CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

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à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

Aux Délices, 21 Auguste 1762.

 

 

          Le vieux paresseux malade a rarement la consolation d’écrire à son philosophe d’Angoulême. Vous avez dû recevoir un petit imprimé (1) qu’on dit assez curieux, et qui est dans votre goût. Je pense qu’il vous fut envoyé par votre libraire de Genève, avant votre voyage de Paris. Le libraire m’a dit que vous ne lui en aviez point accusé la réception. Il prétend que c’est un ouvrage très rare, et qu’il a  eu beaucoup de peine à vous trouver. Si vous aviez quelque envie de voir les mémoires de Calas, il faudrait donner une adresse par laquelle on pût vous épargner un port considérable ; ce qui n’est pas à présent trop aisé. Ces Calas sont, comme peut-être vous l’avez déjà ouï dire, des protestants imbéciles que des catholiques un peu fanatiques ont fait rouer à Toulouse. Si notre siècle a des moments de raison, il en a de folies, bien atroces.

 

          Les Turcs prétendent que leur Alcoran a tantôt un visage d’ange, et tantôt un visage de bête. Cette définition de l’Alcoran convient assez au temps où nous vivons : il y a quelques philosophes ; voilà les visages d’anges : tout ce qui se fait ailleurs ressemble fort à des visages de bêtes.

 

          Je crois que nous aurons bientôt ici le gouverneur de votre Guyenne (2) ; il fait, comme vous, un petit pèlerinage chez le vieux gymnosophiste ; mais de tous les sages qui sont venus dans cet ermitage, vous serez toujours celui que je regretterai et que j’aimerai le plus.

 

          Nous n’avons point eu de nouvelles intéressantes depuis la dernière colique du czar. Il n’y a eu ni roi détrôné, ni moines abolis, ni batailles données la semaine dernière.

 

 

1 – Extrait des Sentiments de J. Meslier. (G.A.)

 

2 – Le maréchal de Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

Aux Délices, 23 auguste 1762.

 

 

          Je prie l’Académie de considérer que je n’ai pu employer d’autre méthode que celle de lui envoyer les premières idées des Commentaires sur Corneille, afin qu’elle eût la bonté de les rectifier ; je les travaille avec soin quand elle a eu la bonté de me les renvoyer.

 

          Il arrive quelquefois que, dans les ébauches que je soumets, je m’exprime trop naïvement, parce qu’alors il ne s’agit que de chercher la vérité et non de ménager les convenances. Je ne donne pas aussi toute l’étendue nécessaire à mes remarques, bien sûr que l’Académie m’entendra.

 

          Je découvre souvent à la révision une centaine de vers dont j’avais négligé l’examen. Les fautes sont innombrables dans les pièces qui suivent Polyeucte ; le travail est souvent désagréable et ingrat. Cependant je suis beaucoup plus prodigue d’éloges que de critiques ; et on s’en convaincra aisément, si on veut bien jeter les yeux sur les remarques pages 318 et 319 (1).

 

          J’ajoute à cet envoi la traduction de la conspiration de Brutus et de Cassius, ou de la Mort de César, que les Anglais préfèrent à Cinna. Je mets en parallèle cette pièce de Shakespeare et celle de Corneille. On sera peut-être étonné, et je crois que les nations verront qu’il y a quelque différence entre le théâtre français et le théâtre anglais.

 

          J’espère que l’Académie et le public ne me sauront pas mauvais gré d’avoir exposé ces deux pièces de comparaison.

 

 

          N.B. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien communiquer à l’Académie ces petites réflexions, et de me dire ce qu’elle pense de cette entreprise.

 

 

1 – Voyez, dans Pompée, la remarque sur les vers : « O soupirs ? ô respects ! etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 25 Auguste 1762.

