CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 15

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55 – DE VOLTAIRE

Juin.

 

          Monseigneur, j’ai reçu une partie des nouvelles faveurs dont votre altesse royale me comble. M. Thieriot m’a fait tenir le paquet où je trouve le Philosophe guerrier et les épîtres à MM. de Kaiserling et Jordan. Vous allez à pas de géant, et moi je me traîne avec faiblesse. Je n’ai l’honneur d’envoyer qu’une pauvre épître (1) : Oportet illum crescere, me autem minui.

 

Avec quelle ardeur vous courez

Dans tous les sentiers de la gloire !

Seigneur, lorsque vous vous battrez,

Il est clair que vous cueillerez

Ces beaux lauriers de la victoire ;

Et même vous les chanterez :

Vous serez l’Achille et l’Homère.

Votre esprit, votre ardeur guerrière,

Des Français se feront chérir ;

Vous aurez le double plaisir

Et de nous vaincre et de nous plaire.

 

          Je demande en grâce à votre altesse royale qu’une des premières expéditions de ses campagnes soit de venir reprendre Cirey, qui a été très injustement détaché de Remusberg, auquel il appartient de droit. Mais à la paix ne rendez jamais Cirey : je vous en conjure, monseigneur ; rendez, si vous voulez, Strasbourg et Metz ; mais gardez votre Cirey, et surtout que le canon n’endommage point les lambris dorés et vernis, et les niches et les entre-sols d’Emilie. Je me doute qu’il y a en chemin une écriture pour elle. Celle dont vous avez honoré M. Jordan va faire éclore d’excellents ouvrages. Si c’était un autre que Jordan, je dirais sur cette écriture venue de votre main, ce que je ne sais quel Turc (2) disait à Scanderbeg : Vous m’avez envoyé votre sabre ; mais vous ne m’avez pas envoyé votre bras. »

 

           Votre Epître à Jordan est de la très bonne plaisanterie ; celle à Césarion est digne de votre cœur et de votre esprit : le Philosophe guerrier répond très bien à son titre ; cela est plein d’imagination et de raison. Remarquez, je vous en supplie, monseigneur, que vous ne faites que de légères fautes contre la langue et contre notre versification. Par exemple, dans ce beau commencement :

 

Loin de ce séjour solitaire

Où sous les auspices charmants

De l’amitié tendre et sincère, etc. ;

 

vous mettez, la science non d’orgueil enflée.

 

          Vous ne pouvez deviner que science est là de trois syllabes, et que ce non est un peu dur après science. Voilà ce qu’un grammairien de l’Académie française vous dirait : mais vous avez ce que n’a nul académicien de nos jours, je veux dire du génie.

 

          Je vous demande pardon, monseigneur ; mais savez-vous combien ces vers sont beaux :

 

Et le trépas qui nous poursuit

Sous nos pas creuse notre tombe :

L’homme est une ombre qui s’enfuit,

Une fleur qui se fane et tombe.

Mille chemins nous sont ouverts

Pour quitter ce triste univers :

Mais la nature si féconde

N’en fit qu’un pour entrer au monde.

 

          Elle n’a fait qu’un Frédéric ; puisse-t-il rester en ce monde aussi longtemps que son nom !

 

          Je jure à votre altesse royale que dès que vous aurez repris possession du Château de Cirey, il ne sera plus question de la capucinade (3) que vous me reprochez si héroïquement. Mais, monseigneur, Socrate sacrifiait quelquefois avec les Grecs : il est vrai que cela ne le sauva pas : mais cela peut sauver les petits socratins d’aujourd’hui : Felix quem faciunt aliena pericula cautum ! Il y avait une fois un beau jeune lion qui passait hardiment auprès d’un ânon que son maître chargeait et battait. « N’as-tu pas de honte, dit ce lion à l’ânon, de te laisser mettre ainsi deux paniers sur le dos ? Monseigneur, lui répondit l’ânon, quand j’aurai l’honneur d’être lion, ce sera mon maître qui portera mes paniers. »

 

          Tout ânon que je suis, voici une Epître assez ferme que j’ai l’honneur de joindre à ce paquet. Je serais curieux de savoir ce qu’un Wolf en penserait, si sapeintissimus Wolfius pouvait lire des vers français. Je voudrais bien avoir l’avis d’un Jordan, qui sera, je crois, un digne successeur de M. de Beausobre ; surtout d’un Césarion ; mais surtout de votre altesse royale, de vous, grand prince et grand homme, qui réunissez tous les talents de ceux dont je parle.

