DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : M comme MESSIE - Partie 1
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M comme MESSIE.
AVERTISSEMENT.
(1)
« Cet article est de M. Polier de Bottens, d’une ancienne famille de France, établie depuis deux cents ans en Suisse. Il est premier pasteur de Lausanne. Sa science est égale à sa piété. Il composa cet article pour le grand Dictionnaire encyclopédique, dans lequel il fut inséré. On en supprima seulement quelques endroits, dont les examinateurs crurent que des catholiques moins savants et moins pieux que l’auteur pourraient abuser. Il fut reçu avec l’applaudissement de tous les sages.
On l’imprima en même temps dans un autre petit dictionnaire, et on l’attribua en France à un homme qu’on n’était pas fâché d’inquiéter. On supposa que l’article était impie, parce qu’on le supposait d’un laïque, et on se déchaîna contre l’ouvrage et contre l’auteur prétendu. L’homme accusé se contenta de rire de cette méprise. Il voyait avec compassion sous ses yeux cet exemple des erreurs et des injustices que les hommes commettent tous les jours dans leurs jugements, car il avait le manuscrit du sage et savant prêtre écrit tout entier de sa main. Il le possède encore. Il sera montré à qui voudra l’examiner. On y verra jusqu’aux ratures faites alors par ce laïque même, pour prévenir les interprétations malignes.
Nous réimprimons donc aujourd’hui cet article dans toute l’intégrité de l’original. Nous en avons retranché, pour ne pas répéter ce que nous avons imprimé ailleurs ; mais nous n’avons pas ajouté un seul mot.
Le bon de toute cette affaire, c’est qu’un confrère de l’auteur respectable écrivit les choses du monde les plus ridicules contre cet article de son confrère, croyant écrire contre un ennemi commun. Cela ressemble à ces combats de nuit, dans lesquels on se bat contre ses camarades.
Il est arrivé mille fois que des controversistes ont condamné des passages de saint Augustin, de saint Jérôme, ne sachant pas qu’ils fussent de ces Pères. Ils anathématiseraient une partie du nouveau Testament s’ils n’avaient point ouï dire de qui est ce livre. C’est ainsi qu’on juge trop souvent. »
Messie, Messias, ce terme vient de l’hébreu ; il est synonyme au mot grec Christ. L’un et l’autre sont des termes consacrés dans la religion, et qui ne se donnent plus aujourd’hui qu’à l’oint par excellence, ce souverain libérateur que l’ancien peuple juif attendait, après la venue duquel il soupire encore, et que les chrétiens trouvent dans la personne de Jésus, fils de Marie, qu’ils regardent comme l’oint du Seigneur, et le Messie, promis à l’humanité : les Grecs emploient aussi le mot d’Eleimmenos qui signifie la même chose que Christos.
Nous voyons dans l’ancien Testament que le mot de Messie, loin d’être particulier au libérateur après la venue duquel le peuple d’Israël soupirait, ne l’était pas seulement aux vrais et fidèles serviteurs de Dieu, mais que ce nom fut souvent donné aux rois et aux princes idolâtres, qui étaient dans la main de l’Eternel les ministres de ses vengeances, ou des instruments pour l’exécution des conseils de sa sagesse. C’est ainsi que l’auteur de l’Ecclésiastique dit d’Elisée (2), qui ungis reges ad pœnitentiam, ou comme l’ont rendu les Septante, ad vindictam. « Vous oignez les rois pour exercer la vengeance du Seigneur. » C’est pourquoi il envoya un prophète pour oindre Jéhu, roi d’Israël. Il annonça l’onction sacrée à Hazael, roi de Damas et de Syrie (3), ces deux princes étant les Messies du Très-Haut pour venger les crimes et les abominations de la maison d’Achab.