 

 

          Il caro Goldoni, il figlio della natura veut donc, monsieur, me laisser mourir sans me donner la consolation de la voir. Il m’a écrit de Lyon qu’il n’avait pu passer chez moi parce qu’il a sa femme ; mais certainement je ne lui aurais pas pris sa femme, et je les aurais reçus tous deux avec autant d’empressement qu’il le sera partout ailleurs. Il m’a mandé que de Lyon il allait à Paris, mais il ne m’a pas donné d’adresse ; ainsi je ne sais où lui répondre.

 

          Je suis tout à fait angustiato. Vous m’étonnez, monsieur, de m’apprendre que vous voulez ressusciter en Italie la tragédie d’Idoménée (1), qui est morte à Paris dès sa naissance, il y a quelque soixante ans. C’est un des plus insipides ouvrages qu’on ait jamais donnés au théâtre, et aussi mal écrit que mal conduit. Assurément Phèdre et Polyeucte seraient bien étonnés de se trouver en pareille compagnie. Non, vous ne serez pas comme ceux qui tiennent table ouverte, et qui reçoivent également les gens aimables et les importuns.

 

          Dieu a béni votre théâtre, et n’a pas accordé au mien beaucoup de faveur cette année. J’ai été si malade, qu’il m’a fallu quitter le château de Ferney pour aller aux Délices près de Genève, et pour être longtemps entre les mains des médecins. Pendant ce temps-là, vous donniez de belles fêtes ; et il vous est plus aisé de trouver des acteurs à Bologne, qu’à moi d’en trouver à Genève. Bologna la dota vaut mieux que Genève la pédante, où il n’y a que des prédicants, des marchands, et des truites. Je ne m’accommode pas tout à fait de cela, moi qui aime la bonne tragédie. Ce que nous avons de plus agréable dans ce pays-ci, c’est que nous sommes instruits les premiers de toutes les sottises sanguinaires qui se passent dans le Nord. Nous sommes tout juste entre la France, l’Allemagne, et l’Italie ; et on ne tue personne vers Dresde que nous ne le sachions les premiers. Avec tout cela j’aimerais beaucoup mieux avoir bâti un château vers Bologna que vers les Allogroges, et être votre voisin que celui des Savoyards ; mais Dieu n’a pas voulu que je visse la belle Italie. Il faut que je vive et que je meure où je suis ; j’y vivrai et j’y mourrai plein d’estime et de respect pour vous.

 

 

1 – Tragédie de Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Goldoni.

 

Aux Délices, près de Genève, 28 Auguste 1762.

 

 

          Adasio un poco, caro sior ; cos ache avete ditto che avete una moglie al lato, vol dir che siete un contade perfetto. Basta, che il sior e la siora moglie sarebbero stati ricevuti con ogni rispetto, e col più gran zelo nelle mie capanne, e che la via di Ginevra è cosi bella come quella di Lione, e che me dispiace che la sia disgustada, e che non habbia avu la volontà de begnir, e we un pesso che l’aspettava, e che io vo mi ramaricando ; cardè, che cosa fa di non aver preso la via di Ginevra ; cardè, che bisogna che diga tutto e po vedrà se le cose ban ben.

 

          Volete dunque, moi caro sior, sanar la piaga che mi fate, coll’ onore della vostra dedicazione (1), ma se  questa gloria innalza il moi spirito, e lusinga la vanità mia, il dolor di non avervi tenuto nelle mie braccia, non è meno acerbo nel moi cuore. Leggero le vostre vezzose commedie fino al giorno che potro riverire l’autore.

 

          Non so dove siete adesso. Non so come indirizzare la mia lettera. Ma il Vostro nome basta ; e mi confide che siete già conosciuto à Parigi, come à Venezia. Non ho ancora ricevuto il regalo che mi accennate. Ma non posso differire i miei ringraziamenti.

 

          Giacchè site, o sarete ben presto cittadino di Parigi, vorrei farvi una visita, ma il Corneille non lo permetterà. Mi ritrovo fra il Corneille ed il Goldoni. Stampero l’uno, ed aspettero l’altro quando egli tornerà a riveder la sua bella Italia. Ma di grazia non mi deludete più colle illusioni della speranza.

