DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme ESPRIT - Section IV

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E comme ESPRIT.

 

 

 

SECTION IV.

 

 

BEL ESPRIT, ESPRIT.

 

 

 

 

 

Quand une nation commence à sortir de la barbarie, elle cherche à montrer ce que nous appelons de l’esprit.

 

         Ainsi aux premières tentatives qu’on fit sous François Ier, vous voyez des Marot des pointes, des jeux de mots qui seraient aujourd’hui intolérables.

 

 

Romorentin sa perte remémore,

Cognac s’en cogne en sa poitrine blême,

Anjou fait joug, Angoulême est de même.

 

 

         Ces belles idées ne se présentent pas d’abord pour marquer la douleur des peuples. Il en a coûté à l’imagination pour parvenir à cet excès de ridicule.

 

         On pourrait apporter plusieurs exemples d’un goût si dépravé ; mais tenons-nous-en à celui-ci, qui est le plus fort de tous.

 

         Dans la seconde époque de l’esprit humain en France, au temps de Balzac, de Mairet, de Rotrou, de Corneille, on applaudissait à toute pensée qui surprenait par des images nouvelles, qu’on appelait esprit. On reçut très bien ces vers de la tragédie de Pyrame (1) :

 

 

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître

S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traitre.

 

 

         On trouvait un grand art à donner du sentiment à ce poignard, à le faire rougir de honte d’être teint du sang de Pyrame autant que du sang dont il était coloré.

 

         Personne ne se récria contre Corneille, quand dans sa tragédie d’Andromède, Phinée dit au soleil :

 

 

Tu luis, Soleil, et ta lumière

Semble se plaire à m’affliger.

Ah ! mon amour te va bien obliger.

 

A quitter soudain ta carrière.

Viens, Soleil, viens voir la beauté

Dont le divin éclat me dompte

Et tu fuiras de honte

D’avoir moins de clarté.

 

 

         Le soleil qui fuit parce qu’il est moins clair que le visage d’Andromède vaut bien le poignard qui rougit.

 

         Si de tels efforts d’ineptie trouvaient grâce devant un public dont le goût s’est formé si difficilement, il ne faut pas être surpris que des traits d’esprit qui avaient quelque lueur de beauté aient longtemps séduit.

 

         Non-seulement on admirait cette traduction de l’espagnol :

 

 

Ce sang qui, tout sorti, fume encor de courroux

De se voir répandu pour d’autres que pour vous ;

 

 

non-seulement on trouvait une finesse très spirituelle dans ce vers d’Hypsipyle à Médée dans la Toison d’or,

 

 

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes ;

 

 

mais on ne s’apercevait pas, et peu de connaisseurs s’aperçoivent encore que, dans le rôle imposant de Cornélie, l’auteur met presque toujours de l’esprit où il fallait seulement de la douleur. Cette femme, dont on vient d’assassiner le mari, commence son discours étudié à César par un car :

 

 

César, car le destin qui m’outre et que je brave,

Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave ;

Et tu ne prétends pas qu’il m’abatte le cœur

Jusqu’à te rendre hommage et te nommer seigneur.

 

 

         Elle s’interrompt ainsi, dès le premier mot, pour dire une chose recherchée et fausse. Jamais une citoyenne romaine ne fut esclave d’un citoyen romain ; jamais un Romain ne fut appelé « seigneur ; et ce mot seigneur n’est parmi nous qu’un terme d’honneur et de remplissage usité au théâtre (2) :

 

 

Fille de Scipion, et, pour dire encor plus,

Romaine, mon courage est encore au-dessus.

 

 

         Outre le défaut, si commun à tous les héros de Corneille, de s’annoncer ainsi eux-mêmes, de dire : Je suis grand, j’ai du courage, admirez-moi ; il y a ici une affectation bien condamnable de parler de sa naissance, quand la tête de Pompée vient d’être présentée à César. Ce n’est point ainsi qu’une affliction véritable s’exprime. La douleur ne cherche point à dire encore plus ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’en voulant dire encore plus, elle dit beaucoup moins. Etre Romaine est sans doute moins que d’être fille de Scipion et femme de Pompée. L’infâme Septime, assassin de Pompée, était Romain comme elle. Mille Romains étaient des hommes très médiocres ; mais être femme et fille des plus grands des Romains, c’était là une vraie supériorité. Il y a donc, dans ce discours, de l’esprit faux et déplacé, ainsi qu’une grandeur fausse et déplacée.

