CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 9

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DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

A Lausanne, 19 de Février 1758.

 

 

 

 

 

          On doit avoir envoyé la Profession de foi à M. Malesherbes pour M. d’Alembert : il doit être content. Les hérétiques se plaignent modestement qu’on dise qu’ils ont du respect pour Jésus-Christ ; ils prétendent que ce mot de respect est beaucoup trop faible ; ils ont de la passion, du goût pour lui. A l’égard des peines éternelles, ils disent qu’on en menace. Cela peut être regardé comme comminatoire ; cela peut aussi avoir son effet. Ainsi tout le monde doit être content. Moi je ne le suis pas, et je redemande tous mes articles et les lettres écrites par moi à M. Diderot.

 

 

 

          Je regarderai comme une lâcheté infâme la faiblesse de travailler encore au Dictionnaire encyclopédique, à moins qu’on n’obtienne une satisfaction authentique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

 

 

A Lausanne, 25 de février 1758.

 

 

 

 

 

          Dieu, merci, mon cher philosophe, « turpiter allucinaris, et magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes (1) » sur les petites intrigues de ce monde. Soyez très sûr que madame de Pompadour et M. l’abbé de Bernis sont très loin de se déclarer contre l’Encyclopédie. L’un et l’autre, je vous en réponds, pensent en philosophes, et agiront hautement dans l’occasion, quand on le pourra, sans se compromettre. Je ne réponds pas de deux commis, dont l’un est un fanatique imbécile qui, grâce au ciel, est beaucoup plus vieux que moi ; et l’autre, un … dont je ne veux rien dire.

 

 

 

          Il y a quatre ou cinq barbouilleurs de papier, et l’auteur de la Gazette en est un (2). C’est un misérable petit bel esprit ennemi de tout mérite. Quelques coquins de cette trempe se sont associés, et les auteurs de l’Encyclopédie ne s’associeraient pas ! et ils ne seraient pas animés du même esprit ! et ils auraient la bassesse de travailler en esclaves à l’Encyclopédie, et de ne pas attendre qu’on leur rende justice, et qu’on leur promette l’honnête liberté dont ils doivent jouir ! N’y a-t-il pas trois mille souscripteurs intéressés à crier vengeance avec eux ? Dès que je fus informé de l’article GENÈVE et du bruit qu’il excitait, j’écrivis à Diderot, et je lui mandai qu’il y allait de votre honneur à tout jamais si vous vous rétractiez ; je lui écrivis aussi un petit billet au sujet du malheureux libelle des Cacouacs. Je n’ai point eu de réponse. Ce n’est point paresse, il a écrit au docteur Tronchin, qui tenait la plume du comité des prédicants de Genève. Je ne suis pas content de sa lettre à Tronchin ; mais je suis indigné de son impolitesse grossière avec moi. Vous pouvez lui montrer cet article de ma lettre (3).

 

 

 

          Je veux absolument qu’il vous rende tout ce que je lui ai écrit sur l’article GENÈVE et sur les Cacouacs, et qu’il remette ces papiers à madame de Fontaine ou à M. d’Argental, ou à vous, que je supplie de les rendre à madame de Fontaine.

 

 

 

          Au reste je n’ai point de terme pour vous exprimer combien je serai affligé et indigné si vos confrères continuent à écrire sous la potence. Attendez seulement un an, et il n’y aura qu’un cri dans le public pour vous engager à continuer en hommes libres et respectés.

 

 

 

          M. de Malesherbes vous a, je crois, donné la profession servetine qu’on lui a envoyée pour vous. Servet, sans doute, aurait signé cette confession. C’est là une des belles contradictions de ce monde. Ceux qui ont fait brûler Servet pensent absolument comme lui, et le disent. On vient d’imprimer le socinianisme tout cru à Neuchâtel ; il triomphe en Angleterre ; la secte est nombreuse à Amsterdam. Dans vingt ans, Dieu aura beau jeu.

 

 

 

          Tout ce qu’on a écrit sur des officiers-généraux prussiens et sur l’abbé de Prades est faux ; on ne dit que des sottises. L’abbé de Prades est aux arrêts pour avoir mandé des nouvelles assez indifférentes, les seules qu’il pouvait savoir. On traite à Paris les hommes comme des singes, ailleurs comme des ours.

