SIECLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXXVII - Du quiétisme (Partie 2)

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

 

CHAPITRE XXXVIII.

 

 

 

DU QUIÉTISME.

 

 

 

- PARTIE 2 -

 

 

 

 

Il est très vrai que Fénelon, ayant continué l’éducation du duc de Bourgogne depuis sa nomination à l’archevêché de Cambrai, le roi, dans cet intervalle, avait entendu parler confusément de ses liaisons avec madame Guyon et avec madame de La Maisonfort. Il crut d’ailleurs qu’il inspirait au duc de Bourgogne des maximes un peu austères, et des principes de gouvernement et de morale qui pouvaient peut-être devenir un jour une censure indirecte de cet air de grandeur, de cette avidité de gloire, de ces guerres légèrement entreprises, de ce goût pour les fêtes et pour les plaisirs, qui avaient caractérisé son règne.

 

Il voulut avoir une conversation avec le nouvel archevêque sur ses principes de politique. Fénelon, plein de ses idées, laissa entrevoir au roi une partie des maximes qu’il développa ensuite dans les endroits du Télémaque où il traite du gouvernement ; maximes plus approchantes de la république de Platon que de la manière dont il faut gouverner les hommes. Le roi, après la conversation, dit qu’il avait entretenu le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume (1).

 

Le duc de Bourgogne fut instruit de ces paroles du roi. Il les redit quelque temps après à M. de Malezieu qui lui enseignait la géométrie. C’est ce que je tiens de M. de Malezieu, et c’est ce que le cardinal de Fleury m’a confirmé.

 

Depuis cette conversation, le roi crut aisément que Fénelon était aussi romanesque en fait de religion qu’en politique.

 

Il est très certain que le roi était personnellement piqué contre l’archevêque de Cambrai. Godet des Marais, évêque de Chartres, qui gouvernait madame de Maintenon et Saint-Cyr avec le despotisme d’un directeur, envenima le cœur du roi. Ce monarque fit son affaire principale de toute cette dispute ridicule, dans laquelle il n’entendait rien. Il était sans doute très aisé de la laisser tomber, puisqu’en si peu de temps elle est tombée d’elle-même ; mais elle faisait tant de bruit à la cour, qu’il craignit une cabale encore plus qu’une hérésie. Voilà la véritable origine de la persécution excitée contre Fénelon.

 

Le roi ordonna au cardinal de Bouillon, alors son ambassadeur à Rome, par ses lettres du mois d’auguste (que nous nommons si mal à propos aoust) 1697, de poursuivre la condamnation d’un homme qu’on voulait absolument faire passer pour un hérétique. Il écrivit de sa propre main au pape Innocent XII pour le presser de décider.

 

La congrégation du saint-office nomma, pour instruire le procès, un dominicain, un jésuite, un bénédictin, deux cordeliers, un feuillant, et un augustin. C’est ce qu’on appelle à Rome les consulteurs. Les cardinaux et les prélats laissent d’ordinaire à ces moines l’étude de la théologie pour se livrer à la politique, à l’intrigue, ou aux douceurs de l’oisiveté (2).

 

Les consulteurs examinèrent, pendant trente-sept conférences, trente-sept propositions, les jugèrent erronées à la pluralité des voix ; et le pape, à la tête d’une congrégation de cardinaux, les condamna par un bref qui fut publié et affiché dans Rome, le 13 mars 1699.

 

L’évêque de Meaux triompha ; mais l’archevêque de Cambrai tira un plus beau triomphe de sa défaite. Il se soumit sans restriction et sans réserve. Il monta lui-même en chaire à Cambrai pour condamner son livre. Il empêcha ses amis de le défendre. Cet exemple unique de la docilité d’un savant, qui pouvait se faire un grand parti par la persécution même, cette candeur ou ce grand art lui gagnèrent tous les cœurs, et firent presque haïr celui qui avait remporté la victoire. Fénelon vécut toujours depuis dans son diocèse en digne archevêque, en homme de lettres. La douceur de ses mœurs, répandue dans sa conversation comme dans ses écrits, lui fit des amis tendres de tous ceux qui le virent. La persécution et son Télémaque lui attirèrent la vénération de l’Europe. Les Anglais surtout, qui firent la guerre dans son diocèse, s’empressaient à lui témoigner leur respect. Le duc de Marlborough prenait soi qu’on épargnât ses terres. Il fut toujours cher au duc de Bourgogne, qu’il avait élevé ; et il aurait eu part au gouvernement si ce prince eût vécu (3).

