CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

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à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 4 Janvier (1).

 

 

Vous m’avez écrit des vers charmants, mon cher confrère en Apollon. Je ne compte pas sur la gloire dont vous me bercez, mais bien sur les plaisirs puisque j’ai tous ceux qui conviennent à mon âge. Je bénis la vieillesse et la retraite ; elles m’ont rendu heureux.

 

 

Cette gloire, que vainement

Dans ses écrits on se propose,

On sait très bien que c’est du vent ;

Mais les plaisirs sont quelque chose.

 

 

C’en est un très grand surtout d’être un peu aimé de vous. Pourquoi ne m’avez-vous rien dit de l’honneur que nous avons (2) d’être Castillans, Napolitains, Parmesans ?

 

Il me semble que ce traité peut faire honneur à M. le duc de Choiseul. Vous savez combien je suis attaché à tout ce qui porte ce nom.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Grâce au pacte de familles. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

4 Janvier 1762.

 

 

Enfin donc, ma chère nièce, je reçois une lettre de vous ; mais je vois que vous n’êtes pas dévote, et je tremble pour votre salut. J’avais cru qu’une religieuse, un confesseur, un pénitent, une tourière, pourraient toucher des âmes timorées. Les mystères sacrés sont en grande partie l’origine de notre sainte religion : les âmes dévotes se prêtent volontiers à ces beaux usages. Il n’y a ni religieuse, ni femme, ni fille à marier, qui ne se plaise à voir un amant se purifier pour être plus digne de sa maîtresse.

 

Vous me dites que la confession et la communion ne sont pas suivies ici d’événements terribles ; mais n’est-ce rien qu’une fille qui se brûle, et qu’un amant qui se poignarde (1) ?

 

Où avez-vous pêché que Cassandre est un coupable, entraîné au crime par les motifs les plus bas ? 1° Il n’a point cru empoisonner Alexandre ; 2° on n’a jamais appelé la plus grande ambition un motif bas ; 3° il n’a pas même cette ambition ; il n’a donné autrefois à Statira un coup d’épée qu’en défendant son père ; 4° il n’a de violents remords que parce qu’il aime la fille de Statira éperdûment, et il se regarde comme plus criminel qu’il ne l’est en effet : c’est l’excès de son amour qui grossit le crime à ses yeux.

 

Pourquoi ne voulez-vous pas que Statira expire de douleur ? Lusignan ne meurt que de vieillesse : c’était cela qui pouvait être tourné en ridicule par les méchantes gens. Corneille fait bien mourir la maîtresse de Suréna sur le théâtre :

 

 

Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs.

 

 

Vous êtes tout étonnée que, dans l’église, deux princes respectent leur curé : mais les mystères sacrés ne pouvaient être souillés, et c’est une chose assez connue.

 

Au reste, nous ne comptons point jouer sitôt Cassandre ; M. d’Argental n’en a qu’une copie très informe. Si vous aviez lu la véritable, vous auriez vu que Statira, par exemple, ne meurt pas subitement. Ces vers vous auraient peut-être désarmée :

 

 

Cassandre à cette reine est fatal en tout temps.

Elle tourne sur lui ses regards expirants ;

Et croyant voir encore un ennemi funeste

Qui venait de sa vie arrache ce qui reste,

Faible, et ne pouvant plus soutenir sa terreur,

Dans les bras de sa fille expire avec horreur ;

Soit que de tant de maux la pénible carrière

Précipitât l’instant de son heure dernière,

Ou soit que, des poisons empruntant le secours,

Elle-même ait tranché la trame de ses jours (2).

 

 

Si vous aviez vu, encore une fois, mon manuscrit, vous auriez vu tout le contraire de ce que vous me reprochez. J’ai cru d’ailleurs m’apercevoir que les remords et la religion faisaient toujours un très-grand effet sur le public ; j’ai cru que la singularité du spectacle produirait encore quelque sensation. Je me suis pressé d’envoyer à M. et à madame d’Argental la première esquisse. Je n’ai pas imaginé assurément qu’une pièce faite en six jours n’exigeât pas un très long temps pour la corriger. J’y ai travaillé depuis avec beaucoup de soi ; elle a fait pleurer et frémir tous ceux à qui je l’ai lue, et il s’en faut bien encore que je sois content.

 

Vous voyez, par tout ce long détail, que je fais cas de votre estime, et que vos critiques font autant d’impression sur moi que les louanges de votre sœur. Elle est aussi enthousiasmée de Cassandre que vous en êtes mécontente ; mais c’est qu’elle a vu une autre pièce que vous, et qu’une différence de soixante à quatre-vingts vers, répandus à propos, change prodigieusement l’espèce.

