MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 6

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Voltaire

 

1694 - 1778

 

 

 

 

 

 

 

 

MÉMOIRES DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

 

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PARTIE 6

 

 

 

 

 

 

 

 

         La vie de la cour de Lorraine était assez agréable, quoiqu’il y eût, comme ailleurs, des intrigues et des tracasseries. Poncet, évêque de Troyes, perdu de dettes et de réputation, voulut sur la fin de l’année augmenter notre cour et nos tracasseries ; quand je dis qu’il était perdu de réputation, entendez aussi la réputation de ses oraisons funèbres et de ses sermons. Il obtint, par nos dames, d’être grand-aumônier du roi, qui fut flatté d’avoir un évêque à ses gages, et à de très petits gages.

 

         Cet évêque ne vint qu’en 1750. Il débuta par être amoureux de madame de Boufflers, et fut chassé. Sa colère retomba sur Louis XV, gendre de Stanislas ; car, étant retourné à Troyes, il voulut jouer un rôle dans la ridicule affaire des billets de confession, inventés par l’archevêque de Paris, Beaumont ; il tint tête au parlement, et brava le roi (1). Ce n’était pas le moyen de payer ses dettes ; mais c’était celui de se faire enfermer. Le roi de France l’envoya  prisonnier en Alsace, dans un couvent de gros moines allemands. Mais il faut revenir à ce qui me touche.

 

         Madame du Châtelet mourut dans le palais de Stanislas, après deux jours de maladie. (2). Nous étions tous si troublés, que personne de nous ne songea à faire venir ni curé, ni jésuite, ni sacrement. Elle n’eut point les horreurs de la mort : il n’y eut que nous qui les sentîmes. Je fus saisi de la plus douloureuse affliction. Le bon roi Stanislas vint dans ma chambre, me consoler, et pleurer avec moi. Peu de ses confrères en font autant en de pareilles occasions. Il voulut me retenir: je ne pouvais plus supporter Lunéville, et je retournai à Paris.

 

         Ma destinée était de courir de roi en roi, quoique j’aimasse ma liberté avec idolâtrie. Le roi de Prusse, à qui j’avais souvent signifié que je ne quitterais jamais madame du Châtelet pour lui, voulut à toute force m’attraper quand il fut défait de sa rivale. Il jouissait alors d’une paix qu’il s’était acquise par des victoires, et son loisir était toujours employé à faire des vers, ou à écrire l’histoire de son pays et de ses campagnes. Il était bien sûr, à la vérité, que ses vers et sa prose étaient fort au-dessus de ma prose et de mes vers, quant au fond des choses ; mais il croyait que, pour la forme, je pouvais, en qualité d’académicien, donner quelque tournure à ses écrits ; il n’y eut point de séduction flatteuse qu’il n’employât pour me faire venir.

 

         Le moyen de résister à un roi victorieux, poète, musicien, et philosophe, et qui faisait semblant de m’aimer ! Je crus que je l’aimais. Enfin je pris encore le chemin de Potsdam au mois de juin 1750. Astolphe ne fut pas mieux reçu dans le palais d’Alcine (3). Etre logé dans l’appartement qu’avait eu le maréchal de Saxe, avoir à ma disposition les cuisiniers du roi quand je voulais manger chez moi, et les cochers quand je voulais me promener, c’était les moindres faveurs qu’on me faisait. Les soupers étaient très agréables. Je ne sais si je me trompe, il me semble qu’il y avait bien de l’esprit ; le roi en avait et en faisait avoir ; et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je n’ai jamais fait de repas si libres. Je travaillais deux heures par jour avec sa majesté ; je corrigeai tous ses ouvrages, ne manquant jamais de louer beaucoup ce qu’il y avait de bon, lorsque je raturais tout ce qui ne valait rien. Je lui rendais raison par écrit de tout, ce qui composa une théorique et une poétique à son usage ; il en profita, et son génie le servit encore mieux que mes leçons. Je n’avais nulle cour à faire, nulle visite à rendre, nul devoir à remplir. Je m’étais fait une vie libre, et je ne concevais rien de plus agréable que cet état.

