SATIRE - Le pauvre diable - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

SATIRE - Le pauvre diable - Partie 1

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LE PAUVRE DIABLE,

 

(1)

 

 

OUVRAGE EN VERS AISÉS , DE FEU M. VADÉ,

MIS EN LUMIÈRE PAR CATHERINE VADÉ, SA COUSINE.

 

 

 

 – 1758 –

 

(2)

 

 

_________

 

 

 

 

 

A MAÎTRE ABRAHAM CHAUMEIX

 

 

 

        Comme il est parlé de vous dans cet ouvrage de feu mon cousin Vadé, je vous le dédie. C’est mon Vade mecum : vous direz sans doute Vade retro, et vous trouverez dans l’œuvre de mon cousin plusieurs passages contre l’Etat, contre la religion, les mœurs, etc. Partant, vous pouvez le dénoncer, car je préfère mon devoir à mon cousin Vadé.

 

        Faites l’analyse de l’ouvrage ; ne manquez pas d’y répandre un filet de vinaire en souvenance de votre premier métier (3). J’ai des préjugés légitimes (4) que vous êtes un des plus absurdes barbouilleurs de papier qui se soient jamais mêlés de raisonner ; ainsi personne n’est plus en droit que vous d’obtenir, par vos raisonnements et par votre crédit, qu’on brûle ce petit poème, comme si c’était un mandement d’évêque (5), ou le Nouveau Testament (6) de frère Berruyer. Continuez de faire honneur à votre siècle, ainsi que tous les personnages dont il est question dans ce livret que je vous présente.

 

CATHERINE VADÉ.

 

A Paris, rue Thibautodé, chez maître Jean Gauchat, attenant le gîte de l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques (7) ; 27 Mars 1760

 

 

_________

 

 

 

Quel parti prendre ? où suis-je, et qui dois-je être (8) ?

Né dépourvu, dans la foule jeté,

Germe naissant par le vent emporté,

Sur quel terrain puis-je espérer de craître ? (9)

Comment trouver un état, un emploi ?

Sur mon destin, de grâce, instruisez-moi.

 

 – Il faut s’instruire et se sonder soi-même,

S’interroger, ne rien croire que soi,

Que son instinct, bien savoir ce qu’on aime,

Et, sans chercher des conseils superflus,

Prendre l’état qui vous plaira le plus.

 

 – Qui vous retient ? allez ; déjà l’hiver

A disparu ; déjà gronde dans l’air

L’airain bruyant, ce rival du tonnerre :

Du duc Broglie osez suivre les pas :

Sage en projets, et vif dans les combats,

Il a transmis sa valeur aux soldats ;

Il va venger les malheurs de la France :

Sous ses drapeaux marchez dès aujourd’hui,

Et méritez d’être aperçu de lui (10).

 

 – Il n’est plus temps ; j’ai lieutenance

Trop vainement demandé la faveur,

Mille rivaux briguaient la préférence :

C’est une presse ! En vain Mars en fureur

De la patrie a moissonné la fleur :

Plus on en tue, et plus il s’en présente ;

Ils vont trottant des bords de la Charente,

De ceux du Lot, des coteaux champenois,

Et de Provence, et des monts francs-comtois,

En botte, en guêtre, et surtout en guenille,

Tous assiégeant la porte de Crémille (11),

Pour obtenir des maîtres de leur sort

Un beau brevet qui les mène à la mort.

Parmi les flots de la foule empressée,

J’allai montrer ma mine embarrassée ;

Mais un commis, me prenant pour un sot,

Me rit aux nez, sans me répondre un mot ;

Et je voulus, après cette aventure,

Me retourner vers la magistrature.

 

 – Eh bien ! la robe est un métier prudent ;

Et cet air gauche et ce front de pédant

Pourront encor passer dans les enquêtes :

Vous verrez là de merveilleuses têtes !

Vite achetez un emploi de Caton,

Allez juger : êtes-vous riche ? – Non.

Je n’ai plus rien, c’en est fait. – Vil atome !

Quoi ! point d’argent, et de l’ambition !

Pauvre impudent : apprends qu’en ce royaume

Tous les honneurs sont fondés sur le bien.