 

          Votre altesse royale a lu, sans doute, l’excellent livre de M. de Maupertuis. Un homme tel que lui fonderait à Berlin (dans l’occasion) une académie des sciences qui serait au-dessus de celle de Paris (3).

 

          J’ai reçu une lettre de M. de Kaiserling, de l’Ephestion de Remusberg : vous avez, grand prince, ce qui manque à ceux qui sont ce que vous serez un jour, vous avez de vrais amis.

 

          Je suis étonné de voir, par la lettre de votre altesse royale non datée, qu’elle n’a point reçu les quatre actes de la Mérope, accompagnés d’une assez longue lettre. Cependant il y a six semaines que M. Thieriot m’accusa la réception du paquet, et dut le mettre à la poste. Il y a eu quelquefois de petits dérangements arrivés au commerce dont vous m’honorez.

 

          Je compte envoyer bientôt à votre altesse royale un exemplaire d’une édition plus correcte des Eléments de Newton. Il n’y a que vous au monde, monseigneur, qui puissiez allier tout cela avec la foule de vos occupations et de vos devoirs.

 

          Madame du Châtelet ne cesse d’être pénétrée pour votre personne d’admiration… et de regrets. Vous m’avez donné un grand titre (5) ; je ne pourrai jamais le mériter, quoique mon cœur fasse tout ce qu’il faut pour cela. Un homme, que le fameux chevalier Sidney avait aimé, ordonna qu’après sa mort on mît sur sa tombe, au lieu de son nom, Ci-gît l’ami de Sidney. Ma tombe ne pourra jamais avoir un tel honneur : il n’y a pas moyen de se dire l’ami de …

 

          Je suis, avec la plus profonde vénération et le dévouement tendre que vous daignez permettre, etc.

 

 

1 – C’est aujourd’hui le sixième des Discours sur l’homme. (G.A.)

 2 – Mahomet II. (G.A.)

 3 – La mise en scène de Jésus dans le septième des Discours. (G.A.)

4 – A propos de ce passage, M. Decroix fait remarquer que Voltaire a donné au prince la première idée du rétablissement de l’académie à Berlin et d’en faire président Maupertuis. (G.A.)

5 – Celui d’ami. (G.A.)

 

 

 

 

 

56 – DU PRINCE ROYAL

 

A Amatte, le 17 Juin.

 

          Mon cher ami, c’est la marque d’un génie bien supérieur que de recevoir comme vous faites les doutes que je vous propose sur vos ouvrages. Voilà donc Machiavel rayé de la liste des grands hommes, et votre plume regrette de s’être souillée de son nom (1). L’abbé Dubos, dans son parallèle de la poésie et de la peinture (2), cite cet Italien politique au nombre des grands hommes que l’Italie a produits : il s’est trompé assurément, et je voudrais que dans tous les livres on pût rayer le nom de ce fourbe politique du nombre de ceux où le vôtre doit tenir le premier rang.

 

          Je vous prie instamment de continuer le Siècle de Louis XIV. Jamais l’Europe n’aura vu de pareille histoire ; et j’ose vous assurer qu’on n’a pas même l’idée d’un ouvrage aussi parfait que celui que vous avez commencé. J’ai même des raisons qui me paraissent plus pressantes encore pour vous prier de finir cet ouvrage.

 

          Cette physique expérimentale me fait trembler. Je crains le vif-argent, et tout ce que (3) ces expériences entraînent après elles de nuisible à la santé. Je ne saurais me persuader que vous ayez la moindre amitié pour moi, si vous ne voulez vous ménager. En vérité, madame la marquise devrait y avoir l’œil. Si j’étais à sa place, je vous donnerais des occupations si agréables, qu’elles vous feraient oublier toutes vos expériences.

 

          Vous supportez vos douleurs en véritable philosophe. Pourvu qu’on voulût ne point omettre le bien dans le compte des maux que nous avons à souffrir, nous trouverions que nous ne sommes point si malheureux. Une grande partie de nos maux ne consiste que dans la trop grande fertilité de notre imagination mêlée avec un peu de rate.

