CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 17

Publié le par loveVoltaire

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Magnifique bouquet envoyé par mon grand Ami

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Ferney, 11 Avril 1761.

 

Personne au monde n’a jamais adressé plus de prière que moi à ses anges gardiens. Ce Tancrède est, dit-on, rejoué et reçu avec quelque indulgence, comme une pièce à laquelle vos bons avis ont ôté quelques défauts et on pardonne à ceux qui restent ; mais je ne reçois ni l’exemplaire de Tancrède, ni celui de l’Apologie (1) de mes maîtres contre les Anglais. Vous m’avouerez, mes anges, que cela n’est pas juste. Souffrez que je recommande encore Oreste à vos bontés : voyez si ces petits changements que je vous envoie sont admissibles.

 

J’ai une autre supplique à présenter : le petit Prault, qui ne m’a pas envoyé un Tancrède, n’a pas mieux traité madame de Pompadour et M. le duc de Choiseul, malgré toutes ses promesses. Je soupçonne qu’ils n’en sont pas trop contents, et qu’ils croient que j’ai manqué à mon devoir. Ils ne peuvent savoir que je ne me suis mêlé de l’édition. Il eût été assez placé que Lekain ou mademoiselle Clairon eût présenté l’ouvrage. Tout le fruit que j’ai recueilli de mes peines aura été, peut-être, de déplaire à ceux dont je voulais mériter la bienveillance, et d’être immolé à une parodie : tout cela est l’état du métier. Ne vaut-il pas mieux planter, semer, et bâtir ?

 

J’ai écrit en dernier lieu, à M. le duc de Choiseul une lettre (2) dont il a dû être content. Je crois bien que le fardeau immense (3) dont il est chargé ne lui permet pas de faire réponse à des gens aussi inutiles que moi ; il y avait pourtant dans  ma lettre quelque chose d’utile. Enfin je demande en grâce à M. d’Argental de m’apprendre si je suis en grâce auprès de son ami.

 

Malgré les petits désagréments que j’essuie sur  Tancrède, j’ai toujours du goût pour Oreste. Ce serait une action digne de mes anges de faire enfin triompher la simplicité de Sophocle des cabales des soldats de Corbulon (4).

 

Mille tendres respects.

 

 

 

1 – Appel à toutes les nations. (G.A.)

 

2 – On ne l’a pas. (G.A.)

 

3 – Celui de deux ministères. (G.A.)

 

4 – La cabale de Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

Ferney, le 14 Avril 1761.

 

 

          Je ressens bien vivement, mon cher Colini, l’extrême bonté de monseigneur l’électeur, qui daigne me parler de son bonheur (1), et qui fait le mien. Je ferai l’impossible pour venir prendre part à la joie publique dans Schwetzingen, et c’en sera une bien grande pour moi de vous y voir, et de pouvoir vous être de quelque utilité. Je vous ai envoyé ce que vous me demandiez pour l’édition (2). Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Charles-Théodore avait écrit, le 28 Mars, à Voltaire qu’il était père. (G.A.)

 

2 – La permission d’éditer en date du 4 Avril. (G.A.)

 

 

 

 

à Charles-Théodore,

 

ÉLECTEUR PALATIN.

A Ferney, le 14 Avril 1761.

 

 

Que je suis touché ! que j’aspire

A voir briller cet heureux jour,

Ce jour si cher à votre cour,

A vos Etats, à tout l’Empire !

 

Que j’aurai de plaisir à dire,

En voyant combler votre espoir :

J’ai vu l’enfant que je désire,

Et mes yeux n’ont plus rien à voir !

 

Je ressemble au vieux Siméon

Chacun de nous a son messie ;

J’ai pour vous plus de passion

Que pour Joseph et pour Marie.

 

 

          Monseigneur, que votre altesse électorale me pardonne mon petit enthousiasme un peu profane, la joie le rend excusable. Je ne sais ce que je fais, ma lettre manque à l’étiquette. Du temps de la naissance du duc de Bourgogne, tous les polissons se mirent à danser dans la chambre de Louis XIV. Je serais un grand polisson dans Schwetzingen, si je pouvais, dans le mois de juillet, être assez heureux pour me mettre aux pieds du père, de la mère, et de l’enfant. Un fils et la paix, voilà ce que mon cœur souhaite à vos altesses électorales ; et un fils sans la paix est encore une bien bonne aventure. Je me mets à vos genoux, monseigneur ; je les embrasse de joie. Agréez, vous et madame l’électrice, ma mauvaise prose, mes mauvais vers, mon profond respect, mon ivresse de cœur, et daignez conserver des bontés à votre petit Suisse, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 17 Avril 1761.

