LA PUCELLE D'ORLEANS : Préface

Publié le par loveVoltaire

LA-PUCELLE---Preface.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

LA PUCELLE D’ORLÉANS.

 

 

 

PRÉFACE DE DOM APULÉIUS RISORIUS, BÉNÉDICTIN.

 

(1)

 

 

 

 

 

 

         Remercions la bonne âme par laquelle une Pucelle nous est venue. Ce poème héroïque et moral fut composé vers l’an 1750, comme les doctes le savent, et comme il appert par plusieurs traits de cet ouvrage. Nous voyons dans une lettre de 1740 (2), imprimée dans le Recueil des opuscules d’un grand prince, sous le nom du Philosophe de Sans-Souci, qu’une princesse d’Allemagne (3), à laquelle on avait prêté le manuscrit, seulement pour le lire, fut si édifiée de la circonspection qui règne dans un sujet si scabreux, qu’elle passa un jour et une nuit à le faire copier et à transcrire elle-même tous les endroits les plus moraux. C’est cette même copie qui nous est enfin parvenue. On a souvent imprimé des lambeaux de notre Pucelle, et les vrais amateurs de la saine littérature ont été bien scandalisés de la voir si horriblement défigurée (4). Des éditeurs l’ont donnée en quinze chants, d’autres en seize, d’autres en dix-huit, d’autres en vingt-quatre, tantôt en coupant un chant en deux, tantôt en remplissant des lacunes par des vers que le cocher de Vertamont (5) sortant du cabaret pour aller en bonne fortune, aurait désavoués (6).

 

         Voici donc Jeanne dans toute sa pureté. Nous craignons de faire un jugement téméraire en nommant l’auteur à qui on attribue ce poème épique. Il suffit que les lecteurs puissent tirer quelques instructions de la morale cachée sous les allégories du poème. Qu’importe de connaître l’auteur ? Il y a beaucoup d’ouvrages que les doctes et les sages lisent avec délices sans savoir qui les a faits, comme le Pervigilium Veneris, la satire sous le nom de Pétrone, et tant d’autres.

 

         Ce qui nous console beaucoup, c’est qu’on trouvera dans notre Pucelle bien moins de choses hardies et libres que dans tous les grands hommes d’Italie qui ont écrit dans ce goût.

 

         Verum enim vero, à commencer par le Pulci, nous serions bien fâchés que notre discret auteur eût approché des petites libertés que prend ce docteur florentin dans son Morgante. Ce Luigi Pulci, qui était un grave chanoine (7), composa son poème, au milieu du quinzième siècle, pour la signora Lucrezia Tornabuoni, mère de Laurent de Médicis le Magnifique ; et il est rapporté qu’on chantait le Morgante à la table de cette dame. C’est le second poème épique qu’ait eu l’Italie. Il y a eu de grandes disputes parmi les savants, pour savoir si c’est un ouvrage sérieux ou plaisant.

 

         Ceux qui l’ont cru sérieux se fondent sur l’exorde de chaque chant, qui commence par des versets de l’Ecriture. Voici, par exemple, l’exorde du premier chant :

 

 

In principio era il Verbo appresso a Dio ;

Ed era Iddio il Verbo, e’l Verbo lui.

Questo era il principio al parer mio, etc.

 

 

         Si le premier chant commence par l’Evangile, le dernier finit par le Salve Regina ; et cela peut justifier l’opinion de ceux qui ont cru que l’auteur avait écrit très sérieusement, puisque, dans ces temps-là, les pièces de théâtre qu’on jouait en Italie étaient tirées de la Passion et des Actes des saints.

 

         Ceux qui ont regardé le Morgante comme un ouvrage badin n’ont considéré que quelques hardiesses trop fortes, auxquelles il s’abandonne.

 

         Morgante demande à Margutte s’il est chrétien ou mahométan :

 

E se egli crede in Cristo o in Maometto.

 

Rispose allor Margutte : A dirtel ho tosto,

Io non credo più al nero che al azzuro,

Ma nel cappone, o lesso o vuogli arrosto ;

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Ma sopra tutto nel buon vino ho fede ;

E credo che sia salvo chi gli crede.

 

Or queste son tre virtù cardinale,

La gola, e’l culo, e’l dabo, come io t’ho detto.

 

         Vous remarquerez, s’il vous plaît, que le Crescimbeni, qui ne fait nulle difficulté de ranger le Pulci parmi les vrais poètes épiques, dit, pour l’excuser, qu’il était l’écrivain de son temps le plus modeste et le plus mesuré : « Il più modesto e moderato scrittore. ». Le fait est qu’il fut le précurseur de Boyardo et de l’Arioste. C’est par lui que les Roland, les Renaud, les Olivier, les Dudon, furent célèbres en Italie, et il est presque égal à l’Arioste pour la pureté de la langue.