 

 

 

 

 

Fortunatus et ille deos qui novit agrestes.

 

 

 

VIRG., Géorg., II, 493.

 

 

 

 

 

          J’attends les beaux jours pour aller voir mes Délices. En attendant nous jouons la comédie, et mieux qu’à Paris. Vana absit gloria. Vive liber et felix. Il faut que vous fassiez encore un voyage à Genève.

 

 

 

 

 

1 – Rabelais, Gargantua, liv. Ier, chap. XXXIX. (G.A.)

 

 

 

2 – Meusnier de Gerlon, rédacteur de la Gazette de France, ainsi que des Affiches de province. (G.A.)

 

 

 

3 – Je reçois enfin ce 26 une lettre de Diderot. Quel procédé ! après un mois ! et quelle misère de mollir ! lui, esclave des libraires, quelle honte ! (Apostille de Voltaire.) – Nous donnons, dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE, la réponse de Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

 

 

Paris, 26 de Février 1758.

 

 

 

 

 

          Diderot doit vous avoir répondu, mon cher maître. Je ne sais ce qu’il a fait ni ce qu’il fera de vos lettres. A l’égard de vos articles, ils sont tous entre mes mains, n’en sont pas sortis, et, comme je vous l’ai mandé, n’en sortiront que par votre ordre exprès. Si vous persistez à vouloir qu’on vous les renvoie, j’en ferai un paquet que je remettrai à M. d’Argental. J’y suis d’autant plus disposé que je persiste dans la résolution de ne plus travailler à l’Encyclopédie. Au reste Diderot ne m’avait rien dit de votre lettre, et je n’ai su que par vous que vous redemandiez vos papiers. Encore une fois soyez sûr que vous les aurez au premier mot que vous direz ; mais soyez sûr en même temps qu’ils ne courent aucun risque d’être jamais remis à d’autres qu’à vous.

 

 

 

          Il est vrai que j’ai fort lieu de me plaindre de Duclos. Dispensez-moi du détail. L’origine de notre brouillerie vient de ce qu’il a voulu faire mettre dans l’Encyclopédie des choses auxquelles je me suis opposé. Du reste on a fait sur notre désunion beaucoup d’histoires qui ne sont pas vraies. On n’oublie rien pour semer la zizanie entre nous. Ne dit-on pas dans Paris que vous avez lu, approuvé, et conseillé d’imprimer une des brochures qu’on a faites en dernier lieu contre nous ? J’ai soutenu que cela n’était pas vrai, et je le soutiendrai contre tous.

 

 

 

          M. de Cubières (1) vient de m’envoyer la Profession de foi de Genève. Comme il serait facile d’embarrasser ces gens-là avec quatre lignes de réponse ! mais je veux bien me taire, pourvu que les choses en restent là et que cette Profession de foi ne soit pas un nouveau prétexte d’injures.

 

 

 

          Je ne sais ce que c’est que le prétendu voyage de Jean-Jacques en Hollande. Il est toujours à Montmorency, haïssant, comme de raison, la nature humaine.

 

 

 

Adieu, mon cher et grand philosophe ; je suis aussi dégoûté de la France que de l’Encyclopédie. Je trouve bien heureux ceux qui sont à Genève, surtout quand ils ne sont pas obligés de dire que les ministres croient la divinité de Jésus-Christ, et les peines éternelles. Vale.

 

 

 

 

 

1 – Ou plutôt, Lubière. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

 

 

Lausanne, 7 de Mars 1758.

 

 

 

 

 

          En réponse de votre lettre du 26 de février, homme au-dessus de votre siècle et de votre pays, renvoyez-moi mes guenilles. M. d’Argental me les fera tenir comme il pourra, à moins que vous ne puissiez encore les faire contre-signer Malesherbes. Si on reprend la charrue mal attelée de l’Encyclopédie et qu’on veuille de ces articles, je les renverrai corrigés. Je ne cesse d’exhorter à tout quitter, à déclarer qu’on ne veut point ramer aux galères. Je suis convaincu que trois mille souscripteurs vous redemanderont à grands cris et que la voix publique sera votre protection. Si vous êtes unis, si on tient ferme, vous serez maîtres absolus, sinon on sera esclave des libraires, des censeurs et des sots.

