ARTICLES DE JOURNAUX - Mémoires sur la vie de Fr. Pétrarque

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ARTICLES DE JOURNAUX - Mémoires sur la vie de Fr. Pétrarque

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ARTICLES DE JOURNAUX.

 

 

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MÉMOIRES SUR LA VIE DE FR. PÉTRARQUE

 

(par l’abbé de Sade.)

 

 

 

 

 

Gazette littéraire, 6 Juin 1764.

 

 

(1)

 

 

 

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          On vient d’imprimer des Mémoires pour servir à la Vie de François Pétrarque, en 2 volumes in-4°, à Amsterdam, chez Arkstée et Merkus. Si ce ne sont là que des Mémoires pour servir à la composition de cette histoire, nous devons espérer que la Vie de Prétarque sera un ouvrage bien considérable.

 

          Il est vrai que Prétarque, au quatorzième siècle, était le meilleur poète de l’Europe, et même le seul : mais il n’est pas moins vrai que de ses petits ouvrages, qui roulent presque tous sur l’amour, il n’y en a pas un qui approche des beautés de sentiment qu’on trouve répandues avec tant de profusion dans Racine et dans Quinault : j’oserais même affirmer que nous avons dans notre langue un nombre prodigieux de chansons plus délicates et plus ingénieuses que celles de Pétrarque ; et nous sommes si riches en ce genre, que nous dédaignons de nous en faire un mérite. Je ne crois pas qu’il y ait dans Pétrarque une seule chanson qu’on puisse opposer à celle-ci :

 

Oiseaux, si tous les ans vous quittez nos climats

Dès que le triste hiver dépouille nos bocages,

Ce n’est pas seulement pour changer de feuillages,

Et pour éviter nos frimas ;

Mais votre destinée

Ne vous permet d’aimer qu’en la saison des fleurs ;

Et quand elle a passé, vous la cherchez ailleurs,

Afin d’aimer toute l’année.

 

L’auteur des Mémoires rapporte plusieurs sonnets de son auteur favori : voici comme finit le premier :

 

Mille trecento ventisette appunto,

Su l’ora prima, il di sesto d’aprile,

Nel larerinto intrai, ne veggio ond’ esca

 

Sonn. CLXXVI.

 

L’an mil trois cent vingt-sept, tout juste le sixième  d’avril, au matin, j’entrai dans le labyrinthe de l’amour, et je ne vois pas comment j’en sortirai.

 

          On ne peut pas accuser ce sonnet d’être trop brillant ; il n’y a pas là de beautés recherchées.

 

          L’auteur rapporte aussi le second sonnet, qui finit par ces vers :

 

Trovommi Amor del tutto disarmato,

Ed aperta la via per gli occhi al core,

Che di lagrime son fatti uscio, e varco.

 

Pero, al mio parer, non li fu onore

Ferirme di saetta in quello stato,

E a voi armata non mostrar pur l’arco.

 

Sonn. III.

 

L’amour me surprit sans défense et s’ouvrit le chemin de mon cœur par mes yeux, qui sont devenus une porte et une voie de larmes ; il ne devait pas, à mon avis, me blesser de sa flèche en cet état, et montrer son arc quand vous étiez armée.

 

          Ce qu’il y a de plus singulier dans ce sonnet, c’est qu’il fut longtemps chez les Italiens, le sujet d’une dispute très vive, pour savoir s’il avait été composé le lundi ou le vendredi de la semaine sainte.

 

          Le fameux sonnet La gola el’sonno, el’oziose piume, commence heureusement : mais il n’y a rien de plus faible que la fin, qui devrait être saillante :

 

Tanto ti priego piu, gentile spirto,

Non lassar la magnanima tua impresa.

 

Sonn. VII.

 

Tant plus je vous prie, esprit aimable, de ne point abandonner votre grande entreprise.

