CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 36

Publié le par loveVoltaire

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Ferney, par Genève, 27 Septembre 1760 (1).

 

 

          Madame, je devrai donc à vos bontés les lumières dont j’ai besoin pour achever l’histoire de Pierre Ier. J’ai eu l’honneur d’envoyer à votre altesse sérénissime trois exemplaires du premier volume ; ils sont en chemin.

 

          J’ose supplier votre altesse sérénissime de daigner ordonner qu’un de ces trois exemplaires parvienne à madame la comtesse de Bassevitz. Elle accompagne les manuscrits dont elle me favorise d’une lettre qui vaut infiniment mieux que toutes les négociations de M. de Bassevitz. Je me vois souvent humilié par des Allemands qui parlent notre langue, à commencer par vous, madame, et par le roi de Prusse. Madame de Bassevitz est du nombre des personnes qui écrivent purement avec esprit ; mais je suis enchanté d’être ainsi humilié. Hélas ! que reste-t-il à présent à nous autre Français ? Le plaisir, madame, de voir des personnes comme vous parler leur langue mieux qu’eux. Nous avons fait la guerre aux Anglais sans avoir de vaisseaux ; nous l’avons longtemps faite en Allemagne sans avoir de généraux. Nous nous sommes ruinés, tantôt à vouloir ôter la Silésie à la reine de Hongrie, tantôt à vouloir la lui rendre. Si nous n’avions pas quelque ressource dans l’envie de plaire, nous paraîtrions anéantis. Ce plaisir me soutient. Je compte mettre incessamment à vos pieds une tragédie nouvelle, tragédie de chevalerie, où l’on voit sur le théâtre des armes, des devises, une barrière, des chevaliers qui jettent le gage de bataille, une femme accusée défendue par un brave qui est son amant. On joue cette pièce à Paris, et moi je la joue sur mon petit théâtre de Tournay, à une demi-lieue des Délices.

 

          Les chevaliers modernes sont un peu plus sérieux en Silésie. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple dans l’histoire d’un roi qui ait su, en huit jours, atteindre de soixante lieues un ennemi vainqueur, le battre (2), arrêter les progrès de trois armées confédérées, et faire trembler ceux qui croyaient l’avoir abattu. Cela est bien beau ; mais celui qui a fait ces grandes choses ne sera jamais heureux, et j’en suis fâché. Agréez, madame, le profond respect et l’attachement inviolable du Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – A Leibnitz. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha (1).

 

 

 

          Madame, immédiatement après avoir ouvert le paquet de madame de Bassevitz, je vois que votre altesse sérénissime m’honore d’une lettre qui me remplit d’inquiétude ; elle me fait trembler pour le prince Ernest. Ah ! qu’il vive, madame, et que le duc de Virtemberg mange tout ! La guerre est bien affreuse ; mais la crainte pour un fils l’est mille fois davantage. Permettez-moi d’oser, madame, partager tous vos sentiments. Je me jette à vos pieds, et à ceux de votre auguste famille, avec tout l’attendrissement et le respect que vous m’inspirez. La grande maîtresse des cœurs est bien alarmée.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Aux Délices, 29 Septembre.

 

 

 

 

          Je suis bien fatigué, ma chère nièce. Monsieur le grand écuyer de Cyrus, monsieur le jurisconsulte, vous avez fait une course à Paris qui est d’une belle âme. Venir voir Tancrède, pleurer, et repartir, c’est un trait que l’enchanteur qui écrira votre histoire et la mienne ne doit pas oublier.

 

          Nous venons aussi de jouer Tancrède de notre côté, et nous vous aurions cent fois mieux aimés à Tournay qu’à Paris. Je vous avertis que la pièce vaut mieux sur mon théâtre que sur celui des comédiens. J’y ai mis bien des choses qui rendent l’action beaucoup plus pathétique. Je n’ai pas eu le temps de les envoyer aux comédiens de Paris ; et d’ailleurs on ne peut commander son armée à cent lieues de chez soi.