 

          Je suis si bien au bout de ma métaphysique, qu’il me serait impossible d’en dire davantage. Chacun fait des efforts pour deviner les ressorts cachés de la nature : ne se pourrait-il pas que les philosophes se trompassent tous ? Je connais autant de systèmes qu’il y a de philosophes. Tous ces systèmes ont un degré de probabilité ; cependant ils se contredisent tous. Les Malabares ont calculé les révolutions des globes célestes sur le principe que le soleil tournait autour d’une haute montagne de leur pays, et ils ont calculé juste.

 

          Après cela, qu’on nous vante les prodigieux efforts de la raison humaine, et la profondeur de nos vastes connaissances ! Nous ne savons réellement que peu de choses, mais notre esprit a l’orgueil de vouloir tout embrasser.

 

          La métaphysique me parut autrefois comme un pays propre à faire de grandes découvertes : à présent elle ne me présente qu’une mer immense et fameuse en naufrages.

 

Jeune, j’aimais Ovide ; à présent c’est Horace. (Boileau.)

 

          La métaphysique ressemble à un charlatan : elle promet beaucoup, et l’expérience seule nous fait connaître qu’elle ne tient rien. Après avoir bien étudié les sciences, et observé l’esprit des hommes, on devient naturellement enclin au scepticisme.

 

Vouloir beaucoup connaître est apprendre à douter. (4)

 

          La Philosophie de Newton, à ce que je vois, m’est parvenue plus tôt qu’à son auteur. On vous a donc refusé la permission de l’imprimer à Paris ? Il paraît que je tiens ce livre de la libéralité du libraire de Hollande (5). Un habile algébriste de Berlin m’a parlé de quelques légères fautes de calcul ; mais d’ailleurs les vrais connaisseurs en sont charmés. Pour moi, qui juge sans beaucoup de connaissance, j’aurai un jour quelques éclaircissements à vous demander sur ce vide qui me paraît fort merveilleux, et sur le flux et reflux de la mer causé par l’attraction, sur la raison des couleurs, etc., etc. Je vous demanderai ce que Pierrot et Lucas vous demanderaient si vous vouliez les instruire sur de pareils sujets, et il vous faudra quelque peine encore pour me convaincre.

 

          Je ne disconviens point d’avoir aperçu quelques vérités frappantes dans Newton ; mais n’y aurait-il point des principes trop étendus ? du filigrane mêlé dans des colonnes d’ordre toscan ? Dès que je serai de retour de mon voyage, je vous exposerai tous mes doutes. Souvenez-vous que

 

Vers la vérité le doute les conduit. (Henriade, ch. VII.)

 

          A propos de doute, je viens de lire les trois derniers actes de la Mérope. La haine associée avec la plus noire envie ne pourront à présent trouver rien à redire contre cette admirable pièce. Ce n’est point parce que vous avez eu égard à ma critique, ce n’est point que l’amitié m’aveugle ; mais c’est la vérité, c’est parce que la Mérope est sans reproches. Toutes les règles de la vraisemblance y sont observées ; tous les événements y sont bien amenés ; le caractère d’une tendre mère, que son amour trahit, vaut tous les originaux de Van Dyk. Polyphonte conserve à présent l’unité de son caractère ; tout ce qu’il dit sort de l’âme d’un tyran soupçonneux. Narbas a dans ses conseils la timidité ordinaire des vieillards ; il reste naturellement sur le théâtre. Egisthe parle comme parlerait Voltaire, s’il était à sa place. Il a le cœur trop noble pour commettre une bassesse ; il a du courage, il venge les mânes de son père ; il est modeste après le succès, et reconnaissant envers ses bienfaiteurs.

 

          Serait-il permis à un Allemand, à un ultramontain, de faire une petite remarque grammaticale sur les deux derniers vers de la pièce ? O tempora, ô mores ! Un Béotien veut accuser Démosthène d’un solécisme ! Il s’agit de ces deux vers :

 

Allons monter au trône, en y plaçant ma mère ;

Et vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père (6)

 

          Ce et vous, mon cher Narbas, est-ce à dire qu’on placera Narbas sur le trône en y plaçant ma mère et vous ? Ou est-ce à dire : Narbas, vous me servirez toujours de père ? Ne pourriez-vous pas mettre :

 

Allons monter au trône, et plaçons-y ma mère ;

Pour vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père.