 

 

 

          Diderot parle de ses engagements avec les libraires ; c’est à eux à recevoir vos ordres et les siens. Il parle d’une trentaine de mille livres. Vous en auriez eu deux cent mille si vous aviez voulu seulement entreprendre l’ouvrage à Lausanne ; et peut-être, si on s’entendait, si on avait du courage, si on osait prendre une résolution, on pourrait très bien finir ici l’Encyclopédie, l’imprimer ici aussi bien qu’à Paris, envoyer les tomes à Briasson, qui ensuite donnerait aux souscripteurs les volumes des planches qu’on peut graver à Paris, sans que la Sorbonne et les jésuites s’en mêlent. Si on était assez peu de son siècle et de son pays pour prendre ce parti, j’y mettrais la moitié de mon bien. J’aurais de quoi vous loger tous, et très bien. Je voudrais venir à bout de cette affaire et mourir gaiement.

 

 

 

          Berne, Zurich et la Batavie crient que la vénérable compagnie qui s’est fait rendre compte de votre article, et qui, ouï le rapport, a donné son édit, est plus que socinienne ; mais cela ne fait aucune sensation. Nous jouons la comédie à Lausanne, et par Dieu mieux qu’à Paris, et on la joue dans tous les cantons, dans tous les villages. Nous avons établi l’empire des plaisirs, et les prêtres sont oubliés.

 

 

 

          Plût à Dieu que les encyclopédistes pussent s’établir parmi nous ! ils seraient reçus à bras ouverts ; mais ils n’en sauront jamais jusque-là ; ils resteront à Paris, persécutés et mal payés.

 

 

 

          Quels sont les cuistres, les faquins, les misérables, les théologiens qui osent dire que j’ai approuvé ce qu’on a vomi contre l’Encyclopédie, c’est-à-dire contre moi ? Que tout me fait aimer mon lac (1) ! et que je sens mon bonheur dans toute son étendue ! A propos, vous avez dit, je ne sais où dans l’Encyclopédie, ou du moins fait entendre, que les lettres de Leibnitz, produites par Kœnig, n’étaient pas de Leibnitz (2). Wolf les avait vues et reconnues, et il me l’a écrit. Comptez qu’on ne vaut pas mieux à Berlin qu’à Paris et qu’il n’y a pas de bon que la liberté. Qu’est-ce qu’un citoyen de Genève qui se dit libre et qui va se mettre au pain d’un fermier-général, dans un bois, comme un blaireau (3) ! Vale, et me ama.

 

 

 

 

 

1 – Voyez, aux ÉPÎTRES, l’Auteur arrivant dans sa terre des Délices. (G.A.)

 

 

 

2 – Voyez aux FACÉTIES, la  Diatribe du docteur Akakia, et à la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE, la lettre d’un académicien de Berlin, du 18 Septembre 1752. (G.A.)

 

 

 

3 – J.J. Rousseau, que madame d’Epinay, femme d’un fermier-général, avait installé en 1756, à l’Ermitage, asile que le philosophe venait de quitter depuis trois mois pour habiter Montlouis, dans la même vallée de Montmorency. A cette époque, madame d’Epinay se trouvait à Genève, et avait déjà vu Voltaire. Voyez la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

 

 

Aux Délices, 25 de mars 1758.

 

 

 

 

 

Vous m’apprenez que je suis mort,

 

Je le crois, et j’en suis bien aise ;

 

Dans mon tombeau, fort à mon aise,

 

De vos vivants je plains le sort.

 

Loin du séjour de la folie,

 

Des rois sagement séquestré,

 

J’apprends à jouir de la vie,

 

Du jour que je fus enterré.