 

          Que dire de cet autre sonnet si admiré, composé, dit-on, dans la forêt des Ardennes ? L’auteur prétend dans ces vers que la ténébreuse horreur de la forêt ne peut l’épouvanter, parce qu’il n’y a que le soleil de Laure et ses rayons d’amour qui puissent lui donner quelque effroi ; et la chute de ce beau sonnet, c’est que rarement le silence, la solitude, et l’ombrage, lui font plaisir, parce qu’alors il ne voit pas le soleil de Laure.

 

          On peut défier les admirateurs de ces sonnets d’en trouver un seul qui finisse aussi heureusement que celui de Zappi (2) sur les malheurs de l’Italie.

 

Ch’ or giu dall’ Alpi non vedrei torrenti

Scender d’armati, ne di sangue tinta

Bever l’onda del Po Gallici armenti ;

 

Ne te vedrei del non tuo ferro cinta

Pugnar col braccio di straniere genti,

Per servir sempre, o vincitrice, o vinta.

 

O malheureuse Italie ! je ne verrais pas aujourd’hui descendre du haut des Alpes ces torrents destructeurs, et les coursiers de la Gaule boire l’onde ensanglantée du Pô.

 

Je ne te verrais pas, armée d’un fer étranger, combattre avec le bras de tes ennemis, pour être toujours esclave ou par ta victoire, ou par ta défaite.

 

          Je m’en rapporte à tous les gens de lettres italiens qui seront de bonne foi. Qu’ils comparent les prologues de tous les chants de l’Arioste avec ce qu’ils aiment le mieux dans Pétrarque, et qu’ils jugent dans le fond de leur cœur si la différence n’est pas immense ; mais, chez toutes les nations, il faut que l’antiquité l’emporte sur le moderne, jusqu’à ce que le moderne soit devenu antique à son tour. On se fait dans les siècles les plus polis une espèce de religion d’admirer ce qu’on admirait dans les siècles grossiers.

 

          Personne ne niera que Pétrarque n’ait rendu de grands services à la poésie italienne, et qu’elle n’ait acquis sous sa plume de la facilité, de la pureté, de l’élégance ; mais y a-t-il rien qui approche de Tibulle et d’Ovide ? Quel morceau de Pétrarque peut être comparé à l’ode de Sapho sur l’amour, si bien traduite par Horace, par Boileau, et par Addison ? Pétrarque, après tout, n’a peut-être d’autre mérite que d’avoir écrit élégamment des bagatelles, sans génie, dans un temps où ces amusements étaient très estimés, parce qu’ils étaient très rares. Il importe fort peu qu’une Laure feinte ou véritable ait été l’objet de tant de sonnets ; il est assez vraisemblable que Laure était ce que Boileau appelle une Iris en l’air. Un évêque de Lombez, chez qui Pétrarque demeura longtemps, lui écrit : « Votre Laure n’est qu’un fantôme d’imagination sur lequel vous exercez votre muse. » Pétrarque lui répond : « Mon père, je suis véritablement amoureux. » Cela prouve qu’alors on appelait les évêques pères ; mais cela ne prouve pas plus que la maîtresse de Pétrarque s’appelait Laure en effet, que les charmants madrigaux de feu M. Ferrand ne prouvent que sa maîtresse s’appelait Thémire.

 

 

 

1 – « Je vous conjure, écrivait Voltaire à d’Argental, de recommander le plus profond secret à messieurs de la Gazette littéraire. Je ne fais pas grand cas des vers de Pétrarque ; c’est le génie le plus fécond du monde dans l’art de dire toujours la même chose, mais ce n’est pas à moi à renverser de sa niche le saint de l’abbé de Sade. » Hélas ! ce secret fut éventé par l’abbé Arnaud, qui annonça que cet article était de la main d’un grand maître. Voltaire, qui n’aimait pas Pétrarque, mais qui aimait l’abbé de Sade, fut fâché de cette indiscrétion. Quant à l’abbé de Sade, il fit faire la critique des remarques voltairiennes par Fréron qu’il glorifia dans le deuxième volume de son ouvrage, et il traita Voltaire en excommunié. (G.A.)

2 – Né en 1667, mort en 1719. (G.A.)

 

 

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