 

         On en a fait depuis peu (8) un e très belle édition con licenza de superiori. Ce n’est pas moi assurément qui l’ai faite ; et si notre Pucelle parlait aussi impudemment que ce Margutte, fils d’une prêtre turc et d’une religieuse grecque, je me garderais bien de l’imprimer.

 

         On ne trouvera pas non plus dans Jeanne les mêmes témérités que dans l’Arioste ; on n’y verra point un saint Jean qui habite dans la lune, et qui dit :

 

 

Gli scittori amo e fo il debito mio,

Che al vostro mondo fui scittore anche io.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

E bon convenne ad mio lodato Cristo

Rendermi guiderdon di si gran sorte, etc.

 

 

         Cela est gaillard, et saint Jean prend là une licence qu’aucun saint de la Pucelle ne prendra jamais. Il  semble que Jésus ne doive sa divinité qu’au premier chapitre de saint Jean , et que cet évangéliste l’ait flatté. Ce discours sent un peu son socinien. Notre auteur discret n’a garde de tomber dans un tel excès.

 

         C’est encore pour nous un grand sujet d’édification, que notre modeste auteur n’ait imité aucun de nos anciens romans, dont le savant Huet, évêque d’Avranches, et le compilateur l’abbé Lenglet, ont fait l’histoire. Qu’on se donne seulement le plaisir de lire Lancelot du Lac, au chapitre intitulé Comment Lancelot coucha avec la royne, et comment le sire de Lagant la reprint, on verra quelle est la pudeur de notre auteur, en comparaison de nos auteurs antiques.

 

         Mais Quid dicam de l’histoire merveilleuse de Gargantua, dédiée au cardinal de Tournon (9). On sait que le chapitre des Torche-culs est un des plus modestes de l’ouvrage.

 

         Nous ne parlons point ici des modernes : nous dirons seulement que tous les vieux contes imaginés en Italie, et mis en vers par La Fontaine, sont encore moins moraux que notre Pucelle. Au reste, nous souhaitons à tous nos graves censeurs les sentiments délicats du beau Monrose ; à nos prudes, s’il y en a, la naïveté d’Agnès et la tendresse de Dorothée ; à nos guerriers, le bras de la robuste Jeanne ; à tous les jésuites, le caractère du bon confesseur Bonifoux ; à tous ceux qui tiennent une bonne maison, les attentions et le savoir-faire de Bonneau.

 

         Nous croyons d’ailleurs ce petit libre un remède excellent contre les vapeurs qui affligent en ce temps-ci plusieurs dames et plusieurs abbés ; et quand nous n’aurions rendu que ce service au public, nous croirions n’avoir pas perdu notre temps.

 

 

 LA PUCELLE - Préface

 

 

 

 

1 – Cette préface paru en 1762, en tête de la première édition avouée par Voltaire. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt de 1747, 22 Février. (G.A.)

 

3 – La duchesse de Wurtemberg. (G.A.)

 

4 – Lorsque ces éditions parurent, Voltaire crut devoir les désavouer par une lettre adressée à l’Académie française. (G.A.)

 

5 – Chansonnier du pont Neuf, au commencement du dix-huitième siècle. (G.A.)

 

6 – Dans les dernières éditions que des barbares ont faites de ce poème, le lecteur est indigné de voir une multitude de vers tels que ceux-ci :

 

Chandos, suant et soufflant comme un bœuf,

Tâte du doigt si l’autre est une fille :

« Au diable soit, dit-il, la sotte aiguille ! »

Bientôt le diable emporte l’étui neuf.

Il veut encor secouer sa guenille.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Chacun avait son trot et son allure.

 

 

 

On y dit de saint Louis :

 

Qu’il eut mieux fait, certes, le pauvre sire,

De se gaudir avec sa margoton…

Onc ne tât de bisques, d’ortolans, etc.

 

 

            On y trouve Calvin du temps de Charles VII ; tout est défiguré, tout est gâté par des absurdités sans nombre. (1762) C’est un capucin défroqué, lequel a pris le nom de Maubert, qui est l’auteur de cette infamie, faite uniquement pour la canaille. (1773.)

 

7 – D’autres disent qu’il était marié. (G.A.)

 

8 – En 1754. (G.A.)

 

9 – Ou plutôt au cardinal Odet de Châtillon. (G.A.)

 

 

 

Publié dans La Pucelle d'Orléans

Commenter cet article