 

          Voilà qui est bien impertinent, je mériterais d’être chassé à coups de fouet du Parnasse français : il n’y a que l’intérêt de mon ami qui me fasse commettre des incongruités pareilles. Je vous prie, reprenez-moi, et mettez-moi dans mon tort. Vous aurez trouvé que ce plaçons-y n’est pas assez harmonieux ; je l’avoue, mais il est plus intelligible.

 

          Voilà ma pièce politique (7) telle que j’ai eu le dessein de la faire imprimer. J’espère qu’elle ne sortira point de vos mains ; vous en comprendrez aisément les conséquences. Je vous prie de m’en dire votre sentiment en gros, sans entrer dans aucun détail des faits. Il y manque un mémoire, que j’aurai dans peu, et que vous pourrez toujours y faire ajouter.

 

          Les Mémoires de l’Académie, que je fais venir, seront ma tâche pour cet été et pour l’automne. Je vous suis, quoique de loin, dans mes occupations, et comme une tortue se traîne sur les traces d’un cerf.

 

          Le paquet dont on vous a donné avis, et que le substitut de M. Tronchin (8) ne vous a point envoyé, contient quelques bagatelles pour la marquise : c’est un meuble (9) pour son boudoir. Je vous prie de l’assurer de l’estime que m’inspirent tous ceux qui savent vous aimer. Césarion me paraît un peu touché de la marquise ; il me dit : Quand elle parlait, j’étais amoureux de son esprit ; et quand elle ne parlait pas, je l’étais de son corps.

 

          Heureux sont les yeux qui l’ont vue, et les oreilles qui l’ont entendue ! Mais plus heureux ceux qui connaissent Voltaire, et qui le possèdent tous les jours !

 

          Vous ne sauriez croire à quel point je m’impatiente de vous voir. Je me lasse horriblement de ne vous connaître que par les yeux de la foi : je voudrais bien que ceux de la chair eussent aussi leur tour. Si jamais on vous enlève, soyez sûr que ce sera moi qui ferai le rôle de Pâris. Je suis à jamais, monsieur, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire, du 20 Mai. (G.A.)

2 – Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719. (G.A.)

3 – Edition de Berlin : « Je crains le vif-argent, je crains le laboratoire, et tout ce que, etc. » (G.A.)

4 – Réminiscence de deux vers de madame Deshoulières. (G.A.)

5 – Edition de Berlin : « … qu’à son auteur. Le titre m’en a paru singulier, et il paraît bien que ce livre le tient de la libéralité du libraire. ». Le titre mis par l’éditeur était : Eléments de la philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde.

6 – Derniers vers de Mérope. (G.A.)

7 – Considérations sur l’état du corps politique de l’Europe. (G.A.)

8 – Tronchin-Dubreuil, d’Amsterdam. (G.A.)

9 – L’écritoire dont on a déjà parlé. (G.A.)

 

 

 

 

 

57 – DE VOLTAIRE

 Juin.

 

          Monseigneur, quand j’ai reçu le nouveau bienfait dont votre altesse royale m’a honoré, j’ai songé aussitôt à lui payer quelques nouveaux tributs ; car, quand le prince enrichit ses sujets, il faut bien que leurs taxes augmentent. Mais, monseigneur, je ne pourrai jamais vous rendre ce que je dois à vos bontés. Le dernier fruit de votre loisir est l’ouvrage d’un vrai sage, qui est fort au-dessus des philosophes ; votre esprit sait d’autant mieux douter qu’il sait approfondir. Rien n’est plus vrai, monseigneur, que nous sommes dans ce monde sous la direction d’une puissance aussi invisible que forte, à peu près comme des poulets qu’on a mis en mue pour un certain temps, pour les mettre à la broche ensuite, et qui ne comprendront jamais par quel caprice le cuisinier les fait ainsi encager. Je parie que si ces poulets raisonnent, et font un système sur leur cage, aucun ne devinera que c’est pour être mangés qu’on les a mis là. Votre altesse royale se moque avec raison des animaux à deux pieds qui pensent savoir tout ; il n’y a qu’un bonnet d’âne à mettre sur la tête d’un savant qui croit savoir bien ce que c’est que la dureté, la cohérence, le ressort, l’électricité ; ce qui produit les germes, les sentiments, la faim ; ce qui fait digérer ; enfin, qui croit connaître la matière, et, qui pis est, l’esprit : il y a certainement des connaissances accordées à l’homme ; nous savons mesurer, calculer, peser jusqu’à un certain point. Les vérités géométriques sont indubitables, et c’est déjà beaucoup ; nous savons, à n’en pouvoir douter, que la lune est beaucoup plus petite que la terre, que les planètes font leurs cours suivant une proportion réglée, qu’il ne saurait y avoir moins de trente millions de lieues de trois mille pas d’ici au soleil ; nous prédisons les éclipses, etc. Aller plus loin est un peu hardi, et le dessous des cartes n’est pas fait pour être aperçu. J’imagine les philosophes à systèmes comme des voyageurs curieux qui auraient pris les dimensions du sérail du Grand-Turc, qui seraient même entrés dans quelques appartements, et qui prétendraient sur cela deviner combien de fois sa hautesse a embrassé sa sultane favorite, ou son icoglan, la nuit précédente.