 

          Addio ; vi stimo, vi onoro, vi amo senza illuzione veruna ; e saro sempre il vostro ammiratore, amico, e servitore.

 

 

1 – La Pamela maritata est dédiée à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

29 Auguste 1762.

 

 

          Divins anges, je m’aperçois pourtant qu’il est difficile de faire à la fois une tragédie, l’Histoire du Czar, l’Histoire générale, les Remarques sur Corneille, et de défricher le tout avec un procès pour un cimetière.

 

          J’apprends que vous n’êtes plus chez vous, et que la petite-vérole vous en a chassés : voilà ce que c’est que de ne pas faire inoculer tous les petits garçons et toutes les petites filles d’un pays à l’âge de sept ans ; mais j’ai peur que Tronchin et La Condamine n’aient décrédité l’inoculation, l’un en excitant trop d’envie, et l’autre en y mêlant un peu de ridicule.

 

          Je vous envoie Mariamne pour vous amuser dans votre exil ; vous avez dû recevoir le Jules César de Shakespeare. Je crois que vous serez convaincus que Laplace est fort loin d’avoir fait connaître le théâtre anglais ; avouez que l’excès énorme de son extravagance était pourtant bon à connaître.

 

          J’ai vu la requête de Mariette pour les Calas ; j’ai vu l’arrêt. La jurisprudence de Toulouse est bien étrange ; cet arrêt ne dit pas seulement de quoi Jean Calas était accusé. Je ne regarde ce jugement que comme un assassinat fait en robe et en bonnet carré. Je me flatte qu’enfin votre protection fera rendre justice à l’innocence. Je sais bien que les lois ne permettent pas les dédommagements que l’équité exigerait ; les juges devraient au moins demander pardon à la famille, et la nourrir. Que pourra faire le conseil ? Il dira que Calas n’a point pendu son fils ; nous le savions bien ; et quand le conseil se laisserait séduire par le parlement de Toulouse, l’Europe ne croira pas moins Calas innocent. Le cri public l’emporte sur tous les arrêts ; mais enfin c’est toujours beaucoup que le conseil réprime un peu le fanatisme.

 

          Mes chers anges, je ne ferai point imprimer Cassandre : que votre volonté soit faite dans la terre comme aux cieux ; mais il arrivera sûrement quelque malheur dans le Palatinat (1).

 

          L’électeur fait une belle dépense pour cette représentation : nous jouerons la pièce à Ferney ; mais, quoique ce ne soit pas en électeurs, le spectacle ne laissera pas que d’être beau. J’espère que nous en régalerons M. le maréchal de Richelieu. Nous verrons, à cette représentation s’il y a encore quelque chose à changer, et ensuite nous l’enverrons à nos juges en dernier ressort.

 

          Mes divins anges, nous avons des fluxions qui ne permettent pas trop d’écrire. Mille tendres respects.

 

 

1 – Colini fit en effet imprimer Olympie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux Délices, 29 Auguste 1762 1762.

 

 

 

Mon cher frère, il y a deux pièces dont je suis fort content : l’une est l’arrêt du parlement (1) qui nous débarrasse des jésuites, l’autre est la requête de M. Mariette contre le parlement de Toulouse. Je me flatte qu’à la fin nous viendrons à bout de faire rendre justice à l’innocence. Mais quelle justice ! Elle se bornera à déclarer que Jean Calas a été roué mal à propos. Le sang innocent, dans d’autres pays, obtiendrait une autre vengeance. Je regarde le supplice de Calas comme un assassinat revêtu des formes de la justice. Les assassins devraient bien être condamnés au moins à demander pardon à la famille, et à la nourrir.

 

Vous ne vous souvenez peut-être pas d’une lettre qui est, je crois, la première que je vous écrivis sur cette affaire, et qui était adressée à M. d’Alembert (2). Je vous l’envoyai, afin que tous les frères fussent instruits de cet horrible exemple de fanatisme. Je ne sais quel exécrable polisson a pris cette lettre pour son texte, et y a ajouté tout ce qu’on peut dire de plus extravagant, de plus offensant, et de plus punissable contre le gouvernement. L’auteur a poussé la sottise jusqu’à dire du mal du roi, et du bien du poème du Balai (3) ; le tout, écrit dans les charniers Saints-Innocents, a été mis dans les papiers publics d’Angleterre.

