DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : G comme GUERRE
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G comme GUERRE.
Tous les animaux sont perpétuellement en guerre ; chaque espèce est née pour en dévorer une autre. Il n’y a pas jusqu’aux moutons et aux colombes qui n’avalent une quantité prodigieuse d’animaux imperceptibles. Les mâles de la même espèce se font la guerre pour des femelles, comme Ménélas et Pâris. L’air, la terre et les eaux sont des champs de destruction.
Il semble que Dieu ayant donné la raison aux hommes, cette raison doive les avertir de ne pas s’avilir à imiter les animaux, surtout quand la nature ne leur a donné ni armes pour tuer leurs semblables, ni instinct qui les porte à sucer leur sang.
Cependant la guerre meurtrière est tellement le partage affreux de l’homme, qu’excepté deux ou trois nations, il n’en est point que leurs anciennes histoires ne représentent armées les unes contre les autres. Vers le Canada homme et guerrier sont synonymes, et nous avons vu que dans notre hémisphère voleur et soldat étaient même chose. Manichéens, voilà votre excuse.
Le plus déterminé des flatteurs (1) conviendra sans peine que la guerre traîne toujours à sa suite la peste et la famine, pour peu qu’il ait vu les hôpitaux des armées d’Allemagne, et qu’il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.
C’est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, et fait périr, année commune, quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ; par exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie et des peuples voisins qu’elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs pour aller les exterminer si elle pouvait.
Le peuple romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant moisson contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques. Et quelques années après, tous les Romains, étant en colère contre les Carthaginois, se battirent longtemps sur mer et sur terre. Il n’en est pas de même aujourd’hui.
Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil voient son droit évident. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui, que, pour donner des lois aux gens, il faut moins avoir leur consentement ; ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis-kan, Tamerlan, Bajazet, n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s’ils veulent être de la partie ; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non-seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres ; ce qui n’est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.
La religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une âme bien née n’en a pas la volonté, une âme tendre s’en effraye ; elle se représente un Dieu juste et vengeur. Mais la religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie : conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint.
On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par-dessus une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée par-dessus leur chemise ; tous parlent longtemps ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.
Le reste de l’année ces gens-là déclament contre les vices. Ils trouvent en trois points et par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches seront l’objet éternel des vengeances éternelles de l’Eternel ; que Polyeucte et Athalie sont les ouvrages du démon ; qu’un homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême fait immanquablement son salut, et qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton va pour jamais à tous les diables.
De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, il y en a trois ou quatre, tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l’amour, qui est la seule consolation du genre humain et la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire.
Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés, en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne.
Misérables médecins des âmes, vous criez pendant cinq quarts d’heure sur quelques piqûres d’épingle, et vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus affreux dans la nature entière.
Que deviennent et que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, et que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux qui s’ouvrent pour la dernière fois voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la flamme, et que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants expirants sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?
Ce qu’il y a de pris, c’est que la guerre est un fléau inévitable. Si l’on y prend garde, tous les hommes ont adoré le dieu Mars ; Sabaoth chez les Juifs signifie le dieu des armes : mais Minerve chez Homère appelle Mars un dieu furieux, insensé, infernal.
Le célèbre Montesquieu, qui passait pour humain, a pourtant dit qu’il est juste de porter le fer et la flamme chez ses voisins, dans la crainte qu’ils ne fassent trop bien leurs affaires. Si c’est là l’esprit des lois, c’est celui des lois de Borgia et de Machiavel. Si malheureusement il a dit vrai, il faut écrire contre cette vérité, quoiqu’elle soit prouvée par les faits (2)
Voici ce que dit Montesquieu (3) :
« Entre les sociétés le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer, lorsqu’un peuple voit qu’une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire, et que l’attaque est dans ce moment le seul moyen d’empêcher cette destruction. »
Comment l’attaque en pleine paix peut-elle être le seul moyen d’empêcher cette destruction ? Il faut donc que vous soyez sûr que ce voisin vous détruira s’il devient puissant. Pour en être sûr, il faut qu’il ait fait déjà les préparatifs de votre perte. En ce cas, c’est lui qui commence la guerre, ce n’est pas vous, votre supposition est fausse et contradictoire.
S’il y eut jamais une guerre évidemment injuste, c’est celle que vous proposez ; c’est d’aller tuer votre prochain, de peur que votre prochain (qui ne vous attaque pas) ne soit en état de vous attaquer ; c’est-à-dire qu’il faut que vous hasardiez de ruiner votre pays dans l’espérance de ruiner sans raison celui d’un autre ; cela n’est assurément ni honnête ni utile, car on n’est jamais sûr du succès ; vous le savez bien.
Si votre voisin devient trop puissant pendant la paix, qui vous empêche de vous rendre puissant comme lui ? S’il a fait des alliances, faites-en de votre côté. Si, ayant moins de religieux, il en a plus de manufacturiers et de soldats, imitez-le dans cette sage économie. S’il exerce mieux ses matelots, exercez les vôtres ; tout cela est très juste. Mais d’exposer votre peuple à la plus horrible misère, dans l’idée si souvent chimérique d’accabler votre cher frère le sérénissime prince limitrophe ! ce n’était pas à un président honoraire d’une compagnie pacifique à vous donner un tel conseil.
1 – Cet article, dans le Dictionnaire philosophique portatif, commençait ainsi : « La famine, la peste et la guerre sont les trois ingrédients les plus fameux de ce bas monde. On peut ranger dans la classe de la famine toutes les mauvaises nourritures où la disette nous oblige d’avoir recours pour abréger notre vie dans l’espérance de la soutenir.
On comprend dans la peste toutes les maladies contagieuses qui sont au nombre de deux ou trois mille. Ces deux présents nous viennent de la Providence. Mais la guerre qui réunit tous ces dons nous vient de l’imagination de trois ou quatre cents personnes répandues sur la surface de ce globe sous le nom de princes ou ministres ; et c’est peut-être par cette raison que, dans plusieurs dédicaces, on les appelle les images vivantes de la Divinité.
Le plus déterminé des flatteurs …………. »
M. Beuchot fait remarquer que c’est à l’occasion de ce texte primitif que Larcher appela Voltaire bête féroce dont on a tout à craindre. (G.A.)
2 – Voilà où se révèle la grande âme de Voltaire. Dans son Commentaire sur l’Esprit des lois, il s’écrie encore : « Si c’était Machiavel qui adressât ces paroles au bâtard abominable de l’abominable pape Alexandre VI, je ne serais point étonné. C’est l’esprit des lois de Cartouche et de Desrues. Mais que cette maxime soit d’un homme comme Montesquieu, on n’en croit pas ses yeux. » (G.A.)
3 – Esprit des lois, Liv. X, chap. II.