Mais au XIVe d’Isaie, v.1, le nom de Messie est expressément donné à Cyrus. « Ainsi a dit l’Eternel à Cyrus son oint, son Messie, duquel j’ai pris la main droite, afin que je débarrasse les nations devant lui, etc. »
Ezéchiel, au XXVIIIe de ses révélations, v. 14, donne le nom de Messie au roi de Tyr, qu’il appelle aussi chérubin, et parle de lui et de sa gloire dans des termes pleins d’une emphase dont on sent mieux les beautés qu’on ne peut en saisir le sens. « Fils de l’homme, dit l’Eternel au prophète, prononce à haute voix une complainte sur le roi de Tyr, et lui dis : Ainsi a dit le Seigneur, l’Eternel, tu étais le sceau de la ressemblance de Dieu, plein de sagesse et parfait en beautés ; tu as été le jardin d’Eden du Seigneur (ou suivant d’autres versions,), tu étais toutes les délices du Seigneur ; ta couverture était de pierres précieuses de toutes sortes, de sardoine, de topaze, de jaspe, de chrysolite, d’onyx, de béril, de saphir, d’escarboucle, d’émeraude et d’or. Ce que savaient faire tes tambours et tes flûtes a été chez toi ; ils ont été tout prêts, au jour que tu fus créé ; tu as été un chérubin, un Messie pour servir de protection ; je t’avais établi ; tu as été dans la sainte montagne de Dieu ; tu as marché entre les pierres flamboyantes, tu as été parfait en tes voies, dès le jour que tu fus créé, jusqu’à ce que la perversité a été trouvée en toi. »
Au reste, le nom de Messiah, en grec Christ, se donnait aux rois, aux prophètes et aux grands-prêtres des Hébreux. Nous lisons dans le premier livre des Rois, chap. XII, v.5 : « Le seigneur et son Messie sont témoins, » c’est-à-dire « Le seigneur et le roi qu’il a établi. » Et ailleurs : « Ne touchez point mes oints, et ne faites aucun mal à mes prophètes. » David, animé de l’esprit de Dieu, donne dans plus d’un endroit à Saül son beau-père, qui le persécutait, et qu’il n’avait pas sujet d’aimer ; il donne, dis-je, à ce roi réprouvé, et de dessus lequel l’esprit de l’Eternel s’était retiré, le nom et la qualité d’oint, de Messie du Seigneur. « Dieu me garde, dit-il fréquemment, de porter ma main sur l’oint du Seigneur, sur le Messie de Dieu. »
Si le beau nom de Messie, d’oint de l’Eternel, a été donné à des rois idolâtres, à des princes cruels et tyrans, il a été très employé dans nos anciens oracles pour désigner véritablement l’oint du Seigneur, ce Messie par excellence, objet du désir et de l’attente de tous les fidèles d’Israël. Ainsi Anne, mère de Samuel, conclut son cantique par ces paroles remarquables, et qui ne peuvent s’appliquer à aucun roi (4), puisqu’on sait que pour lors les Hébreux n’en avaient point : « Le Seigneur jugera les extrémités de la terre, il donnera l’empire à son roi, il relèvera la corne de son Christ, de son Messie. » On trouve ce même mot dans les oracles suivants : Psaume II, v. 2, psaume XXVII, v. 8. Jérémie (Thren.), IV, v. 2O. Daniel, IX, v. 26. Habacuc, III, v. 13.
Que si l’on rapproche tous ces divers oracles, et en général tous ceux qu’on applique pour l’ordinaire au Messie, il en résulte des contrastes en quelque sorte inconciliables, et qui justifient jusqu’à un certain point l’obstination du peuple à qui ces oracles furent donnés.
Comment en effet concevoir, avant que l’événement l’eût si bien justifié dans la personne de Jésus, fils de Marie ; comment concevoir, dis-je, une intelligence en quelque sorte divine et humaine tout ensemble, un être grand et abaissé qui triomphe du diable, et que cet esprit infernal, ce prince des puissances de l’air, tente, emporte et fait voyager malgré lui, maître et serviteur, roi et sujet, sacrificateur et victime tout ensemble, mortel et vainqueur de la mort, riche et pauvre, conquérant glorieux dont le règne éternel n’aura point de fin, qui doit soumettre toute la nature par ses prodiges, et cependant qui sera un homme de douleur, privé des commodités, souvent même de l’absolument nécessaire dans cette vie dont il se dit le roi, et qu’il vient combler de gloire et d’honneurs, terminant une vie innocente, malheureuse, sans cesse contredite et traversée, par un supplice également honteux et cruel, trouvant même dans cette humiliation, cet abaissement extraordinaire, la source d’une élévation unique qui le conduit au plus haut point de gloire, de puissance et de félicité, c’est-à-dire au rang de la première des créatures ?
Tous les chrétiens s’accordent à trouver ces caractères, en apparence si incompatibles, dans la personne de Jésus de Nazareth qu’ils appellent le Christ ; ses sectateurs lui donnaient ce titre par excellence, non qu’il eût été oint d’une manière sensible et matérielle, comme l’ont été anciennement quelques rois, quelques prophètes et quelques sacrificateurs, mais parce que l’esprit divin l’avait désigné pour ces grands offices, et qu’il avait reçu l’onction spirituelle nécessaire pour cela.
