DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme EDUCATION

Publié le par loveVoltaire

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E comme ÉDUCATION.

 

 

 

 

DIALOGUE

 

ENTRE UN CONSEILLER ET UN EX-JÉSUITE.

 

 

 

 

 

________

 

 

 

 

 

L’EX-JÉSUITE.

 

 

 

         Monsieur, vous voyez le triste état où la banqueroute de deux marchands missionnaires m’a réduit. Je n’avais assurément aucune correspondance avec frère La Valette et frère Sacy (1) ; j’étais un pauvre prêtre du collège de Clermont dit Louis-Le-Grand, je savais un peu de latin et de catéchisme que je vous ai enseigné pendant six ans, sans aucun salaire. A peine sorti du collège, à peine, ayant fait semblant d'étudier en droit, avez-vous acheté une charge de conseiller au parlement, que vous avez donné votre voix pour me faire mendier mon pain hors de ma patrie, ou pour me réduire à y vivre bafoué avec seize louis et seize francs par an, qui ne suffisent pas pour me vêtir, et me nourrir, moi et ma sœur la couturière devenue impotente. Tout le monde m’a dit que ce désastre était advenu aux frères jésuites, non-seulement par la banqueroute de La Valette et Sacy, missionnaires, mais parce que frère La Chaise, confesseur, avait été un trigaud, et frère Le Tellier (2), confesseur, un persécuteur impudent : mais je n’ai jamais connu ni l’un ni l’autre ; ils étaient morts avant que je fusse né.

 

         On prétend encore que des disputes de jansénistes et de molinistes sur la grâce versatile et sur la science moyenne, ont fort contribué à nous chasser de nos maisons : mais je n’ai jamais su ce que c’était que la grâce. Je vous ai fait lire autrefois Despautère et Cicéron, les vers de Commire et de Virgile, le Pédagogue chrétien et Sénèque, les Psaumes de David en latin de cuisine, et les odes d’Horace à la brune Lalagé, et au blond Ligurinus, flavam religanti comam, renouant sa blonde chevelure. En un mot, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous bien élever ; et voilà ma récompense !

 

 

 

 

 

LE CONSEILLER.

 

 

 

         Vraiment, vous m’avez donné là une plaisante éducation ; il est vrai que je m’accommodais fort du blond Ligurinus. Mais lorsque j’entrai dans le monde, je voulus m’aviser de parler et on se moqua de moi ; j’avais beau citer les odes à Ligurinus et le Pédagogue chrétien, je ne savais ni si François 1er avait été fait prisonnier à Pavie, ni où est Pavie ; le pays même où je suis né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie : pas un mot de mathématiques, pas un mot de saine philosophie ; je savais du latin et des sottises.

 

 

 

 

 

L’EX-JÉSUITE.

 

 

 

         Je ne pouvais vous apprendre que ce qu’on m’avait enseigné. J’avais étudié au même collège jusqu’à quinze ans ; à cet âge, un jésuite m’enquinauda (1) : je fus novice, on m’abêtit pendant deux ans, et ensuite on me fit régenter. Ne voudriez-vous pas que je vous eusse donné l’éducation qu’on reçoit dans l’Ecole militaire ?

 

 

 

 

 

LE CONSEILLER.

 

 

 

         Non ; il faut que chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle il est destiné. Clairault était le fils d’un maître de mathématiques ; dès qu’il sut lire et écrire, son père lui montra son art ; il devint très bon géomètre à douze ans ; il apprit ensuite le latin, qui ne lui servit jamais à rien. La célèbre marquise du Châtelet apprit le latin en un an, et le savait très bien ; tandis qu’on nous tenait sept années au collège pour nous faire balbutier cette langue, sans jamais parler à notre raison.

 

         Quant à l’étude des lois, dans laquelle nous entrions en sortant de chez vous, c’était encore pis. Je suis de Paris, et on m’a fait étudier pendant trois ans les lois oubliées de l’ancienne Rome ; ma coutume me suffirait, s’il n’y avait pas dans notre pays cent quarante-quatre coutumes différentes.

 

         J’entendis d’abord mon professeur qui commença par distinguer la jurisprudence en droit naturel et droit des gens : le droit naturel est commun, selon lui, aux hommes et aux bêtes ; et le droit des gens, commun à toutes les nations, dont aucune n’est d’accord avec ses voisins.