 

  

  

Frédéric - potion magiqueAlcine-Frédéric, qui me voyait déjà la tête un peu tournée, redoubla ses potions enchantées pour m’enivrer tout à fait. La dernière séduction fut une lettre qu’il m’écrivit de son appartement au mien. Une maîtresse ne s’explique pas plus tendrement ; il s’efforçait de dissiper dans cette lettre la crainte que m’inspiraient son rang et son caractère : elle portait ces mots singuliers :

 





 

« Comment pourrais-je jamais causer l’infortune d’un homme que j’estime, que j’aime, et qui me sacrifie sa patrie, et tout ce que l’humanité a de plus cher ? … Je vous respecte comme mon maître en éloquence. Je vous aime comme un ami vertueux. Quel esclavage, quel malheur, quel changement y a-t-il à craindre dans un pays où l’on vous estime autant que dans votre patrie, et chez un ami qui a un cœur reconnaissant ? J’ai respecté l’amitié qui vous liait à madame du Châtelet ; mais, après elle, j’étais un de vos plus anciens amis. Je vous promets que vous serez heureux ici autant que je vivrai. »

 

 

         Voilà une lettre telle que peu de majestés en écrivent. Ce fut le dernier verre qui m’enivra. Les protestations de bouche furent encore plus fortes que  celles par écrit. Il était accoutumé à des démonstrations de tendresse singulières avec des favoris plus jeunes que moi ; et oubliant un moment que je n’étais pas de leur âge, et que je n’avais pas la main belle, il me la prit pour la baiser. Je lui baisai la sienne, et je me fis son esclave. Il fallait une permission du roi de France pour appartenir à deux maîtres. Le roi de Prusse se chargea de tout.

 

         Il écrivit pour me demander au roi mon maître. Je n’imaginai pas qu’on fût choqué à Versailles qu’un gentilhomme ordinaire de la chambre, qui est l’espèce la plus inutile de la cour, devînt un inutile chambellan à Berlin. On me donna toute permission. Mais on fut très piqué ; et on ne me le pardonna point. Je déplus fort au roi de France, sans plaire davantage à celui de Prusse, qui se moquait de moi dans le fond de son cœur.

 

 

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Me voilà donc avec une clé d’argent doré pendue à mon habit, une croix au cou, et vingt mille francs de pension. Maupertuis en fut malade, et je ne m’en aperçus pas. Il y avait alors un médecin à Berlin, nommé La Métrie, le plus franc athée de toutes les facultés de médecine de l’Europe ; homme d’ailleurs gai, plaisant, étourdi, tout aussi instruit de la théorie qu’aucun de ses confrères, et, sans contredit, le plus mauvais médecin de la terre dans la pratique : aussi, grâces à Dieu, ne pratiquait-il point. Il s’était moqué de toute la faculté à Paris, et avait même écrit contre les médecins beaucoup de personnalités (4) qu’ils ne pardonnèrent point ; ils obtinrent contre lui un décret de prise de corps. La Métrie s’était donc retiré à Berlin, où il amusait assez par sa gaieté ; écrivant d’ailleurs, et faisant imprimer tout ce qu’on peut imaginer de plus effronté sur la morale. Ses livres plurent au roi, qui le fit, non pas son médecin, mais son lecteur.

 

 

 

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Un jour, après la lecture, La Métrie, qui disait au roi tout ce qui lui venait dans la tête, lui dit qu’on était bien jaloux de ma faveur et de ma fortune. Laissez faire, lui dit le roi, on presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus. La Métrie ne manqua pas de me rendre ce bel apophtegme, digne de Denys de Syracuse.

 

 

 

 

 

 

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 Je résolus dès lors de mettre en sûreté les pelures de l’orange. J’avais environ trois cent mille livres à placer. Je me gardai bien de mettre ce fonds dans les Etats de mon Alcine. Je le plaçai avantageusement sur les terres que le duc de Virtemberg possède en France. Le roi, qui ouvrait toutes mes lettres, se douta bien que je ne prétendais pas rester auprès de lui. Cependant la fureur de faire des vers le possédait comme Denys. Il fallait que je rabotasse continuellement, et que je revisse encore son Histoire de Brandebourg (5), et tout ce qu’il composait.