 

 

Plus anges que jamais, et moi plus endiablé, la tête me tourne de ma création de Ferney. Je tiens une terre à gouverner pire qu’un royaume ; car un ministre n’a qu’à ordonner, et le pauvre campagnard des Alpes est obligé de faire tout lui-même ; il n’a jamais de loisir, et il en faut pour penser. Ainsi donc, mes anges, vous pardonnerez à ma tête épuisée.

 

1° - Oreste se recommande à vos divines ailes.

 

Ma mère en fait autant

Acte IV, sc . III.

 

est le commencement d’une chanson plutôt que d’un vers tragique. Quelquefois un misérable hémistiche coûte.

 

 

Il a montré pour nous l’amitié la plus tendre ;

Il révérait mon père, il pleurait sur sa cendre.

 

ÉLECTRE.

 

Et ma mère l’invoque ! Ainsi donc les mortels

Se baignent dans le sang, et tremblent aux autels.

 

Acte IV, sc . III.

 

 

Voilà, je crois, la sottise amendée.

 

Il est plaisant que Bernard m’ait volé et que je n’ose pas le dire (1) ; mais un riche vaut mieux (2), et grâces vous soient rendues. Le produit net des cent soixante et treize journaux est fort plaisant et plus honnête ; mais savez-vous bien que vous faites Jean-Jacques un très grand seigneur ? vous lui donnez là cent mille écus de rente. La compagnie des Indes, sans le tabac, ne pourrait en donner autant à ses actionnaires. Vous êtes généreux, mes anges.

 

J’ai une curiosité extrême de savoir si madame de Pompadour et M. le duc de Choiseul ont reçu leur exemplaire (3) de Prault.

 

Autre curiosité, de savoir si on joue la seconde scène du second acte de Tancrède comme elle est imprimée dans l’édition de Cramer, et comme elle ne l’est pas dans l’édition de ce Prault. Je vous conjure de me dire la vérité. Je trouve la façon de Cramer plus attachante, plus théâtrale, plus favorable à de bons acteurs. Ai-je tort ?

 

Lekain ne m’a point écrit.

 

Si vous étiez des anges sans préjugés, vous verriez que le Droit du Seigneur n’est pas à dédaigner ; que le fond en était bon ; que la forme y a été mise à la fin ; qu’il n’y a pas une de vos critiques dont on n’ait profité ; que la pièce est tout le contraire de ce que vous avez vu ; en un mot, je vous conjure de la laisser passer sous le masque en son temps.

 

Il faut un autre amant à Fanime. Je lui en fournirai un ; mais le Czar m’attend, et l’Histoire générale se réimprime, augmentée de moitié, et la journée n’a que vingt-quatre heures, et je ne suis pas de fer.

 

Je n’ai point la nouvelle reconnaissance d’Oreste et d’Electre ; daignez me l’envoyer, ou j’en ferai une autre. Je suis entouré de vers, de prose, de comptes d’ouvriers ; je ne peux me reconnaître. Il est très vrai qu’il s’agit d’un mariage pour mademoiselle Corneille, et que l’emploi de valet de poste a arrêté le soupirant. Voilà ce qu’a produit Fréron : et on protège cet homme !

 

Le Brun est un bavard. Il m’avait insinué, dans ses premières lettres, que je ne devais pas laisse mademoiselle Corneille dans l’indigence après ma mort. Je lui ai mandé que j’avais fait là-dessus mon devoir. Il l’a dit, et il a tort.

 

Que voulez-vous donc de plus terrible, de plus affreux à la mort de Clytemnestre, que de l’entendre crier ? Il n’y a point là de beaux vers à faire : c’est le spectacle qui parle, et ce qu’on dit, en pareil cas, affaiblit ce qu’on fait.

 

Mais songez que Térée (4) et Oreste tout de suite, voilà bien du grec, voilà bien de l’horreur ; il faut laisser respirer. Je voudrais une petite comédie entre ces deux atrocités, pour le bien du tripot.

 

Daignerez-vous répondre à tous mes points ? Je n’en peux plus, mais je vous adore.

 

Pour Dieu, dites-moi si vous ne trouvez pas le mémoire (5) contre les jésuites bien fort et bien concluant ? comment s’en tireront-ils ? Je les ai fait plier tout d’un coup sans mémoire ; je les ai fait sortir d’un domaine qu’ils usurpaient. Ils n’ont pas osé plaider contre moi ; mais il ne s’agissait que de cent soixante mille livres.

 

 

1 – Il était frère de la première présidente Molé, qui ne paya point ses dettes, mais qui trouvait fort mauvais qu’on dît qu’il avait volé ses créanciers. (K.)

 

2 – Voyez l’Epître sur l’Agriculture. (G.A.)

 

3 – De la tragédie de Tancrède. (G.A.)

 

4 – Tragédie de Lemierre qu’on joua le 25 Mai. (G.A.)

