBULES, section II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 30 Juin (1).

 

 

          Le petit jésuite me charge de prier mon grand acteur de remettre au principal conjuré la drogue en question, et de ne la montrer à personne au monde. On prétend que si les autres avaient joué aussi bien que mon grand acteur, si Pompée avait été rendu avec une douleur sombre et terrible, si, etc., la chose eût été plus intéressante. L’ex-jésuite dit qu’il réparera ce petit mal.

 

          L’ami de l’ex-jésuite fait mille tendres compliments à mon grand acteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

A Ferney, 30 Juin 1764.

 

 

          Un vieux serviteur de Melpomène doit aimer son jeune favori ; aussi, monsieur, pouvez-vous compter que je fais mon devoir envers vous (1). Vous m’aviez flatté d’un petit voyage avec M. de Ximenès.

 

          Je suis bien aise d’apprendre que l’abbé Asselin (2) est encore en vie. Il y a environ soixante ans que je fis connaissance avec lui, et je crois qu’il était majeur. Je lui souhaite les années de Fontenelle.

 

          Vous m’avez dit aussi un mot de J.J. Rousseau ; c’est un étrange fou que cet étrange philosophe. J’avais encore de la voix et des yeux il y a trois ans, et je jouais les vieillards assez passablement sur le théâtre de mon petit château de Ferney ; madame Denis (par parenthèse) jouait les rôles de mademoiselle Clairon avec attendrissement ; quelques citoyens génevois venaient quelquefois à nos comédies et à nos soupers : il plut à Jean-Jacques de m’écrire ces douces paroles : « Vous donnez chez vous des spectacles ; vous corrompez les mœurs de ma république, pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. »

 

          J’eus assez de sagesse pour ne pas répondre à Jean-Jacques ; et la république de Jean-Jacques ayant jugé à propos, depuis, de brûler son livre, et de décréter de prise de corps sa personne, Jean-Jacques a imaginé que je m’étais vengé de lui parce qu’il m’avait offensé, et que c’était moi qui avait engagé le conseil de Genève à lui donner cette petite marque d’amitié. Le pauvre homme m’a bien mal connu. Il ne sait pas que je vis chez moi, et que je ne vais jamais à Genève ; il devrait savoir que je ne me venge jamais des infortunés. Un de ses grands malheurs, c’est que la tête lui a tourné.

 

          Adieu, monsieur ; vous avez le mérite des véritables gens de lettres, et vous n’en avez pas les injustices. Comptez que je m’intéresse à vous aussi vivement que je plains Jean-Jacques.

 

 

1 – En lui envoyant le Corneille commenté. (G.A.)

2 – Voyez au Catalogue des correspondants. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Goldoni.

 

Ferney, 30 Juin 1764.

 

 

          Mon cher favori de la nature, je suis toujours réduit à dicter. Je suis bien vieux ; je perds la santé et la vue. Ne soyez point étonné d’avoir si rarement de mes nouvelles. Je vous ai présenté un Corneille, parce que celui qui fait honneur à l’Italie doit avoir les ouvrages de l’auteur qui fait honneur à la France. C’est précisément par cette raison-là que je ne vous ai pas envoyé mes ouvrages. Une autre raison encore, c’est qu’il n’y en a à Paris que de détestables éditions. Si jamais vous venez à Ferney ou aux Délices, j’espère vous en présenter une moins incorrecte. J’attends les ouvrages dont vous voulez bien me flatter ; ils me consoleront des miens.

 

          Vivez gaiement à Paris, mon cher ami ; ayez autant de plaisir que vous en donnez, et aimez toujours un peu au vieux solitaire qui vous est tendrement attaché jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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