 

          Mais, monseigneur, pour un prince allemand, qui doit protéger le système de Copernic, votre altesse royale me paraît bien sceptique ; c’est céder un de vos Etats pour l’amour de la paix ; ce sont des choses, s’ils vous plaît, que l’on ne fait qu’à la dernière extrémité ; je mets le système planétaire de Copernic, moi petit Français, au rang des vérités géométriques, et je ne crois point que la Montagne de Malabar (1), puisse jamais le détruire.

 

          J’honore fort messieurs du Malabar ; mais je les crois de pauvres physiciens. Les Chinois, auprès de qui les Malabares sont à peine des hommes, sont de fort mauvais astronomes. Le plus médiocre jésuite est un aigle chez eux ; le tribunal des mathématiques de la Chine, avec toutes ses révérences et sa barbe en pointe, est un misérable collège d’ignorants qui prédisent la pluie et le beau temps, et qui ne savent pas seulement calculer juste une éclipse ; mais je veux que les barbares du Malabar aient une montagne en pain de sucre, qui leur tient lieu de gnomon ; il est certain que leur montagne leur servira très bien à leur faire connaître les équinoxes, les solstices, le lever et le coucher du soleil et des étoiles, les différences des heures, les aspects des planètes, les phases de la lune ; une boule au bout d’un bâton nous fera les mêmes effets en rase campagne, et le système de Copernic n’en souffrira pas.

 

          Je prends la liberté d’envoyer à votre altesse royale mon système du plaisir (2) : je ne suis point sceptique sur cette matière, car depuis que je suis à Cirey, et que votre altesse royale m’honore de ses bontés, je crois le plaisir démontré.

 

          Je m’étonne que parmi tant de démonstrations alambiquées de l’existence de Dieu, on ne se soit pas avisé d’apporter le plaisir en preuve. Car, physiquement parlant, le plaisir est divin, et je tiens que tout homme qui boit de bon vin de Tokai, qui embrasse une jolie femme, qui, en un mot, a des sensations agréables, doit reconnaître un Etre suprême et bienfaisant ; voilà pourquoi les anciens ont fait des dieux de toutes les passions ; mais comme toutes les passions nous sont données pour notre bien-être, je tiens qu’elles prouvent l’unité d’un Dieu, car elles prouvent l’unité de dessein. Votre altesse royale permet-elle que je consacre cette Epître à celui (3) que Dieu a fait pour rendre heureux les hommes, à celui dont les bontés font mon bonheur et ma gloire ? Madame du Châtelet partage mes sentiments. Je suis avec un profond respect et un dévouement sans bornes, monseigneur, etc.

 

 

 

1 – Voyez la lettre de Frédéric, du 17 Juin. (G.A.)

2 – Aujourd’hui le cinquième des Discours sur l’homme. (G.A.)

3 – Frédéric lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

58 – DU PRINCE ROYAL

 

A Vessel, le 24 Juillet.

 

          Mon cher ami, me voilà rapproché de plus de soixante lieues de Cirey. Il me semble que je n’ai plus qu’un pas à faire pour y arriver, et je ne sais quel pouvoir invincible m’empêche de satisfaire mon empressement pour vous voir. Vous ne sauriez concevoir ce que me fait souffrir votre voisinage ; ce sont des impatiences, ce sont des inquiétudes, ce sont enfin toutes les tyrannies de l’absence.

 

         Rapprochez, s’il se peut, votre méridien du nôtre ; faisons faire un pas à Remusberg et à Cirey pour se joindre.