 

         La Métrie mourut après avoir mangé chez milord Tyrconel, envoyé de France, tout un pâté farci de truffes, après un très long dîner. On prétendit qu’il s’était confessé avant de mourir ; le roi en fut indigné : il s’informa exactement si la chose était vraie ; on l’assura que c’était une calomnie atroce, et que La Métrie était mort comme il avait vécu, en reniant Dieu et les médecins. Sa majesté, satisfaite, composa sur-le-champ son oraison funèbre, qu’il fit lire en son nom à l’assemblée publique de l’Académie par Darget, son secrétaire ; et il donna six cents livres de pension à une fille de joie que La Métrie avait amenée de Paris, quand il avait abandonné sa femme et ses enfants.

 

 

 

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Maupertuis, qui savait l’anecdote de l’écorce d’orange, prit son temps pour répandre le bruit que j’avais dit que la charge d’athée du roi était vacante. Cette calomnie ne réussit pas ; mais il ajouta ensuite que je trouvais les vers du roi mauvais, et cela réussit.

 

         Je m’aperçus que depuis ce temps-là les soupers du roi n’étaient plus si gais ; on me donnait moins de vers à corriger ; ma disgrâce était complète.

 

         Algarotti, Darget, et un autre Français nommé Chazot, qui était un de ses meilleurs officiers, le quittèrent tous à la fois. Je me disposais à en faire autant. Mais je voulus auparavant me donner le plaisir de me moquer d’un livre que Maupertuis venait d’imprimer. L’occasion était belle ; on n’avait jamais rien écrit de si ridicule et de si fou. Le bonhomme proposait sérieusement de faire un voyage droit aux deux pôles ; de disséquer des têtes de géants, pour connaître la nature de l’âme par leurs cervelles ; de bâtir une ville où l’on ne parlerait que latin ; de creuser un trou jusqu’au noyau de la terre ; de guérir les maladies en enduisant les malades de poix résine ; et enfin de prédire l’avenir en exaltant son âme.

 

         Le roi rit du livre, j’en ris, tout le monde en rit. Mais il se passait alors une scène plus sérieuse, à propos de je ne sais quelle fadaise de mathématiques que Maupertuis voulait ériger en découverte. Un géomètre plus savant, nommé Koënig, bibliothécaire de la princesse d’Orange, à La Haye, lui fit apercevoir qu’il se trompait, et que Leibnitz, qui avait autrefois examiné cette vieille idée, en avait démontré la fausseté dans plusieurs de ses lettres, dont il lui montra des copies.

 

         Maupertuis, président de l’Académie de Berlin, indigné qu’un associé étranger lui prouvât ses bévues, persuada d’abord au roi que Koënig, en qualité d’homme établi en Hollande, était son ennemi, et avait dit beaucoup de mal de la prose et de la poésie de sa majesté à la princesse d’Orange.

 

         Cette première précaution prise, il aposta quelques pauvres pensionnaires de l’Académie qui dépendaient de lui, et fit condamner Koënig, comme faussaire, à  être rayé du nombre des académiciens. Le géomètre de Hollande avait pris les devants, et avait renvoyé sa patente de la dignité d’académicien de Berlin.

 

         Tous les gens de lettres de l’Europe furent aussi indignés des manœuvres de Maupertuis qu’ennuyés de son livre. Il obtint la haine et le mépris de ceux qui se piquaient de philosophie, et de ceux qui n’y entendaient rien. On se contentait à Berlin de lever les épaules, car le roi ayant pris parti dans cette malheureuse affaire, personne n’osait parler ; je fut le seul qui élevai la voix (6). Koënig était mon ami ; j’avais à la fois le plaisir de défendre la liberté des gens de lettres avec la cause d’un ami, et celui de mortifier un ennemi qui était autant l’ennemi de la modestie que le mien. Je n’avais nul dessein de rester à Berlin ; j’ai toujours préféré la liberté à tout le reste. Peu de gens de lettres en usent ainsi. La plupart sont pauvres ; la pauvreté énerve le courage, et tout philosophe à la cour devient aussi esclave que le premier officier de la couronne. Je sentis combien ma liberté devait déplaire à un roi plus absolu que le Grand-Turc. C’était un plaisant roi dans l’intérieur de sa maison, il le faut avouer. Il protégeait Maupertuis, et se moquait de lui plus que de personne. Il se mit à écrire contre lui, et m’envoya son manuscrit dans ma chambre par un des ministres de ses plaisirs secrets, nommé Marvits ; il tourna beaucoup en ridicule le trou au centre de la terre, sa méthode de guérir avec un enduit de poix résine, le voyage au pôle austral, la ville latine, et la lâcheté de son académie, qui avait souffert la tyrannie exercée sur le pauvre Koënig. Mais comme sa devise était : point de bruit, si je ne le fais, il fit brûler (7) tout ce qu’on avait écrit sur cette matière, excepté son ouvrage.