 

Je ne sais ce qu’est devenu un gros paquet d’amusements de campagne que j’avais envoyé à Hornoy, et que j’avais adressé à un intendant des postes. Il y avait un petit livre relié, avec une lettre pour vous, et quelques manuscrits : tout cela était très indifférent ; mais apparemment le livre relié fit retenir le paquet. J’ai appris depuis qu’il ne fallait envoyer par la poste aucun livre relié : on apprend toujours quelque chose en ce monde.

 

Vous ne m’avez pas dit un mot de l’alliance avec l’Espagne. Je vois que vous et moi nous sommes Napolitains, Siciliens, Catalans ; mais je ne vois pas que l’on donne encore sur les oreilles aux Anglais, et c’est là le grand point.

 

Revenons au Tripot. Vous allez donc bientôt voir Zulime (3) ? Je vous avoue que je fais plus de cas d’une scène de Cassandre que de tout Zulime. Elle peut réussir, parce qu’on y parle continuellement d’une chose qui plaît assez généralement ; mais il n’y a ni invention, ni caractères, ni situations extraordinaires : on y aime à la rage ; Clairon joue, et puis c’est tout.

 

Bonsoir, ma chère nièce ; je vous regrette, vous aime, et vous aimerai tant que je vivrai.

 

On dit que nous aurons Florian au printemps : il verra mon église et mon théâtre. Je voudrais vous voir à la messe et à la comédie.

 

 

1 – Voyez Olympie. (G.A.)

 

2 – Tout cela n’est plus dans Olympie. (G.A.)

 

3 – On l’avait reprise le 29 Décembre 1761. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Janvier 1762.

 

 

Mes divins anges, songez donc que je ne peux pas faire copier toutes les semaines un Cassandre. Ne serait-il pas amusant que je vous renvoyasse l’ouvrage cartonné, que vous me le renvoyassiez apostillé, et que toutes les semaines vous vissiez les changements en bien ou en mal ? Rien ne serait plus aisé. Si vous pensez avoir la pièce telle qu’elle est, vous êtes loin de votre compte. Dépêchez-moi un exemplaire, et sitôt qu’il sera arrivé, vite des cartons, et mes raisons en marge ; et le lendemain le paquet repart, et la poste est toujours chargée de rimes. Cela est juste, puisque j’ai fait Cassandre en poste.

 

Madame de Fontaine n’aime pas Cassandre ; madame Denis l’aime beaucoup ; mademoiselle Corneille n’y comprend pas grand-chose : ce qui est sûr, c’est que cet ouvrage nous amusera.

 

Madame Denis m’a fait entendre qu’elle avait écrit à mes anges des choses que je désavoue formellement. Je ne suis pas si pressé d’imprimer. Il est vrai que je ne pourrai guère me dispenser de donner Cassandre dans quelques mois, parce qu’il y a une personne au bout du monde (1) qui a la rage d’avoir une dédicace, et qu’il est bon d’avoir des amis partout ; mais je ne me presserai point.

 

Crébillon me fait lever les épaules ; c’est un vieux fou à qui il faut pardonner.

 

L’alliance, le pacte de famille, le plaisir de me voir tout d’un coup Catalan, Napolitaine, Sicilien, Parmesan, m’a d’abord transporté ; mais si l’Espagne n’attaque pas les Anglais avec cinquante vaisseaux de ligne, je regarde le traité comme des compliments du jour de l’an. Je veux qu’on batte les Anglais et Luc, et qu’on ne siffle ni Zulime ni Cassandre.

 

Mes anges, je baise le bout des ailes.

 

 

1 – Le comte de Schowalow. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 6 Janvier 1762  (1).

 

 

Je suis très aise de la prise de Colbert et des six bataillons, attendu que l’impératrice de Russie a envoyé huit mille livres pour l’édition de Corneille et que le roi de Prusse n’a pas envoyé un sou.

 

Voulez-vous, monsieur, me faire un petit plaisir ? Ce serait d’envoyer de ma part à un nommé M. Garnier, ci-devant acteur de la comédie de Lyon et qui demeure à Lyon, je ne sais où, quatre louis d’or neufs.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Janvier 1762.

 

 

Eh, mon Dieu ! il y a cinq ou six jours que Cassandre clôt votre quatrième acte, et que ce quatre est tout changé. Il faut que l’idée soit bien naturelle, puisqu’elle est venue à l’auteur et à l’acteur. Mes divins anges, envoyez-moi donc mon brouillon, que je vous le rebrouillonne. Je vous jure que vous n’aurez plus d’autels souterrains ; mais vous aurez des autels que je vous dresserai.