 

5 – Mémoire à consulter et consultation pour Jean Lyoncy, créancier et syndic de la masse de la raison de commerce établie à Marseille sous le nom de Lyoncy frères et Gouffre, contre le corps et société des pères jésuites, signé Lalourcé, avocat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

A Ferney, le 22 Avril 1761.

 

Je suis le partisan de M. Diderot, parce qu’à ses profondes connaissances il joint le mérite de ne vouloir point jouer le philosophe, et qu’il l’a toujours été assez pour ne pas sacrifier à d’infâmes préjugés qui déshonorent la raison. Mais qu’un Jean-Jacques, un valet de Diogène, crie, du fond de son tonneau, contre la comédie, après avoir fait des comédies (et même détestables) ; que ce polisson ait l’insolence de m’écrire que je corromps les mœurs de sa patrie ; qu’il se donne l’air d’aimer sa patrie (qui se moque de lui) : qu’enfin, après avoir changé trois fois de religion, ce misérable fasse une brigue avec des prêtres sociniens de la ville de Genève, pour empêcher le peu de Génevois qui ont des talents de venir les exercer dans ma maison (laquelle n’est pas dans le petit territoire de Genève) : tous ces traits rassemblés forment le portrait du fou le plus méprisable que j’aie jamais connu. M le marquis de Ximenès a daigné s’abaisser jusqu’à couvrir de ridicule son ennuyeux et impertinent roman (1). Ce roman est un libelle fort plat contre la nation qui donne à l’auteur de quoi vivre ; et ceux qui ont traité les quatre jolies lettres de M. de Ximenès de libelles ont extravagué. Un homme de condition est au moins en droit de réprimer l’insolence d’un Jean-Jacques, qui imprime qu’il y a vingt contre un à parier que tout gentilhomme descend d’un fripon. (2).

 

Voilà, mon cher monsieur, ce que je pense hautement, et ce que je vous prie de dire à M. Diderot. Il ne doit pas être à se repentir d’avoir apostrophé ce pauvre homme comme grand homme, et de s’être écrié : Ô Rousseau ! dans un dictionnaire (3). Il se trouve, à la fin de compte, que ô Rousseau ! ne signifie que ô insensé ! Il faut connaître ses gens avant de leur prodiguer des louanges. J’écris tout ceci pour vous.

 

Prault petit-fils est un petit sot : il a imprimé l’Appel aux nations avec autant de fautes qu’il y a de lignes. Que M. Thieriot ne s’expliquait-il ? Je lui aurais envoyé, depuis deux ans, de quoi se faire un honnête pécule en rogatons.

 

Vous me trouverez un peu de mauvaise humeur : mais comment voulez-vous que je ne sois pas outré ? Je bâtis un joli théâtre à Ferney, et il se trouve un Jean-Jacques, dans un village de France, qui se ligue avec deux coquins, prêtres calvinistes, pour empêcher un bon acteur (4) de jouer chez moi. Jean-Jacques prétend qu’il ne convient pas à la dignité d’un horloger de Genève de jouer Cinna chez moi avec mademoiselle Corneille. Le polisson ! le polisson ! S’il vient au pays, je le ferai mettre dans un tonneau, avec la moitié d’un manteau sur son vilain petit corps à bonnes fortunes.

 

Pardonnez à ma colère, monsieur, vous qui n’aimez point les enthousiastes hypocrites.

 

 

 

1 – Voyez les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. (G.A.)

 

2 – Nouvelle Héloïse, première partie, lettre LXII. (G.A.)

 

3 – Article ENCYCLOPÉDIE. (G.A.)

 

4 – Aufresne. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Varennes.

Ferney, 22 Avril 1761.

 

 

Vous ne pouvez douter, monsieur, que je ne reçoive avec bien du plaisir la mainlevée de l’anathème prononcé contre mes troupes (1). Il est bien difficile d’excommunier les soldats sans que les éclaboussures des foudres sacrées ne frappent un peu les officiers. La contradiction ridicule d’être payé par le roi, et de n’être pas enterré par son curé, est d’ailleurs une de ces impertinences les plus dignes de nos lois et de nos mœurs. Si l’on parvient à nous défaire de cette barbarie on rendra service à la nation  J’attends le livre (2) avec impatience ; mais je doute fort qu’il produise un autre effet que celui de nous convaincre de notre sottise. Rien de plus commun que de nous prouver que nous avons tort, et rien de plus rare que de nous corriger.

 

J’ai l’honneur d’être, avec l’estime que vous m’avez inspirée, etc.

 

 

1 – Les comédiens. (G.A.)

 

2 – Le mémoire de Huerne de La Motte sur les Libertés de la France contre le pouvoir de l’excommunication. (G.A.)

 

 

1761-17

 

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