 

         Ensuite elle dit, d’après Lucain, qu’elle doit rougir d’être en vie :

 

 

Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,

De n’avoir pu mourir d’un excès de douleur (3).

 

 

         Lucain, après le beau siècle d’Auguste, cherchait de l’esprit, parce que la décadence commençait ; et dans le siècle de Louis XIV on commença par vouloir étaler de l’esprit, parce que le bon goût n’était pas encore entièrement formé comme il le fut depuis.

 

 

César, de ta victoire écoute moins le bruit ;

Elle n’est que l’effet du malheur qui me suit.

 

 

         Quel mauvais artifice, quelle idée fausse autant qu’imprudente ! César ne doit point, selon elle, écouter le bruit de sa victoire. Il n’a vaincu à Pharsale que parce que Pompée a épousé Cornélie ! Que de peine pour dire ce qui n’est ni vrai, ni vraisemblable, ni convenable, ni touchant !

 

 

Deux fois du monde entier j’ai causé la disgrâce.

 

 

         C’est le bis nocui mundo de Lucain. Ce vers présente une très grande idée. Elle doit surprendre, il n’y manque que la vérité. Mais il faut bien remarquer que si ce vers avait seulement une faible lueur de vraisemblance, et s’il était échappé aux emportements de la douleur, il serait admirable ; il aurait alors toute la vérité, toute la beauté de la convenance théâtrale.

 

 

Heureuse en mes malheurs si ce triste hyménée

Pour le bonheur de Rome à César m’eût donnée,

Et si j’eusse avec moi porté dans ta maison

D’un astre envenimé l’invincible poison !

Car enfin n’attend pas que j’abaisse ma haine :

Je te l’ai déjà dit, César, je suis Romaine ;

Et, quoique ta captive, un cœur comme le mien ;

De peur de s’oublier, ne te demande rien.

 

 

         C’est encore du Lucain ; elle souhaite dans la Pharsale d’avoir épousé César, et de n’avoir eu à se louer d’aucun de ses maris :

 

 

O utinam in thalamis invisi Cæsaris essem

Infelix conjux, et lulli læta marito !

 

 

         Ce sentiment n’est point dans la nature ; il est à la fois gigantesque et puéril ; mais du moins ce n’est pas à César que Cornélie parle ainsi dans Lucain. Corneille, au contraire, fait parler Cornélie à César même : il lui fait dire qu’elle souhaite d’être sa femme pour porter dans sa maison « le poison invincible d’un astre envenimé : » car, ajoute-t-elle, ma haine ne peut s’abaisser, et je t’ai déjà dit que je suis Romaine, et je ne te demande rien. Voilà un singulier raisonnement : je voudrais t’avoir épousé pour te faire mourir ; car je ne te demande rien.

 

         Ajoutons encore que cette veuve accable César d’injures dans le moment où César vient de pleurer la mort de Pompée, et qu’il a promis de la venger.

 

         Il est certain que si l’auteur n’avait pas voulu donner de l’esprit à Cornélie, il ne serait pas tombé dans ces défauts, qui  se font sentir aujourd’hui après avoir été applaudis si longtemps. Les actrices ne peuvent plus guère les palliers par une fierté étudiée et des éclats de voix séducteurs.

 

         Pour mieux connaître combien l’esprit seul est au-dessous des sentiments naturels, comparez Cornélie avec elle-même, quand elle dit des choses toutes contraires dans la même tirade :

 

 

Je dois bien, toutefois, rendre grâces aux dieux

De ce qu’en arrivant je te trouve en ces lieux ;

Que César y commande, et non pas Ptolémée.

Hélas ! et sous quel astre, ô ciel ! m’as-tu formée !

Si je leur dois des vœux de ce qu’ils ont permis

Que je rencontre ici mes plus grands ennemis.

Et tombe entre leurs mains plutôt qu’aux mains d’un prince

Qui doit à mon époux son trône et sa province ?

 

 

         Passons sur la petite faute de style, et considérons combien ce discours est décent et douloureux ; il va au cœur ; tout le reste éblouit l’esprit un moment, et ensuite le révolte.