 

Dans sa retraite philosophique et honorable, on voyait combien il était difficile de se détacher d’une cour telle que celle de Louis XIV ; car il y en a d’autres que plusieurs hommes célèbres ont quittées sans les regretter. Il en parlait toujours avec un goût et un intérêt qui perçaient au travers de sa résignation. Plusieurs écrits de philosophie, de théologie, de belles-lettres, furent le fruit  de cette retraite. Le duc d’Orléans, depuis régent du royaume, le consulta sur des points épineux, qui intéressent tous les hommes, et auxquels peu d’hommes pensent. Il demandait si l’on pouvait démontrer l’existence d’un Dieu, si ce Dieu veut un culte, quel est le culte qu’il approuve, si l’on peut l’offenser en choisissant mal. Il faisait beaucoup de questions de cette nature, en philosophe qui cherchait à s’instruire ; et l’archevêque répondait en philosophe et en théologien.

 

Après avoir été vaincu sur les disputes de l’école, il eût été peut-être plus convenable qu’il ne se mêlat point des querelles du jansénisme ; cependant il y entra. Le cardinal de Noailles avait pris contre lui autrefois le parti du plus fort : l’archevêque de Cambrai en usa de même. Il espéra qu’il reviendrait à la cour, et qu’il y serait consulté, tant l’esprit humain a de peine à se détacher des affaires, quand une fois elles ont servi d’aliment à son inquiétude. Ses désirs cependant étaient modérés comme ses écrits ; et même sur la fin de sa vie il méprisa enfin toutes les disputes : semblable en cela seul à l’évêque d’Avranches Huet, l’un des plus savants hommes de l’Europe, qui, sur la fin de ses jours, reconnut la vanité de la plupart des sciences, et celle de l’esprit humain (4). L’archevêque de Cambrai (qui le croirait !) parodia ainsi un air de Lulli :

 

 

Jeune, j’étais trop sage,

Et voulais trop savoir :

Je ne veux en partage

Que badinage,

Et touche au dernier âge

Sans rien prévoir.

 

 

Il fit ces vers en présence de son neveu, le marquis de Fénelon, depuis ambassadeur à La Haye. C’est de lui que je les tiens (5). Je garantis la certitude de ce fait. Il serait peu important par lui-même, s’il ne prouvait à quel point nous voyons souvent avec des regards différents, dans la triste tranquillité de la vieillesse, ce qui nous a paru si grand et si intéressant dans l’âge où l’esprit, plus actif, est le jouet de ses désirs et de ses illusions.

 

     Ces disputes, longtemps l’objet de l’attention de la France, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui qu’elles aient produit tant d’animosités. L’esprit philosophique, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique ; et les fanatiques mêmes, qui s’élèvent contre les philosophes, leur doivent la paix dont ils jouissent, et qu’ils cherchent à perdre (6).

 

L’affaire du quiétisme, si malheureusement importante sous Louis XIV, aujourd’hui si méprisée et si oubliée, perdit à la cour le cardinal de Bouillon. Il était neveu de ce célèbre Turenne à qui le roi avait dû son salut dans la guerre civile, et, depuis, l’agrandissement de son royaume.

 

Uni par l’amitié avec l’archevêque de Cambrai, et chargé des ordres du roi contre lui, il chercha à concilier ces deux devoirs. Il est constant, par ses lettres, qu’il ne trahit jamais son ministère en étant fidèle à son ami. Il pressait le jugement du pape, selon les ordres de la cour ; mais en même temps il tâchait d’amener les deux partis à une conciliation.

 

Un prêtre italien, nommé Giori, qui était auprès de lui l’espion de la faction contraire, s’introduisit dans sa confiance, et le calomnia dans ses lettres, et poussant la perfidie jusqu’au bout il eut la bassesse de lui demander un secours de mille écus ; et après l’avoir obtenu, il ne le revit jamais.

 

Ce furent les lettres de ce misérable qui perdirent le cardinal de Bouillon à la cour (7). Le roi l’accabla de reproches, comme s’il avait trahi l’Etat. Il paraît pourtant, par toutes les dépêches, qu’il s’était conduit avec autant de sagesse que de dignité.