L’antiquité tenait pour axiome

Que rien n’est rien, que de rien ne vient rien.

Du genre humain connais quelle est la trempe :

Avec de l’or je te fais président,

Fermier du roi, conseiller, intendant :

Tu n’as point d’aile, et tu veux voler ! rampe.

 

 – Hélas ! monsieur, déjà je rampe assez.

Ce fol espoir qu’un moment a fait naître,

Ces vains désirs pour jamais sont passés ;

Avec mon bien j’ai vu périr mon être.

Né malheureux, de la crassé tiré,

Et dans la crasse en un moment rentré,

A tous emplois on me ferme la porte.

Rebut du monde, errant, privé d’espoir,

Je me fais moine, ou gris, ou blanc, ou noir,

Rasé, barbu, chaussé, déchaux, n’importe.

De mes erreurs déchirant le bandeau,

J’abjure tout ; un cloître est mon tombeau,

J’y vais descendre ; oui, j’y cours. – Imbécile !

Va donc pourrir au tombeau des vivants.

Tu crois trouver le repos ; mais apprends

Que des soucis c’est l’éternel asile,

Que les ennuis en font leur domicile,

Que la Discorde y nourrit ses serpents ;

Que ce n’est plus ce ridicule temps

Où le capuce et la toque à trois cornes,

Le scapulaire et l’impudent cordon,

Ont extorqué des hommages sans bornes.

Du vil berceau de son illusion,

La France arrive à l’âge de raison ;

Et les enfants de François et d’Ignace,

Bien reconnus, sont remis à leur place.

 

   Nous faisons cas d’un cheval vigoureux

Qui, déployant quatre jarrets nerveux,

Frappe la terre, et bondit sous son maître :

J’aime un gros bœuf, dont le pas lent et lourd,

En sillonnant un arpent dans un jour,

Forme un guéret où mes épis vont naître.

L’âme me plaît : son dos porte au marché

Les fruits du champ que le rustre a bêché ;

Mais pour le singe, animal inutile,

Malin, gourmand, saltimbanque indocile,

Qui gâte tout et vit à nos dépens,

On l’abandonne aux laquais fainéants.

Le fier guerrier, dans la Saxe, en Thringe,

C’est le cheval ; un Pequet, un Pleneuf (12),

Un trafiquant, un commis est le bœuf ;

Le peuple est l’âne, et le moine est le singe.

 

 – S’il est ainsi, je me décloître. O ciel !

Faut-il rentrer dans mon état cruel !

Faut-il me rendre à ma première vie !

 

 – Quelle était donc cette vie ? – Un enfer,

Un piège affreux, tendu par Lucifer.

J’étais sans bien, sans métier, sans génie,

Et j’avais lu quelques méchants auteurs ;

Je croyais même avoir des protecteurs.

Mordu du chien de la Métromanie,

Le mal me prit, je fus auteur aussi.

 

 – Ce métier-là ne t’a pas réussi,

Je le vois trop : çà, fais-moi, pauvre diable,

De ton désastre un récit véritable.

Que faisais-tu sur le Parnasse ? – Hélas !

Dans mon grenier, entre deux sales draps,

Je célébrais les faveurs de Glycère,

De qui jamais n’approcha ma misère ;

Ma triste voix chantait d’un gosier sec

Le vin mousseux, le frontignan, le grec,

Buvant de l’eau dans un vieux pot à bière ;

Faute de bas, passant le jour au lit,

Sans couverture, ainsi que sans habit,

Je fredonnais des vers sur la paresse ;

D’après Chaulieu, je vantais la mollesse.

 

Enfin, un jour qu’un surtout emprunté

Vêtit à cru ma triste nudité,

Après midi, dans l’antre de Procope (13)

(C’était le jour que l’on donnait Mérope) ;

Seul en un coin, pensif et consterné,

Rimant une ode, et n’ayant point dîné,

Je m’accostai d’un homme à lourde mine,

Qui sur sa plume a fondé sa cuisine,

Grand écumeur des bourbiers d’Hélicon,

De Loyola chassé pour ses fredaines,

Vermisseau né du cul de Desfontaines,

Digne en tous sens de son extraction,

Lâche Zoïle, autrefois laid giton ;

Cet animal se nommait Jean Fréron (14).