 

          Je vous avertis que je la dédie à madame de Pompadour, non seulement parce que je lui ai beaucoup d’obligations, mais parce qu’elle a beaucoup d’ennemis, et que j’aime passionnément à graver les cabales. Vous avez pu juger, par ma lettre au roi de Pologne, si je sais dire hardiment des vérités utiles.

 

          Si je voyais votre ami M. de Silhouette, je lui dirais des vérités inutiles ; je lui dirais qu’il ne fallait pas, dans un temps de crise, faire trembler les créanciers, qu’on ne doit intimider qu’en temps de paix ; et j’ajouterais que si jamais il revient en place, il fera du bien à la nation ; mais je doute qu’il rentre dans le ministère. Je doute aussi que nous ayons la paix qui nous est nécessaire. J’ajoute à tant de doutes, que j’ignore si je pourrai vous allez voir à Hornoy.

 

          Il faut que je fasse le second volume de l’Histoire du czar, dont je vous envoie le premier, qui ne vous amusera guère ; rien de plus ennuyeux, pour une Parisienne, que des détails de la Russie. En récompense, je joins à mon paquet deux comédies.

 

          Monsieur le grand écuyer de Cyrus, l’histoire de la princesse de Russie est plus amusante que celle de son beau-père. Je suis au désespoir que ce soit un roman ; car je m’intéresse tendrement à madame d’Auban (1).

 

          Monsieur le jurisconsulte, pensez-vous que cette princesse morte à Pétersbourg, et vivante à Bruxelles, soit en droit de reprendre son nom ? Je vous avertis que je suis pour l’affirmative, attendu que j’ai lu dans un vieux sermon que Lazare étant ressuscité revint à partage avec ses sœurs. Voyez ce qu’on en pense dans votre école de droit.

 

          Pardon de ma courte lettre ; il faut répéter Mahomet et l’Orphelin de la Chine. Le duc de Villars, qui est un excellent acteur, joue avec nous en chambre, afin de ne pas compromettre sur le théâtre la dignité de gouverneur de province.

 

          Le théâtre de Tournay sera désormais à Ferney. J’y vais construire une salle de spectacle, malgré le malheur des temps ; mais, si je me damne en faisant bâtir des théâtres, je me sauve en édifiant une église. Il faut que j’y entende la messe avec vous, après quoi nous jouerons des pièces nouvelles.

 

 

1 – Voyez la lettre du 22 janvier 1761 à madame de Bassewitz. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

29 Septembre 1760.

 

 

          Voici, je crois, mes dernières volontés, mon adorable ange ; car je n’en peux plus. N’allez pas, je vous en conjure, casser mon testament ; faites essayer ce qui a si bien réussi chez moi. Voilà les cabales un peu dissipées, voilà le temps de jouer à son aise. Les comédiens ne doivent pas rejeter mes demandes ; cela serait bien injuste, et me ferait une vraie peine. Aménaïde-Denis vous embrasse. Je me jette aux pieds de madame Scaliger. Je crois avoir profité de son excellent mémoire. Qu’il est doux d’avoir de tels anges !

 

          Je crois que le démon de Socrate était un ami.

 

 

 

 

 

à M. Noverre.

 

PENSIONNAIRE DU ROI, MAÎTRE DES BALLETS DE L’EMPEREUR.

 

Septembre 1760.

 

 

          J’ai lu, monsieur, votre ouvrage de génie (1) ; mes remerciements égalent mon estime. Votre titre n’annonce que la danse, et vous donnez de grandes lumières sur tous les arts. Votre style est aussi éloquent que vos ballets ont d’imagination. Vous me paraissez si supérieur dans votre genre, que je ne suis point du tout étonné que vous ayez essuyé des dégoûts qui vous ont fait porter ailleurs vos talents. Vous êtes auprès d’un prince qui en sent tout le prix.

