CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 9
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à M. Damilaville.
Aux Délices, 4 Mars 1764.
Mon cher frère, j’ai reçu votre lettre du 26 de Février. Vous êtes un homme inimitable, et plût à Dieu que vous fussiez imité ! Vous favorisez les fidèles avec un zèle qui doit avoir sa récompense dans ce monde-ci et dans l’autre.
M. Herman (1), qui est l’auteur de la Tolérance, vous doit mille tendres remerciements en qualité de votre frère, et Cramer, en qualité de libraire, vous en doit autant. Vous savez combien je m’intéresse à cet ouvrage, quoique j’aie été très fâché qu’on m’en crût l’auteur. Il n’y a pas de raison à m’imputer un livre farci de grec et d’hébreu et de citations de rabbins.
M. Herman trouve que l’idée d’en distribuer une vingtaine à des mains sûres, à des lecteurs sages et zélés, est la meilleure voie qu’on puisse prendre. Il faut toujours faire éclairer le grand nombre par le petit.
Mon avis est que si la cour s’effarouchait de ce livre, il faudrait alors le supprimer, et en réserver le débit pour un temps plus favorable. Je ne suis point en France (et je suis même très aise qu’on sache que je n’y suis pas) ; mais j’aurai toujours un grand respect pour les puissances, et je ne donnerai aucun conseil qui puisse leur déplaire.
J’aime M. Herman, mais je ne veux point faire pour lui des démarches qu’on puisse me reprocher. Il pense lui-même comme moi, quoiqu’il ne soit pas Français, et il s’en rapporte entièrement à vos bontés et à votre prudence.
Je n’ai envoyé les Trois manières qu’à M. d’Argental, à condition qu’il vous les montrerait. Dieu me préserve d’être assez ingrat pour vous cacher quelque chose. ! Vous me rendrez un très grand service d’empêcher ce corsaire de Duchesne d’imprimer les Trois manières. Ce chien de Temple du goût (2), ou du dégoût, a mis en pièces cinq ou six de mes ouvrages : je suis indigné contre lui.
Tout ce qui s’est fait depuis quelque temps étonne les étrangers ; mais on est persuadé de la prudence du roi et on croit que le royaume lui devra sa paix intérieure, comme il lui doit sa paix publique.
On dit qu’il y a dans Paris cinq députés du parlement de Toulouse ; j’espère qu’ils ne nuiront point aux pauvres Calas.
Vous m’apprenez qu’on tourmente les protestants d’Alsace : vous savez qu’il n’y a point de calvinistes dans cette province, mais des luthériens à qui on a laissé tous leurs privilèges. Ils sont des sujets très fidèles, et n’ont jamais remué : je serais bien surpris qu’on les molestât. Ce n’est assurément pas l’intention de M. le duc de Choiseul qu’on persécute personne.
J’ai communiqué à M. Herman votre remarque sur le peuple juif. On ne peut être plus atroce et plus barbare que cette nation, cela est vrai ; mais si on trouve des exemples incontestables de la plus grande tolérance chez ce peuple abominable, quelle leçon pour des peuples qui se vantent d’avoir de la politesse et de la douceur ! Si je voulais persuader à une nation d’être fidèle à ses lois, je ne trouverais point de meilleur argument que celui des troupes de voleurs qui exécutent entre eux les lois qu’ils se sont faites. Ainsi M. Herman dit aux chrétiens : Si les barbares Juifs ont toléré les sadducéens, tolérez vos frères.
Voyez si vous êtes content de cette réponse de M. Herman.
Vous ne me parlez plus de Thieriot : est-il dans votre société aussi négligé que négligent ?
Adieu, mon cher frère. Est-il vrai qu’il y ait des prêtres embastillés (3) ? c’est un bon temps pour écr. l’inf…
1 – Encore un pseudonyme. (G.A.)
2 – L’enseigne du libraire Duchesne. (K.)
3 – Pour les affaires des jésuites. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 5 Mars 1764.
Je reçois la lettre du 27 Février, dont mes anges m’honorent. Je suppose qu’ils ont reçu l’Epître aux auteurs de la Gazette littéraire (1) ; je suppose aussi qu’ils ont reçu celle que j’ai pris la liberté de leur adresser pour M. de Cideville, qui probablement a quelquefois le bonheur de les voir, et qui demeure rue Saint-Pierre.
Je suppose encore qu’ils ont la lettre de M. le premier président de Dijon, qui est tout à fait encourageante, conciliante, qui tranche toute difficulté, qui met tout le monde à son aise.
Mes anges m’ordonnent d’envoyer aux comédiens ordinaires du roi la disposition de mes rôles ; je l’envoie in quantum possum, et in quantum indigent. Si mes anges ne trouvent pas que ma lettre pour M. le duc de Duras suffise, il faudra bien en écrire une directement, car j’aime à obéir à mes anges ; leur joug est doux et léger.