 

         Je lui renvoyai son ordre, sa clé de chambellan, ses pensions ; il fit alors tout ce qu’il put pour me garder, et moi tout ce que je pus pour le quitter. Il me rendit sa croix et sa clé, il voulut que je soupasse avec lui ; je fis donc encore un souper de Damoclès ; après quoi je partis avec promesse de revenir, et avec le ferme dessein de ne le revoir de ma vie.

 

           Ainsi nous fûmes quatre qui nous échappâmes en peu de temps, Chazot, Darget, Algarotti, et moi. Il n’y avait pas en effet moyen d’y tenir. On sait bien qu’il faut souffrir auprès des rois ; mais Frédéric abusait un peu trop de sa prérogative. La société a ses lois, à moins que ce ne soit la société du lion et de la chèvre (8).

   

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          Frédéric manquait toujours à la première loi de la société, de ne rien dire de désobligeant à personne. Il demandait souvent à son chambellan Pollnitz s’il ne changerait pas volontiers de religion pour la quatrième fois, et il offrait de payer cent écus comptant pour sa conversion. « Eh, mon dieu ! mon cher Pollnitz, lui disait-il, j’ai oublié le nom de cet homme que vous volâtes à La Haye, en lui vendant de l’argent faux pour du fin ; aidez un peu ma mémoire, je vous prie. » Il traitait à peu près de même le pauvre d’Argens (9). Cependant ces deux victimes restèrent. Pollnitz, ayant mangé tout son bien, était obligé d’avaler ces couleuvres pour vivre ; il n’avait pas d’autre pain ; et d’Argens n’avait pour tout bien dans le monde que ses Lettres juives, et sa femme, nommée Cochois, mauvaise comédienne de province, si laide qu’elle ne pouvait rien gagner à aucun métier, quoiqu’elle en fît plusieurs. Pour Maupertuis, qui avait été assez malavisé pour placer son bien à Berlin, ne songeant pas qu’il vaut mieux avoir cent pistoles dans un pays libre que mille dans un pays despotique, il fallait bien qu’il restât dans les fers qu’il s’était forgés.

 

  voltaire

 

 

1 –Voyez le chapitre LXVI de l’Histoire du Parlement. (G.A.)

 

2 – Elle mourut le 10 Septembre 1749 des suites de couches. C’était Saint-Lambert le coupable, et non Voltaire. Voyez la CORRESPONDANCE à cette époque. (G.A.)

 

3 – Voyez le Roland furieux d’Arioste. (G.A.)

 

4 – Pénélope ou le Machiavel en médecine, 1748. Voltaire écrit toujours La Métrie au lieu de De La Mettrie. Voyez une analyse assez exacte des doctrines de De La Mettrie dans les Mémoires sur la philosophie du dix-huitième siècle de l’éclectique Damiron. (G.A.)

 

5 – Quand Voltaire arriva à Berlin, le commencement de cet ouvrage avait déjà paru dans les Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1748. (G.A.)

 

6 – Voyez aux FACETIES, la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)

 

7 – 24 Décembre 1752. (G.A.)

 

8 – La Fontaine, livre Ier, fable VI.

 

9 – Il y a des anecdotes curieuses sur la vie de d’Argens à Potsdam, dans les Mémoires sur la philosophie du dix-huitième siècle de Damiron. (G.A.)

 

 

Publié dans Mémoires de Voltaire

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