 

J’étais tout neuf, j’étais jeune, sincère,

Et j’ignorais son naturel félon :

Je m’engageai, sous l’espoir d’un salaire,

A travailler à son hebdomadaire,

Qu’aucuns nommaient alors patibulaire.

Il m’enseigna comment on dépeçait

Un livre entier, comme on le recousait,

Comme on jugeait du tout par la préface,

Comme on louait un sot auteur en place,

Comme on fondait avec lourde roideur

Sur l’écrivain pauvre et sans protecteur.

Je m’enrôlai, je servis le corsaire ;

Je critiquai, sans esprit et sans choix,

Impunément le théâtre, la chaire,

Et je mentis pour dix écus par mois.

 

 

 

 

 

1 – Le parlement venait de condamner l’Encyclopédie. Fréron ne cessait de mordre les philosophes dans son journal ; Le Franc de Pompignan leur avait dit son mot dans son discours de réception à l’Académie ; enfin, Palissot avait écrit contre eux sa fameuse comédie. Voltaire, irrité de ces attaques, esquissa la présente satire en 1760. C’est un pauvre auteur nommé Valette, que d’Alembert lui avait adressé à la fin de 1759, qu’il prit pour type de son Pauvre diable. Abraham Chaumeix, à qui il dédia l’ouvrage, était le dénonciateur de l’Encyclopédie. Quant à Vadé, c’est le poète de la Courtille sous le nom duquel Voltaire a mis encore la plus grande partie de ses contes en vers. Dans son édition, M. Beuchot a recueilli ces deux lignes, écrites par Voltaire lui-même sur un exemplaire du Pauvre Diable : « Mademoiselle Catherine Vadé a l’honneur de vous envoyer cette coyonnerie ; feu Vadé vous était très attaché. » (G.A.)

 

2 – Voltaire antidate son œuvre à cause du nom dont il la signe. Vadé était mort à la fin de 1758. Catherine semble avoir hâte de publier les vers posthumes de son cousin. (G.A.)

 

3 – Abraham Chaumeix avait été d’abord vinaigrier. (G.A.)

 

4 – Abraham Chaumeix avait fait un livre intitulé Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie. (K.)

 

5 – Le parlement avait maintes fois condamné des mandements, pendant ses querelles avec le clergé. (G.A.)

 

6 – C’est l’Histoire du peuple de Dieu. (G.A.)

 

7 – Voltaire semble vouloir dire ici que Gauchat était le rédacteur anonyme de ces Nouvelles. (G.A.)

 

8 – On nous assure que l’auteur s’amusa à composer cet ouvrage en 1758, pour détourner de la carrière dangereuse des lettres un jeune homme sans fortune, qui prenait pour du génie sa fureur de faire de mauvais vers. Le nombre de ceux qui se perdent par cette passion malheureuse est prodigieux. Ils se rendent incapables d’un travail utile ; leur petit orgueil les empêche de prendre un emploi subalterne, mais honnête, qui leur donnerait du pain ; ils vivent de rimes et d’espérances, et meurent dans la misère. (1771.)

 

9 – Croître.

 

10 – Il commandait alors en chef. (G.A.)

 

11 – M. de Crémille, lieutenant-général, était chargé alors du département de la guerre, sous M. le maréchal de Belle-Isle. (1771.)

 

12 – Pequet était un premier commis des affaires étrangères ; Pleneuf était un entrepreneur des vivres. (1771.)

 

13 – C’est le café qui existe encore dans la rue de l’Ancienne-Comédie. (G.A.)

 

14 – Fréron ne se nomme pas Jean, mais Caterin. Il semble que cet homme soit le cadavre d’un coupable qu’on abandonne au scalper des chirurgiens. Il a été méchant, et il en a été puni. Il dit, dans une de ses feuilles de l’année 1756 : « Je ne hais pas la médisance, peut-être même ne haïrais-je pas la calomnie. » Un homme qui écrit ainsi ne doit pas être surpris qu’on lui rende justice. (1771.)

 

 

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