Non, pardieu ! il n’est pas si doux ; ils voudraient que d’ici au 12 du mois, qu’on doit jouer cette Olympie, je leur fisse un cinquième acte. Je le voudrais bien aussi ; ce n’est pas la mort de Statira au quatrième qui me fait de la peine, c’est la scène des deux amants au cinquième. C’est une situation assez forcée, assez peu vraisemblable, que deux amants viennent presser mademoiselle de faire un choix, dans le temps même qu’on brûle madame sa mère ; mais je voulais me donner le plaisir d’un bûcher ; et si Olympie ne se jette pas dans le bûcher aux yeux de ses deux amants, le grand tragique est manqué. La pièce est faite de façon qu’il faut qu’elle réussisse ou qu’elle tombe, telle qu’elle est. Ne croyez pas que je suis paresseux, je suis impuissant. Et puis d’ailleurs comment voulez-vous que je fasse à présent des vers ? savez-vous bien que je suis entouré de quatre pieds de neige ? j’entends quatre pieds en hauteur, car j’en ai quarante lieues en longueur ; et, au bout de cet horizon, j’ai l’agrément de voir cinquante à soixante montagnes de glace en pain de sucre. Vous m’avouerez que cela ne ressemble pas au mont Parnasse : les Muses couchent à l’air, mais non pas sur la neige. Mon pays est fort au-dessus du paradis terrestre pendant l’été ; mais pendant l’hiver il l’emporte de beaucoup sur la Sibérie. Si je faisais actuellement des vers, ils seraient à la glace.
On dit qu’on tolérera un peu la Tolérance ; Dieu soit béni ! D’ailleurs je ne conçois rien à tout ce qu’on me mande de chez vous ; il semble que ce soit un rêve ; je souhaite qu’il soit heureux. Mes anges le seront toujours, quelque train que prennent les affaires ; ainsi je trouve tout bon.
Avez-vous lu le mandement de votre archevêque ? Je sais que la pièce est sifflée ; mais ne pourriez-vous pas avoir la bonté de me la faire lire ? Certes ce que vous avez vu depuis quelques années est curieux.
Respect et tendresse.
Après cette lettre écrite et cachetée, des remords me sont venus au coin du feu. La scène d’Olympie entre ses deux amants, au cinquième acte, m’a paru devoir commencer autrement. Voici une manière nouvelle ; je la soumets à mes anges : ils la jetteront dans le feu, si elle leur déplaît.
1 – C’est-à-dire un article de critique littéraire pour cette Gazette. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Aux Délices, 7 Mars 1764.
Vous dites des bons mots, madame, et moi je fais de mauvais contes ; mais votre imagination doit avoir de l’indulgence pour la mienne, attendu que les grands doivent protéger les petits.
Vous m’avez ordonné expressément de vous envoyer quelquefois des rogatons : j’obéis, mais je vous avertis qu’il faut aimer passionnément les vers pour goûter ces bagatelles (1). Si ce pauvre Formont vivait encore, il me favoriserait auprès de vous ; il vous ferait souvenir de votre ancienne indulgence pour moi ; il vous dirait qu’un demi-quinze-vingts a droit à vos bontés.
Il faut bien que j’y compte encore un peu, puisque j’ose vous envoyer de telles fadaises. J’ose même me flatter que vous n’en direz du mal qu’à moi. C’est là le comble de la vertu pour une femme d’esprit.
Vous me répondrez que la chose est bien difficile, et que la société serait perdue si l’on ne se moquait pas un peu de ceux qui nous sont le plus attachés. C’est le train du monde ; mais ce n’est pas le vôtre, et nous n’avons, dans l’état où nous sommes, vous et moi, de plus grand besoin que de nous consoler l’un et l’autre.
Je voudrais vous amuser davantage et plus souvent ; mais songez que vous êtes dans le tourbillon de Paris, et que je suis au milieu de quatre rangs de montagnes couvertes de neige. Les jésuites, les remontrances, les réquisitoires, l’histoire du jour, servent à vous distraire, et moi je suis dans la Sibérie.
Cependant vous avez voulu que ce fût moi qui me chargeasse quelquefois de vos amusements. Pardonnez-moi donc quand je ne réussis pas dans l’emploi que vous m’avez donné ; c’est à vous que je prêche la tolérance : un de vos plus anciens serviteurs, et assurément un des plus attachés, en mérite un peu.
1 – Les Trois manières. (G.A.)
à M. Damilaville.
11 Mars 1764.
Mon cher frère, je vous prie de me mander s’il est vrai qu’on va jouer Olympie ; si les Moyens de rappel en faveur des huguenots (1) est un bon livre ; si on peut avoir le mandement de Christophe, et celui du doux Caveyrac ; si l’ouvrage attribué à Saint-Evremond produit quelque bon fruit dans le monde ; si vous avez reçu un petit billet que j’écrivais à Mariette, dans lequel je l’avertissais que M. le premier président de Dijon avait envoyé f…. f….mon adverse partie ; si on continue ou si on abandonne le procès de la pauvre Calas, etc., etc., etc.