 

Que par un système nouveau

Quelque savant change la terre,

Et qu’il retranche, pour nous plaire,

Les monts, les plaines et les eaux

Qui séparent nos deux hameaux.

 

 

          Je souhaiterais beaucoup que M. de Maupertuis pût me rendre ce service. Je lui en saurais meilleur gré que de ses découvertes sur la Figure de la terre, et de tout ce que lui ont appris les Lapons (1).

 

          A propos de voyage, je viens de passer dans un pays où assurément la nature n’a rien épargné pour rendre les terres les plus fertiles, et les contrées les plus riantes du monde ; mais il semble qu’elle se soit épuisée en faisant les arbres, les haies, les ruisseaux qui embellissent ces campagnes, car assurément elle a manqué de force pour y perfectionner notre espèce (2).

 

          Je m’entretiens de votre réputation avec tous ceux qui viennent ici de Hollande, et je trouve des gens qui pensent comme moi, ou je fais des prosélytes. J’ai combattu pour vous à Brunswick contre un certain Botmer, bel esprit manqué, vif, étourdi, et qui décide de tout en dernier ressort. Ma cause a été triomphante, comme vous pouvez le croire ; et l’autre, confondu par la puissance de votre mérite, s’est avoué vaincu.

 

          Ce sont en partie les libelle infâmes, dont vos compatriotes se piquent de vous affubler, qui préviennent le public, juge pour l’ordinaire injuste et mal instruit. Il suffit qu’un homme soit blâmé par quelqu’un qui écrit contre lui, pour que les trois quarts du monde renouvellent sans cesse les accusations d’un rival. Le vulgaire n’examine jamais, et il aime à répéter tout ce que les autres ont dit contre un homme de grand nom.

 

          Votre nation est bien ingrate et bien légère de souffrir que des médisants, des plumes inconnues, osent entreprendre de flétrir vos lauriers (3). Est-ce que le nombre des grands hommes est si commun ? Serait-ce parce que vous ne donnez point de l’encensoir à travers le visage des dieux de la terre ? Quelques raisons qu’ils puissent alléguer, il n’y en aura que de mauvaises. Si Auguste eût souffert qu’on eût couvert Virgile d’opprobre, si Louis XIV eût laissé enlever à Despréaux son mérite, ils auraient été moins grands princes, et le monarque romain et le monarque français auraient peut-être été obligés de renoncer à une partie de leur réputation.

 

          C’est une espèce de barbarie que d’obscurcir ou de laisser étouffer le génie et les grands talents. Les Français, en ne vous estimant pas assez, semblent se trouver indignes d’être les compatriotes de l’auteur de la Henriade et de tant d’autres chefs-d’œuvre. On sent trop, pour peu qu’on y fasse attention, que la plume de vos ennemis est trempée dans le fiel de l’envie. Ce ne sont point des raisons qu’ils allèguent contre vous, ce sont des traits de malignité et de méchanceté : tant il est vrai que la jalousie et l’envie sont un brouillard qui obscurcit aux yeux du jaloux le mérite de son adversaire.

 

          M. Thieriot m’a envoyé les deux Lettres que vous avez écrites, l’une sur les ouvrages de M. Dutot, et l’autre sur Mérope (4). Ce sont des chefs-d’œuvre chacune dans leur genre. Vous jugez de la poésie en Horace, et de l’art de rendre les hommes heureux en Agrippa et en Amboise.

 

          N’oubliez pas d’assurer la marquise de tous les sentiments d’admiration que son mérite m’inspire ; je ne parle point de sa beauté car il paraît qu’elle est ineffable.

 

          Je mène depuis quelque temps une vie active, et très active. Dans quelques semaines, la contemplative aura son tour. On peut être heureux et dans l’une et dans l’autre : et comment peut-on être malheureux, lorsqu’on peut se flatter d’avoir de vrais amis ? Soyez toujours le mien, monsieur, et ne doutez jamais de l’estime parfaite avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Maupertuis venait de publier son Voyage au cercle polaire. (G.A.)

ai soutenu votre cause à G.A.)

Frédéric fait allusion ici aux attaques de Desfontaines contre Voltaire. (G.A.)

4 – Voyez, section LÉGISLATION, les Observations sur MM. J. Lass, Melon et Dutot ; et la lettre à Maffei, en tête de Mérope. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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