(5) Nous en étions là sur un article aussi important, lorsqu’un prédicateur hollandais, plus célèbre par cette découverte que par les médiocres productions d’un génie d’ailleurs faible et peu instruit, nous a fait voir que notre Seigneur Jésus était le Christ, le Messie de Dieu, ayant été oint dans les trois plus grandes époques de sa vie, pour être notre roi, notre prophète et notre sacrificateur.
Lors de son baptême, la voix du souverain maître de la nature le déclare son fils, son unique, son bien-aimé, et par là même son représentant.
Sur le Thabor, transfiguré, associé à Moïse et à Elie, cette même voix surnaturelle l’annonce à l’humanité comme le fils de celui qui anime et envoie les prophètes, et qui doit être écouté par préférence.
Dans Gethsémané, un ange descend du ciel pour le soutenir dans les angoisses extrêmes où le réduit l’approche de son supplice ; il le fortifie contre les frayeurs cruelles d’une mort qu’il ne peut éviter, et le met en état d’être un sacrificateur d’autant plus excellent qu’il est lui-même la victime innocente et pure qu’il va offrir.
Le judicieux prédicateur hollandais, disciple de l’illustre Coccéius, trouve l’huile sacramentale de ces diverses onctions célestes dans les signes visibles que la puissance de Dieu fit paraître sur son oint : dans son baptême, l’ombre de la colombe qui représentait le Saint-Esprit qui descendit sur lui, au Thabor, la nue miraculeuse qui le couvrit ; en Gethsémané, la sueur de grumeaux de sang dont tout son corps fut couvert.
Après cela, il faut pousser l’incrédulité à son comble pour ne pas reconnaître à ces traits l’oint du Seigneur par excellence, le Messie promis ; et l’on ne pourrait sans doute assez déplorer l’aveuglement inconcevable du peuple juif, s’il ne fût entré dans le plan de l’infinie sagesse de Dieu, et n’eût été, dans ses vues toutes miséricordieuses, essentiel à l’accomplissement de son œuvre et au salut de l’humanité (6).
Mais aussi il faut convenir que dans l’état d’oppression sous lequel gémissait le peuple juif, et après toutes les glorieuses promesses que l’Eternel lui avait faites si souvent, il devait soupirer après la venue d’un Messie, l’envisager comme l’époque de son heureuse délivrance ; et qu’ainsi il est en quelque sorte excusable de n’avoir pas voulu reconnaître ce libérateur dans la personne du Seigneur Jésus, d’autant plus qu’il est de l’homme de tenir plus au corps qu’à l’esprit, et d’être plus sensible aux besoins présents, que flatté des avantages à venir, et toujours incertains par là même.
Au reste, on doit croire qu’Abraham, et après lui un assez petit nombre de patriarches et prophètes, ont pu se faire une idée de la nature du règne spirituel du Messie ; mais ces idées durent rester dans le petit cercle des inspirés : et il n’est pas étonnant qu’inconnues à la multitude, ces notions se soient altérées au point que lorsque le Sauveur parut dans la Judée, le peuple et ses docteurs, ses princes mêmes, attendaient un monarque, un conquérant, qui par la rapidité de ses conquêtes devait s’assujettir tout le monde ; et comment concilier ces idées flatteuses avec l’état abject, en apparence misérable, de Jésus-Christ ? Aussi, scandalisés de l’entendre s’annoncer comme le Messie, ils le persécutèrent, le rejetèrent, et le firent mourir par le dernier supplice. Depuis ce temps-là, ne voyant rien qui achemine à l’accomplissement de leurs oracles, et ne voulant point y renoncer, ils se livrent à toutes sortes d’idées plus chimériques les unes que les autres.
Ainsi, lorsqu’ils ont vu les triomphes de la religion chrétienne, qu’ils ont senti qu’on pouvait expliquer spirituellement, et appliquer à Jésus-Christ la plupart de leurs anciens oracles, ils se sont avisés, contre le sentiment de leurs pères, de nier que les passages que nous leur alléguons dussent s’entendre du Messie, tordant ainsi nos saintes Ecritures à leur propre perte.
Quelques-uns soutiennent que leurs oracles ont été mal entendus ; qu’en vain on soupire après la venue du Messie, puisqu’il est déjà venu en la personne d’Ezéchias. C’était le sentiment du fameux Hillel. D’autres plus relâchés, ou cédant avec politique aux temps et aux circonstances, prétendent que la croyance de la venue d’un Messie n’est point un article fondamental de foi, et qu’en niant ce dogme on ne pervertit point la loi, on ne lui donne qu’une légère atteinte. C’est ainsi que le Juif Albo disait au pape que nier la venue du Messie, c’était seulement couper une branche de l’arbre sans toucher à la racine.