Je crois que frère Berthier a passé aujourd’hui auprès de chez moi pour aller à dîner ; j’avais quelques Anglais avec moi qui auraient augmenté le plaisir de l’entrevue. Nous étions quinze à table, et je remarquais avec douleur que, excepté moi, il n’y en avait pas un qui fût chrétien. Cela m’arrive tous les jours ; c’est un de mes grands chagrins. Vous ne sauriez croire à quel point cette maudite philosophie a corrompu le monde ; la révolution des jésuites est bien moins étonnante et moins grande.
Mon frère, écr. l’inf…
1 – Principes politiques sur le rappel des protestants en France par Turmeau de la Morandière.) (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Mars 1764.
C’est donc demain (1), mes anges, que vous prétendez qu’on fera le service d’Olympie dans le couvent d’Ephèse. Je doute fort que vous ayez un acteur digne d’officier et de jouer le rôle de l’hiérophante. J’ai représenté ce personnage, moi qui vous parle ; j’avais une grande barbe blanche, avec une mitre de deux pieds de haut, et un manteau beaucoup plus beau que celui d’Aaron. Mais quelle onction était dans mes paroles ! je faisais pleurer les petits garçons. Mais votre Brizard est un prêtre à la glace ; il n’attendrira personne. Je n’ai jamais conçu comment l’on peut être froid : cela me passe. Quiconque n’est pas animé est indigne de vivre ; je le compte au rang des morts.
Je n’entends point parler de votre Gazette littéraire ; j’ai peur qu’elle n’étrenne pas. Si elle est sage, elle est perdue ; si elle est maligne, elle est odieuse. Voilà les deux écueils ; et tant que Fréron amusera les oisifs par ses méchancetés hebdomadaires, on négligera les autres ouvrages périodiques qui ne seront qu’utiles et raisonnables. Voilà comme le monde est fait, et j’en suis fâché. Mais le plus grand de mes malheurs est de n’avoir jamais pu parvenir à lire le mandement de Christophe, ni celui du doux Caveyrac, dont la grosse face a, dit-on, été piloriée en effigie (2).
Vous avez reçu, sans doute, mes divins anges, un bel arrêt du conseil, imprimé, que je vous ai envoyé pour mettre M. le duc de Pralin à son aise.
Voici une grande nouvelle : on m’assure qu’on a vu frère Berthier avec un autre frère, ce matin, allant par la route de Genève à Soleure. Si j’en avais été informé plus tôt, je les aurais priés à dîner.
Vous êtes heureux, mes anges, vous vivez au milieu des facéties ; mais vous gardez votre bonheur pour vous, et vous ne m’en parlez jamais. Vous me parlez de Grandval plus que de Christophe ; vous oubliez les autres comédies pour celles du faubourg Saint-Germain ; vous ne daignez pas vous communiquer à un pauvre étranger. Quoi qu’il en soit, je vous adore.
1 – La représentation d’Olympie fut retardée jusqu’au 17. (G.A.)
2 – En févier 1763, pour l’Appel à la raison, qu’on lui attribua et qui est du P. Balbani. (G.A.)
à M. le Clerc de Montmerci.
Aux Délices, 13 Mars 1764.
Vous êtes donc, monsieur, comme Raphaël, qui s’amusait quelquefois à peindre des fleurs sur des pots de terre. Vraiment je vous suis bien obligé d’avoir orné à ce point mon vieux pot cassé. Vous avez prodigué des vers charmants (1) sur le sujet le plus mince ; j’en suis aussi honteux que reconnaissant.
J’ai encore à vous remercier d’avoir dit tant de bien de M. de Vauvenargues, homme très peu connu, et bien digne de vos louanges et de vos regrets. C’était un vrai philosophe ; il a vécu en sage, et est mort en héros, sans que personne en ait rien su : je chérirai toujours sa mémoire. Tout ce que vous dites de lui m’attendrit autant que ce que vous dites de moi me fait rougir.
Je m’étonne qu’avec le talent de faire des vers si faciles, si agréables, si remplis de philosophie et de grâces, vous ne choisissiez pas quelque sujet digne d’être embelli par vous. La nature vous a donné la pensée, le sentiment, et l’expression ; il ne vous manque qu’une toile pour y jeter vos belles couleurs. Peu de gens sentiront votre mérite, vu le sujet que vous avez traité ; et moi je le sens, malgré le sujet. Je m’intéresse à vous indépendamment de la reconnaissance ; je voudrais savoir ce que vous faites, si vous êtes aussi heureux que philosophe ; et je suis très fâché d’être à plus de cent lieues de vous. Une santé misérable et une fluxion horrible sur les yeux m’empêchent de vous remercier de ma main ; mais elles n’ôtent rien aux sentiments avec lesquels je serai toujours le plus sincèrement du monde, monsieur, votre, etc.
1 – Voltaire, poème en vers libres. (G.A.)