 

          Une vieillesse très infirme m’a seule empêché d’être témoin de ces magnifiques fêtes que vous embellissez si singulièrement. Vous faites trop d’honneur à la Henriade, de vouloir bien prendre le temple de l’Amour pour un de vos sujets : vous ferez un tableau vivant de ce qui n’est chez moi qu’une faible esquisse. Je crois que votre mérite sera bien senti en Angleterre, parce qu’on y aime la nature. Mais où trouverez-vous des acteurs capables d’exécuter vos idées ? Vous êtes un Prométhée, il faut que vous formiez des hommes, et que vous les animiez.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Lettres sur la danse et sur les ballets. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

1er Octobre 1760.

 

 

          Charmante madame Scaliger, la lettre, le savant commentaire du 24, redoublent ma vénération. M. le duc de Villars s’habille pour jouer, à huis clos, Gengis-kan (1) ; la Denis se requinque ; deux grands acteurs, par parenthèse. On rajuste mon bonnet, et je saisis ce temps pour vous remercier, pour vous dire, la centième partie de ce que je voudrais vous dire. Je suis devenu un peu sourd, mais ce n’est pas à vos remarques, ce n’est pas à vos bontés (2).

 

          Voilà à peu près tous les ordres de ma souveraine exécutés en courant. Toutes les judicieuses critiques scaligériennes ont trouvé un V. docile, un V. reconnaissant, un V. prompt à se corriger, et quelquefois un V opiniâtre, qui dispute comme un pédant, et qui encore vous supplie à genoux d’accepter ses changements, de faire ôter ce détestable

 

 

Car tu m’as déjà dit que cet audacieux ;

 

 

et il vous conjure, plus que jamais, d’ajouter au pathétique du tableau de Clairon, au cinq, ce morceau plus pathétique encore :

 

 

.  .  .  .  . Arrêtez…. Vous n’êtes point mon père ! etc.

 

 

          Il me semble que, grâce à vos bontés, tout est à présent assez arrondi, malgré la multitude de tant d’idées étrangères à Tancrède, qui me lutinent depuis un mois.

 

          Madame Denis partage toute ma reconnaissance. Divins anges, veillez sur moi ; je vous adore du culte de dulie et de latrie.

 

 

1 – C’est à lui que Voltaire disait : « Vous jouez comme un duc et pair. » (G.A.)

 

2 – Il y avait ici des corrections pour Tancrède. (K.)

 

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

Aux Délices, 3 Octobre 1760.

 

 

          Le baron germanique (1) qui se charge de rendre ce paquet à votre excellence est un heureux petit baron. Je connais des Français qui voudraient bien être à sa place, et faire leur cour à M. et à madame de Chauvelin. Je n’ai point eu l’honneur de vous écrire pendant que vous bouleversiez nos limites, et que vous rendiez des Savoyards Français, et des Français Savoyards. Je conçois très bien qu’il y a du plaisir à être Savoyard, quand vous êtes en Savoie. Souvenez-vous, monsieur, que quand vous prendrez le chemin de Versailles pour donner la chemise (2) au roi, vous devez au moins venir changer de chemise dans nos ermitages.

 

          J’ai l’honneur de vous envoyer une partie de la Vie du Solon et du Lycurgue du Nord. Si la cour de Russie était aussi diligente à m’envoyer ses archives que je le suis à les compiler, vous auriez eu deux ou trois tomes au lieu d’un. Je me souviens d’avoir entendu dire à vos ministres, au cardinal Dubois, à M. de Morville, que le czar n’était qu’un extravagant, né pour être contre-maître d’un navire hollandais ; que Pétersbourg ne pourrait subsister ; qu’il était impossible qu’il gardât la Livonie, etc. ; et voilà aujourd’hui les Russes dans Berlin (3), et un Tottleben donnant ses ordres datés de Sans-Souci ! Si j’avais été là, j’aurais demandé le beau Mercure (4) de Pigalle, pour le rendre au roi.