Le fameux rabbin Salomon Jarchi ou Raschi, qui vivait au commencement du douzième siècle, dit, dans ses Talmudiques, que les anciens Hébreux ont cru que le Messie était né le jour de la dernière destruction de Jérusalem par les armées romaines ; c’est, comme on dit, appeler le médecin après la mort.
1 – Voilà un des articles les plus hardis de ce livre ; et c’est bien l’occasion, croyons-nous, de donner quelques détails sur le tapage que fit le Dictionnaire philosophique portatif, lors de son apparition.
Voltaire avait assuré le succès de la grande Encyclopédie en lui apportant la force de sa collaboration (1755), quand la publication de l’œuvre fut soudainement suspendue par arrêt. Or, après sept ans d’attente, et comme la suspension durait toujours, on apprit à Paris qu’un Dictionnaire philosophique, mais portatif celui-là, venait de paraître en Suisse sans nom d’auteur. Un exemplaire arrive à Paris. Tous les amis de Voltaire de s’écrier sans réflexion : C’est de lui ! c’est son style ! A ces cris, l’orage se forme. Un abbé d’Estrée, ex-associé de Fréron, donne un exemplaire du livre au procureur général qui se propose d’instrumenter contre Voltaire ; l’évêque d’Orléans se déchaîne contre Voltaire ; on va même jusqu’à s’adresser au roi en termes très forts contre Voltaire, et le roi promet de faire examiner le livre qu’on impute au philosophe. Instruit de tout ce bruit, de toutes ces dénonciations, celui-ci craint d’être obligé de fuir, il craint surtout que le scandale grossisse tellement autour du Portatif que la grande Encyclopédie ne puisse jamais plus reparaître. Il n’y a pas à hésiter. Voulant conjurer la tempête, il écrit net au censeur Marin qu’il proteste contre la calomnie dont il est victime. Puis il prie d’Argental, et Damilaville, et madame du Deffand, et madame d’Epinai, et d’Alembert, de dire, de répéter que le livre n’est pas de lui, qu’il est de plusieurs mains, que l’auteur du recueil est un nommé Dubut, petit apprenti théologien de Hollande, et voilà qu’il fait agir, aller, venir le Dubut qu’il a créé. Mais la tempête grossit toujours. Alors Voltaire imagine de désigner les auteurs des articles. L’article MESSIE est du premier pasteur de l’Eglise de Lausanne, Polier de Bottens. Voltaire a chez lui la copie signée du pasteur ; deux conseillers de Genève sont venus constater cette signature ; l’article APOCALYPSE est d’Abauzit ; l’article ENFER est tiré de Warburton ; l’article BAPTÊME est bien de Middleton ; il ne voit de lui dans ce recueil que AMOUR, AMITIÉ, GUERRE, GLOIRE, etc., tous articles destinés autrefois à la grande Encyclopédie. Et il écrit cela au président Hénault, qui doit examiner le livre pour le roi ; au duc de Richelieu, qui doit user de son influence à la cour ; à M. de Praslin qui promet de parler en ce sens au conseil ; enfin il en fait dire un mot en pleine Académie. Et voilà le roi, la cour, le conseil, l’Académie qui en prennent leur parti et qui s’apaisent. Mais reste le parlement, et Voltaire a beau dire encore que le livre n’a été imprimé que pour tirer de misère une famille malheureuse, il a beau vouloir circonvenir les conseillers les plus influents, Joly de Fleury n’en rédige pas moins son réquisitoire. Toutefois, pendant qu’il rédigeait, le livre incendiaire réapparaissait en Hollande avec plus d’éclat encore que la veille, terriblement augmenté, pour employer l’expression même de Voltaire.
L’avertissement placé en tête de l’article fut rédigé pour cette seconde édition du Portatif. Ajoutons que l’article lui-même fut inséré plus tard dans la grande Encyclopédie, mais sans nom d’auteur et avec des suppressions. (G.A.)
2 – Ecclesiast., ch. XLVIII, v.8.
3 – III des Rois, ch. XIX ; v. 15 et 16.
4 – Rois, ch. II, 10.
5 – On supprima dans le Dictionnaire (depuis A jusqu’à B) tout ce paragraphe concernant le prédicateur hollandais, parce qu’on le crut hors d’œuvre – Note de la première édition des Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
6 – Quæst. I, II, IV, XXIII, etc.