 

 

 

 

 

          Me voilà revenu à mes Délices. Je ne peux pas ôter de la tête des prêtres l’idée que j’ai été votre complice. Je me recommande contre eux à Dieu le père, car pour le fils, vous savez qu’il a aussi peu de crédit que sa mère à Genève. Au reste, on peut fort bien n’être pas l’intime ami de ces messieurs et vivre tout doucement. Je suis très fâché que vous ne veniez pas voir vos sociniens en allant en Italie, très fâché que Diderot et consorts ne l’aient pas abandonnée avec vous. Si vous vous étiez tenus unis, vous donneriez des lois. Tous les cacouacs devraient composer une meute ; mais ils se séparent, et le loup les mange. J’ai reçu, depuis peu, une lettre du cacouac roi de Prusse ; mais j’ai renoncé à lui comme à Paris, et je m’en trouve à merveille. Allez voir le pape, et tâchez de repasser par les Délices : j’en ai fait un séjour qui mérite le nom qu’elles portent. Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre un être plus libre que moi. Voilà comme vous devriez vivre. Vous avez déjà la plus grande réputation que mortel puisse avoir ; mais le roi de Prusse en a aussi et n’en est pas plus heureux. Je prie Dieu qu’il n’en soit pas ainsi de vous. Mon grand philosophe, soyez à jamais libre et heureux ; je vous aime autant que je vous estime.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

 

 

Aux Délices, 7 de Juin 1758.

 

 

 

 

 

          Par ma foi, mon grand et aimable et indépendant philosophe, vous devriez apporter votre Dynamique à Genève. Qui vous empêche de passer par le mont  Cenis ? Quoi ! parce que quelques marmottes du pays en manteau noir (1) ont signé qu’ils sont d’accord avec vous dans le fond et ont un peu biaisé sur la forme, vous éviteriez de passer par une ville où tous les honnêtes gens vous estiment et vous considèrent comme ils doivent ! Qui vous empêche de venir coucher chez M. Necker (2), à la ville, et chez moi, à la campagne ? Pour moi, je pense que rien ne serait mieux pour vous et pour les Génevois. Vous feriez voir hardiment que dans le siècle où nous sommes, les disputes sur la consubstantialité n’altèrent point l’union des gens sages, et qu’on commence à devenir plus humain que théologien ; en un mot, pour la rareté du fait, pour l’édification publique et pour mon plaisir, je vous prie de passer hardiment par chez nous. S’il y a des sots, il faut les braver ; et d’ailleurs un sujet, un pensionnaire du roi de France, un académicien doit être respecté dans une ville qui est sous la protection du roi et qui ne subsiste que par l’argent qu’elle gagne avec la France, argent dont elle fait cent fois plus de cas que de l’Homoiousios.

 

 

 

          Vous avez fait en digne philosophe de dédier la Dynamique à un disgracié (3). Ce n’est pas qu’il entende un mot de votre livre ; mais il sera plus flatté de votre attention qu’il ne l’eût été quand il donnait des audiences.

 

 

 

          Je vous remercie de la bonté que vous avez de me faire parvenir votre ouvrage. J’en entendrai ce que je pourrai, car j’ai bien renoncé à la physique depuis qu’aucune académie n’a pu m’apprendre le secret de se laver les mains dans du plomb fondu sans se faire de mal, secret connu de tous les charlatans ; et celui de chasser les mouches d’une maison, comme font les bouchers de Strasbourg. Si vous savez ces grandes choses, je vous prie de m’en faire part.

 

 

 

          Allez voir faire un pape (4) ; vous ne verrez pas grand’chose ; un bel opéra est plus agréable.

 

 

 

          Je suis persuadé que vos voyages ne vous feront pas oublier l’Encyclopédie. Vous l’embellirez aux articles ROME, et PAPE, et MOINES, et vous leur direz tout doucement leurs vérités.

 

 

 

          J’ai changé HISTOIRE ; j’en ai fait un article outrecuidant. S’il passe, à la bonne heure ; sinon, je me passerai bien qu’on l’imprime. Mes nièces (5) et l’oncle suisse vous aiment de tout leur cœur.

 

 

 

 

 

1 – Les pasteurs de Genève. (G.A.)

 

 

 

2 – Père du célèbre banquier. C’était un professeur de droit civil à Genève. (G.A.)

 

 

 

3 – D’Argenson. Il était exilé à sa terre des Ormes depuis le 1er Février 1757. (G.A.)

 

 

 

4 – Benoît XIV était mort le 3 mai 1758. (G.A.)

 

 

 

5 – Madame Denis et madame de Fontaine. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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