 

Il obéissait aux ordres du roi en demandant la condamnation de quelques maximes pieusement ridicules des mystiques, qui sont les alchimistes de la religion : mais il était fidèle à l’amitié en éludant les coups que l’on voulait porter à la personne de Fénelon. Supposé qu’il importât à l’Eglise qu’on n’aimât pas Dieu pour lui –même, il n’importait pas que l’archevêque de Cambrai fût flétri. Mais le roi, malheureusement, voulut que Fénelon fût condamné ; soit aigreur contre lui, ce qui semblait au-dessous d’un grand roi, soit asservissement au parti contraire, ce qui semble encore plus au-dessous de la dignité du trône. Quoi qu’il en soit, il écrivit au cardinal de Bouillon, le 16 Mars 1699, une lettre de reproches très mortifiante. Il déclare dans cette lettre qu’il veut la condamnation de l’archevêque de Cambrai ; elle est d’un homme piqué. Le Télémaque faisait alors un grand bruit dans tout l’Europe ; et les Maximes des Saints, que le roi n’avait point lues, étaient punies des maximes répandues dans le Télémaque, qu’il avait lues.

 

On rappela aussitôt le cardinal de Bouillon. Il partit ; mais ayant appris, à quelques milles de Rome, que le cardinal doyen était mort, il fut obligé de revenir sur ses pas pour prendre possession de cette dignité qui lui appartenait de droit, étant, quoique jeune encore, le plus ancien des cardinaux.

 

La place de doyen du sacré collège donne à Rome de très grades prérogatives, et selon la manière de penser de ce temps-là, c’était une chose agréable pour la France qu’elle fût occupée par un Français.

 

Ce n’était point d’ailleurs manquer au roi que de se mettre en possession de son bien, et de partir ensuite. Cependant cette démarche aigrit el roi sans retour. Le cardinal en arrivant en France fut exilé, et cet exil dura dix années entières.

 

Enfin, lassé d’une si grande disgrâce, il prit le parti de sortir de France pour jamais, en 1710, dans le temps que Louis XIV semblait accablé par les alliés, et que le royaume était menacé de tous côtés (8).

 

Le prince Eugène et le prince d’Auvergne, ses parents, le reçurent sur les frontières de Flandre, où ils étaient victorieux. Il envoya au roi la croix de l’ordre du Saint-Esprit, et la démission de sa charge de grand aumônier de France, en lui écrivant ces propres paroles : « Je reprends la liberté que me donnaient ma naissance de prince étranger, fils d’un souverain, ne dépendant que de Dieu, et ma dignité de cardinal de la sainte Eglise romaine et de doyen du sacré collège… Je tâcherai de travailler le reste de mes jours à servir Dieu et l’Eglise dans la première place après la suprême, etc. »

 

    Sa prétention de prince indépendant lui paraissait fondée, non-seulement par l’axiome de plusieurs jurisconsultes qui assurent que qui renonce à tout n’est plus tenu à rien, et que tout homme est libre de choisir son séjour, mais sur ce qu’en effet ce cardinal était né à Sedan dans le temps que son père était encore souverain de Sedan : il regardait sa qualité de prince indépendant comme un caractère ineffaçable ; et quant au titre de cardinal doyen, qu’il appelle la première place après la suprême, il se justifiait par l’exemple de tous ses prédécesseurs, qui ont passé incontestablement avant les rois à toutes les cérémonies de Rome.

 

    La cour de France et le parlement de Paris avaient des maximes entièrement différentes. Le procureur général d’Aguesseau, depuis chancelier, l’accusa devant les chambres assemblées, qui rendirent contre lui un décret de prise de corps, et confisquèrent tous ses biens. Il vécut à Rome, honoré, quoique pauvre, et mourut victime du quiétisme, qu’il méprisait, et de l’amitié, qu’il avait noblement conciliée avec son devoir.

 

    Il ne faut pas omettre que, lorsqu’il se retira des Pays-Bas à Rome, on sembla craindre à la cour qu’il ne devînt pape. J’ai entre les mains la lettre du roi au cardinal de La Trimouille, du 26 Mai 1710, dans laquelle il manifeste cette crainte. ». On peut présumer, dit-il, d’un sujet prévenu de l’opinion qu’il ne dépend que de lui seul. Il suffira que la place dont le cardinal de Bouillon est présentement ébloui lui paraisse inférieure à sa naissance et à ses talents ; il se croira toute voie permise pour parvenir à la première place de l’Eglise, lorsqu’il en aura contemplé la splendeur de plus près. »

 

    Ainsi, en décrétant le cardinal de Bouillon, et en donnant ordre qu’on le mît dans les prisons de la Conciergerie, si on pouvait se saisir de lui, on craignit qu’il ne montât sur un trône qui est regardé comme le premier de la terre par tous ceux de la religion catholique ; et qu’alors, en s’unissant avec les ennemis de Louis XIV, il ne se vengeât encore plus que le prince Eugène, les armes de l’Eglise ne pouvant rien par elles-mêmes, mais pouvant alors beaucoup par celles d’Autriche.