 

          En qualité de tragédien, j’aime toutes ces révolutions-là passionnément. J’ai et j’aurai contentement. Peut-être, si j’étais sir Politick (5), je ne les aimerais pas tant. Je ne suis pas trop mécontent de vous autres sur terre, mais vous êtes sur mer de bien pauvres diables.

 

          Si j’osais, je vous conjurerais à genoux de débarrasser pour jamais du Canada le ministère de France. Si vous le perdez, vous ne perdez presque rien ; si vous voulez qu’on vous le rende, on ne vous rend qu’une cause éternelle de guerre et d’humiliations. Songez que les Anglais sont au moins cinquante contre un dans l’Amérique septentrionale. Par quelle démence horrible a-t-on pu négliger la Louisiane, pour acheter tous les ans, trois millions cinq cent mille livres de tabac de vos vainqueurs ? N’est-il pas absurde que la France ait dépensé tant d’argent en Amérique, pour y être la dernière des nations de l’Europe ?

 

          Le zèle me suffoque ; je tremble depuis un an pour les Indes orientales. Un maudit gouverneur de la colonie anglaise à Surate, et un certain commodore qui nous a frottés dans l’Inde, sont venus me voir ; ils m’ont assuré que Pondichéry serait à eux dans quatre mois. Dieu veuille que M. Berryer confonde mon commodore !

 

          Pour me dépiquer des malheurs publics et des miens propres (car je navigue malheureusement dans la barque), je me suis mis à jouer force tragédies, et nous gardons des rôles pour madame l’ambassadrice. Nous jouâmes Fanime ces jours passés ; la scène est à Saïd, petit port de Syrie. Nous eûmes pour spectateur un Arabe qui est de Saïd même, qui sait sept ou huit langues, qui parle très bien français, et qui eut beaucoup de plaisir. Savez-vous bien que j’ai eu un autre Arabe ? C’est l’abbé d’Espagnac. Pourquoi faut-il qu’un homme si coriace soit si aimable ! Vivent les gens faciles en affaires ! la vie est trop courte pour chipoter.

 

          Vous connaissez la belle lettre de Luc, où il parle si courtoisement de M. le duc de Choiseul (6). J’ai bien peur que mes Russes n’aient pris aussi une lettre qu’il m’adressait. Cet homme ne ménage pas plus les termes que ses troupes ; il perdra ses Etats pour avoir fait des épigrammes. Ce sera du moins une aventure unique dans les chroniques de ce monde.

 

          Je suis un grand babillard, monsieur ; mais il est si doux de s’entretenir avec vous des sottises du genre humain, et de vous ouvrir son cœur ! Je compte si fort sur vos bontés, que je me suis laissé aller. Conservez-moi, et madame l’ambassadrice, un peu de souvenir et de bienveillance. Je vous avertis que madame Denis est devenue très digne de jouer les seconds rôles avec madame de Chauvelin.

 

          L’oncle et la nièce sont à ses pieds. Je vous présente mon tendre respect dans la foule de ceux qui vous aiment.

 

 

1 – Grimm. (G.A.)

 

2 – Chauvelin était l’un des deux maîtres de la garde-robe. (G.A.)

 

3 – Tottleben et l’Autrichien Lacy entrèrent dans Berlin le 9 Octobre. (G.A.)

 

4 – Il avait été envoyé par Louis XV en présent au roi de Prusse en 1748. (G.A.)

 

5 – Personnage principal d’une comédie de Saint-Evremond. (G.A.)

 

6 – « Je sais un trait du duc, écrivait Frédéric à d’Argens, le 27 Août 1760, que je vous conterai lorsque je vous verrai. Jamais procédé plus fou et plus inconséquent n’a flétri un ministre de France depuis que cette monarchie en a. » (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 36

 

 

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