 

         Ces vers naturels charment tous les spectateurs :

 

 

O vous ! à ma douleur objet terrible et tendre,

Eternel entretien de haine et de pitié,

Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié, etc.

 

 

(Acte V, scène Ier.)

 

 

         C’est par ces comparaisons qu’on se forme le goût, et qu’on s’accoutume à ne rien aimer que le vrai mis à sa place (4).

 

         Cléopâtre, dans la même tragédie, s’exprime ainsi à sa confidente Charmion (acte II, sc. I) :

 

 

Apprends qu’une princesse aimant sa renommée,

Quand elle dit qu’elle aime, est sûre d’être aimée,

Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris

N’oseraient l’exposer aux hontes d’un mépris.

 

 

         Charmion pouvait lui répondre : Madame, je n’entends pas ce que c’est que les beaux feux d’une princesse qui n’oseraient l’exposer à des hontes ; et à l’égard des princesses qui ne disent qu’elles aiment que quand elles sont sûres d’être aimées, je fais toujours le rôle de confidente à la comédie, et vingt princesses m’ont avoué leurs beaux feux sans être sûres de rien, et principalement l’infante du Cid.

 

         Allons plus loin. César, César lui-même ne parle à Cléopâtre que pour monter de l’esprit alambiqué :

 

 

Mais, ô dieux ! ce moment que je vous ai quittée

D’un trouble bien plus grand a mon âme agitée ;

Et ces soins importuns qui m’arrachaient de vous

Contre ma grandeur même allumaient mon courroux ;

Je lui voulais du mal de m’être si contraire,

De rendre ma présence ailleurs si nécessaire ;

Mais je lui pardonnais, au simple souvenir

Du bonheur qu’à ma flamme elle fait obtenir ;

C’est elle dont je tiens cette haute espérance

Qui flatte mes désirs d’une illustre apparence…

C’était pour acquérir un droit si précieux

Que combattait partout mon bras ambitieux ;

Et dans Pharsale même il a tiré l’épée

Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée (5).

 

(Acte IV, scène III.)

 

 

         Voilà donc César qui veut du mal à sa grandeur de l’avoir éloigné un moment de Cléopâtre, mais qui pardonne à sa grandeur en se souvenant que cette grandeur lui a fait obtenir le bonheur de sa flamme. Il tient la haute espérance d’une illustre apparence ; et ce n’est que pour acquérir le droit précieux de cette illustre apparence que son bras ambitieux a donné la bataille de Pharsale.

 

         On dit que cette sorte d’esprit, qui n’est, il faut le dire, que du galimatias, était alors l’esprit du temps. C’est cet abus intolérable que Molière proscrivit dans ses Précieuses ridicules.

 

         Ce sont ces défauts, trop fréquents dans Corneille, que La Bruyère désigna en disant (6) : « J’ai cru, dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs, intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l’amphithéâtre, que leurs auteurs s’entendaient eux-mêmes, et que j’avais tort de n’y rien comprendre. Je suis détrompé. » Nous avons relevé ailleurs l’affectation singulière où est tombé La Motte dans son abrégé de l’Iliade, en faisant parler avec esprit toute l’armée des Grecs à la fois :

 

 

Tout le camp s’écria, dans une joie extrême :

Que ne vaincra-t-il point ? il s’est vaincu lui-même.

 

 

         C’est là un trait d’esprit, une espèce de pointe et de jeu de mots : car s’ensuit-il de ce qu’un homme a dompté sa colère qu’il sera vainqueur dans le combat ? et comment cent mille hommes peuvent-ils, dans un même instant, s’accorder à dire un rébus, ou, si l’on veut, un bon mot ?

 

 

          

 E comme ESPRIT - Section IV

 

 

 

 

1 – Pyrame et Thisbé, tragédie de Théophile Viau. (G.A.)

 

2 – On peut comparer à ces commentaires ceux que Voltaire fait sur le même morceau dans son édition de Corneille (1767). (G.A.)

 

3 – Voici le vers de Lucain : (G.A.)

 

Turpe mori post te solo non posse dolore.

 

4 – Voyez l’article GOÛT.

 

5 – Dans son édition de Corneille, Voltaire aligne en prose toute cette tirade. (G.A.)

 

6 – Caractères de La bruyère, chapitre des Ouvrages de l’esprit.

 

 

 

 

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