 

Il se trouve encore que le Journal encyclopédique, qui est le seul journal que j’aime, est attaqué violemment dans ce bel écrit qu’on m’attribue. Les auteurs de ce journal s’en sont plaints à moi ; enfin j’ai été obligé d’avoir la condescendance de désavouer publiquement cette impertinence (4), par la raison qu’il y a bien plus de gens qui se connaissent en méchancetés, qu’il n’y en a qui se connaissent en style. Il faut avouer que la lettre est si insolente, que M. d’Alembert serait presque aussi coupable de l’avoir reçue, que moi de l’avoir écrite.

 

Quand vous verrez M. d’Alembert, je vous prie de l’instruire de tout cela.

 

Mon frère Thieriot a trouvé ici de la santé, et moi je perds la mienne. Je suis accablé de fluxions, je deviens sourd. Les tempéraments faibles, à mon âge, s’en vont pièce à pièce. Nous allons jouer ici la comédie : je ne pourrai être tout au plus que spectateur ; c’est bien dommage, je ne faisais pas mal mes rôles de vieillard.

 

Ne pensez-vous pas qu’il faut attendre, pour reprendre à Paris le Droit du Seigneur, que la Comédie-Française soit sur un autre pied et sur un autre ton ? Je crois que vous avez à Paris Goldoni. Vous me ferez plaisir de me dire comment il réussira. Je ne parle pas de ses pièces ; je crois la chose décidée. On dit l’auteur très bon homme et fort naturel.

 

J’embrasse tendrement mon cher frère.

 

 

1 – L’arrêt du 6 auguste 1762. (G.A)

 

2 – Celle du 29 mars. (G.A)

 

3 – Poème de Du Laurens. (G.A)

 

4 – Voyez la lettre à P. Rousseau du 20 auguste. (G.A)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 30 Auguste 1762.

 

 

          Vous allez donc, mon cher ami, être l’inspecteur des jeux (1). Si la trappe réussit, je suis pour la trappe. Je ne me servis de coulisses pour brûler Olympie que parce que je ne pouvais avoir de trappe. Je faisais apporter un autel haut d’environ trois pieds ; on portait sur cet autel les offrandes qu’Olympie devait faire ; elle montait sur un petit gradin derrière cet autel. Les flammes cependant s’élançaient à droite et à gauche fort  au-dessus des deux coulisses fermées, sur lesquelles étaient peints des tisons enflammés. Olympie descendait rapidement de son petit marchepied, elle passait comme un trait, en se baissant un peu, entre les deux coulisses ouvertes, qui se refermaient sur-le-champ ; elle se mettait en sûreté, et alors les flammes redoublaient.

 

          Au reste, s’il en est encore temps, vous trouverez ci-joint un petit changement au cinquième acte, qui m’a paru nécessaire. Nous allons jouer aussi Cassandre à Ferney ; mais à peine pourrai-je l’entendre ; car, en vérité, je deviens sourd et aveugle. Le pays de Gex est charmant, mais il est entouré de montagnes de neige que je crois fort malsaines.

 

          On dit que la tragédie de Russie recommence, qu’on est sur le point de voir une seconde révolution. Je ne crois pas cette nouvelle fondée ; mais enfin, dans ce monde, il faut s’attendre à tout. Ma fluxion m’empêche de vous écrire de ma main ; je suis dans un état désagréable ; c’est le partage de la vieillesse.

 

          Je vous prie très instamment d’empêcher l’impression de la pièce, de ne la donner au souffleur qu’au moment de la représentation, et de retirer les rôles dès qu’elle aura été jouée. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – C’est-à-dire de la représentation d’Olympie à Schwetzingen. (G.A.)

 

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