 

         Ensuite on me parla de la loi des douze Tables, abrogée bien vite chez ceux qui l’avaient faite ; de l’édit du préteur, quand nous n’avons point de préteur ; de tout ce qui concerne les esclaves, quand nous n’avons point d’esclaves domestiques (au moins dans l’Europe chrétienne) ; du divorce, quand le divorce n’est pas encore reçu chez nous, etc., etc., etc.

 

         Je m’aperçus bientôt qu’on me plongeait dans un abîme dont je ne pourrais jamais me tirer. Je vis qu’on m’avait donné une éducation très inutile pour me conduire dans le monde.

 

         J’avoue que ma confusion a redoublé quand j’ai lu nos ordonnances ; il y en a la valeur de quatre-vingt volumes, qui presque toutes se contredisent : je suis obligé, quand je juge, de m’en rapporter au peu de bon sens et d’équité que la nature m’a donné ; et avec ces deux secours, je me trompe à presque toutes les audiences.

 

         J’ai un frère qui étudie en théologie pour être grand-vicaire ; il se plait bien davantage de son éducation : il faut qu’il consume six année à bien statuer s’il y a neuf chœurs d’anges, et quelle est la différence précise entre un trône et une domination ; si le Phison, dans le Paradis terrestre, était à droite ou à gauche du Géhon ; si la langue dans laquelle le serpent eut des conversations avec Eve était la même que celle dont l’ânesse se servit avec Balaam ; comment Melchisédech était né sans père et sans mère ; en quel endroit demeure Enoch, qui n’est point mort ; où sont les chevaux qui transportèrent Elie dans un char de feu, après qu’il eut séparé les eaux du Jourdain avec son manteau, et dans quel temps il doit revenir pour annoncer la fin du monde. Mon frère dit que toutes ces questions l’embarrassent beaucoup et ne lui ont encore pu procurer un canonicat de Notre-Dame, sur lequel nous comptions.

 

         Vous voyez, entre nous, que la plupart de nos éducations sont ridicules, et que celles qu’on reçoit dans les arts et métiers sont infiniment meilleures.

 

 

 

 

 

L’EX-JÉSUITE.

 

 

 

         D’accord ; mais je n’ai pas de quoi vivre avec mes quatre cent francs, qui font vingt-deux sous deux deniers par jour, tandis que tel homme, dont le père allait derrière un carrosse, a trente-six chevaux dans son écurie, quatre cuisiniers et point d’aumônier.

 

 

 

 

 

LE CONSEILLER.

 

 

 

         Eh bien ! je vous donne quatre cents autres francs de ma poche, c’est ce que Jean Despautère ne m’avait point enseigné dans mon éducation.

 

 

 pense42 

 

1 – « Les jésuites, dit d’Alembert (Sur la destruction des jésuites), faisaient le commerce à la Martinique ; la guerre leur ayant causé des pertes, ils voulurent faire banqueroute à leurs correspondants de Lyon et de Marseille ; un jésuite de France, à qui ses correspondants s’adressèrent pour avoir justice, leur parla comme le Rat retiré du monde :

 

Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d’ici bas ne me regardent plus, etc.

 

Il leur offrit de dire la messe pour obtenir de Dieu, au lieu de l’argent qu’ils demandaient, la grâce de souffrir chrétiennement leur ruine. Ces négociants, volés et persifflés par les jésuites, les attaquèrent en justice réglée… » La Valette et Sacy furent condamnés le 19 Novembre 1759  et la sentence fut déclarée exécutoire contre toute la société le 29 Mai 1760. (G.A.)

 

2 – La Chaise et Le Tellier, confesseur de Louis XIV. (G.A.)

 

3 – Enquinauder, tromper quelqu’un en l’amusant, l’enjôler. La Fontaine équivoqua plaisamment sur ce mot, dans la satire le Florentin, faite contre le musicien Lullly, pour lequel le poète Quinault travaillait. Lully me demanda, écrit La Fontaine:

 

 

Du doux, du tendre, et semblables sornettes,

Petits morts, jargons d’amourettes,

Confits au miel ; bref, il m’enquinauda. (G.A.)

 

 

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