 

 

 CHAPITRE XXXVIII - DU QUIETISME - Partie 2

 

1 – On conteste le propos. Quant aux maximes gouvernementales de Fénelon, elles n’avaient rien de libéral, comme on dirait aujourd’hui. Point de rappel des protestants, point de grâce pour les jansénistes. La division des castes comme base de la société, voilà le programme. (G.A.)

 

2 – Le nonce Roverti disait : « Bisogna infarinarsi di teologia e fare un fondo di politica. » - TRADUCTION : Il faut s’enfariner de théologie et se faire un fond de politique. »(G.A.)

 

3 – Pendant la campagne que le duc de Bourgogne fit en Flandre, il ne vit Fénelon qu’une fois, et en public. (K.) – Ce fut un bonheur, si l’on en croit M. Michelet, que de n’avoir pas eu à subir un tel gouvernement. Voyez aussi ce même écrivain sur le jeu politique de Fénelon, quoique retiré à Cambrai. (G.A.)

 

4 – Dans son Traité de la Faiblesse de l’esprit humain. (G.A.)

 

5 – Ces vers se trouvent dans les poésies de madame Guyon : mais le neveu de M. l’archevêque de Cambrai m’ayant assuré plus d’une fois qu’ils étaient de son oncle, et qu’il les lui avait entendu réciter le jour même qu’il les avait faits, on a dû restituer ces vers à leur véritable auteur. Ils ont été imprimés dans cinquante exemplaires de l’édition du Télémaque, faite par les soins du marquis de Fénelon, en Hollande, et supprimés dans les autres exemplaires.

 

Je suis obligé de répéter ici que j’ai entre les mains une lettre de Ramsay, élève de M. de Fénelon, dans laquelle il me dit : « S’il était né en Angleterre, il aurait développé son génie et donné l’essor à ses principes, qu’on n’a jamais bien connus. »

 

L’auteur du Dictionnaire historique, littéraire et critique, à Avignon, 1759, dit, à l’article FÉNELON, « qu’il était artificieux, souple, flatteur et dissimulé. » Il se fonde, pour flétrir ainsi sa mémoire, sur un libelle de l’abbé Phélupeaux, ennemi de ce grand homme. Ensuite il assure que l’archevêque de Cambrai était un pauvre théologien, parce qu’il n’était pas janséniste. Nous sommes inondés depuis peu de dictionnaires qui sont des libelles diffamatoires. Jamais la littérature n’a été si déshonorée, ni la vérité si attaquée. Le même auteur nie que M. Ramsay m’ait écrit la lettre dont je parle, et il le nie avec une grossièreté insultante, quoiqu’il ait tiré une grande partie de ses articles du Siècle de Louis XIV. Les plagiaires janséniste ne sont pas polis : moi qui ne suis ni qu’étiste, ni janséniste, ni moliniste, je n’ai autre chose à lui répondre, sinon que j’ai la lettre. Voici les propres paroles : « Were he born in a free country, he would have display’d his whole genius, and given a full career to his own principles never known. » TRADUCTION : Les vers que Voltaire cite sont tout bonnement le second couplet d’un cantique sur la simplicité de l’enfance chrétienne. On a trompé Voltaire. (G.A.)

 

6 – P.J. Proudhon juge comme il suit toutes les affaires religieuses de Louis XIV : « Louis XIV, poursuit le plan d’unité, d’abord contre les protestants par la révocation de l’édit de Nantes, 1685 ; puis contre les quiétistes, par la condamnation de Fénelon, 17669 ; enfin contre les jansénistes auxquels il impose la bulle Ugnigenitus, après s’être réconcilié avec le saint-siège, 1713. On n’est pas plus unitaire, disons plus français que Louis XIV :

 

Ce monseigneur du lion-là

Fut parent de Caligula. » (G.A.)

 

7 – Elles furent appuyées par les intrigues de la princesse des Ursins, qui, après avoir été longtemps l’amie du cardinal, s’était brouillée avec lui pour une ridicule querelle d’étiquette. (K.)

 

8 – Quoi que dise Voltaire, il paraît qu’à Rome le cardinal de Bouillon ne suivait pas ses instructions, et que, de retour, il entretint des intelligences avec les ennemis du royaume. (G.A.)

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