 

Il y a toujours des gens qui, comme dit Cicéron, cherchent midi à quatorze heures à une pièce nouvelle ; il est aisé de dire qu’un sabre est trop grand ; il n’y a qu’à le raccourcir. Madame Denis (1) avait une bonne pique : on ne trouva point du tout mauvais que la forcenée, dans sa rage d’amour, allât se battre contre le premier venu. Elle rencontre son père, et jette ses armes ; cela faisait chez nous un beau coup de théâtre. Nous avons beaucoup d’esprit et de jugement, et votre Paris n’a pas le sens d’une oie. Quand vous faites des opérations de finances, nous vous redressons ; je parle de Genève, car pour moi je suis modeste. Faites comme vous l’entendez ; mais à votre place je laisserais crier les critiques.

 

Duchesne, Gui-Duchesne, m’écrit qu’il veut imprimer Zulime. Pour l’imprimer ? quelle nécessité ? Mon avis est qu’elle reste dans le dépôt du tripot ; qu’en pensent mes anges ? Je soutiens toujours que deux scènes de Satira valent mieux que tout Zulime et que toute l’eau rose possible. Mais vous croyez connaître Cassandre (car c’est Cassandre) : non, vous ne le connaissez pas. Quatrième acte nouveau et presque tout entier nouveau, et beaucoup de mailles reprises. Je vous dis que ma nièce Fontaine est folle ; elle ne sait ce qu’elle dit. Mon Dieu, que j’aime Cassandre et le Droit du Seigneur !

 

Clairon Statira ! c’était ma première pensée. Mes premières idées sont excellentes.

 

M. le comte de Choiseul, quand vous n’aurez rien à faire, daignez donc vous informer si le roi mon maître a été proposé jadis à Elisabeth l’autocratrice.

 

Le roi de Prusse a une descente : les flatteurs disent que c’est la descente de Mars ; mais elle n’est que de boyaux, et il ne peut plus monter à cheval. Il est comme nous ; il n’a plus de Colbert (2), à ce que disent les mauvais plaisants.

 

Mais, monsieur le comte de Choiseul, dites donc à l’Espagne qu’elle envoie cinquante vaisseaux à notre secours. Que voulez-vous que nous fassions avec des compliments ?

 

Gardez-vous d’avoir jamais affaire aux Russes.

 

Je n’ai point entendu parler de Lekain ; mais son affaire est faite (3).

 

Je baise bien tendrement le bout de vos ailes.

 

 

1 – Jouant Zulime. (G.A.)

 

2 – Jeu de mots sur la prise de Colbert. (G.A.)

 

3 – Il s’agit sans doute d’un congé obtenu pour lui. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

9 Janvier 1762.

 

 

Vraiment, mes chers frères, j’apprends de belles nouvelles ! Frère Thieriot reste indolemment au coin de son feu, et on va jouer le Droit du Seigneur tout mutilé, tout altéré, et ce qui était plaisant ne le sera plus ; et la pièce sera froide, et elle sera sifflée ; et frère Thieriot en sera pour sa mine de fèves. Un autre inconvénient qui n’est pas moins à craindre, c’est qu’on ne prenne votre frère pour le sieur Picardet, de l’Académie de Dijon ; alors il n’y aurait plus d’espérance, et tout serait perdu sans ressource. Je demande deux choses très importantes : la première, c’est qu’on m’envoie la pièce telle qu’on la jouera ; la seconde, qu’on jure à tort et à travers que je n’ai nulle part à cet ouvrage : mon nom est trop dangereux, il réveille les cabales. Il n’y en a point encore de formée contre M. Picardet, et M. Picardet doit répondre de tout.

 

Mes chers frères, interim estote fortes in Lucretio et in philosophia.

 

J’espère que je contribuerai, avec les Etats de Bourgogne (dont nous avons l’honneur d’être), à donner un vaisseau au roi ; mais si les Anglais me le prennent, je ferai contre eux une violente satire.

 

Frère V… est tout ébahi de recevoir, dans l’instant, une pancarte du roi, adressée aux gardes de son trésor royal, avec un bon, rétablissant une pension que frère V… croyait anéantie depuis douze ans. Que dira à cela Catherin Fréron ? que dira Le Franc de Pompignan ? V… embrasse les frères.

 

Qu’est-ce donc que Zarukma (1) ? quel diable de nom ! J’aimerais mieux Childebrand.

 

Je vous prie de me dire où demeure ce pédant de Crévier. Est-il recteur, professeur ? Je lui dois mille tendres remerciements.

 

 

1 – Tragédie de Cordier de Saint-Firmin. (G.A.)

 

 

 

 

 

1762 - 1

 

 

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