CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

1759 - Partie 24

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Aux Délices, 22 Novembre.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu aujourd’hui le paquet dont vous m’avez honoré, par les mains de M. de Soltikof, qui me paraît de jour en jour plus digne de son nom et de vos bontés. Je peux assurer votre excellence que rien ne vous fera plus d’honneur que d’avoir développé ce mérite naissant. Vous avez la réputation de répandre des bienfaits ; mais vous ne pouviez jamais les placer ni sur une âme qui les méritât mieux, ni sur un cœur plus reconnaissant. Il se formera très vite aux affaires, et vous aurez un jour en lui un homme capable de vous seconder dans toutes vos vues, de rendre votre patrie aussi supérieure par les arts qu’elle l’est par les armes. Je vois bien que le lieu où il est à présent est pour lui un petit théâtre. Votre excellence le fera voyager en France, en Italie ; je regretterai sa perte ; mais tout ce qui sera de son avantage fera ma consolation.

 

          Je me flatte, monsieur, que vous avez reçu à présent tout ce que vous avez permis que je vous envoyasse ; le premier volume de Pierre-le-Grand, un autre paquet assez gros de livres et de manuscrits, et une caisse d’eau de Colladon, que je ne vous ai présentée que comme un des meilleurs remèdes pour les maux d’estomac, aussi agréable à boire que l’eau des Barbades, et qui peut servir à vos amis dans l’occasion ; car, pour vous, je sais que vous joignez à vos vertus celle d’être sobre. Votre excellence m’honore de présents plus dignes d’elle et de sa cour. Je brave, avec vos belles fourrures, les neiges des Alpes, qui valent bien les vôtres. Un présent bien plus cher est celui des manuscrits que je reçois ; ils me serviront beaucoup pour le second tome auquel je vais me mettre. Je n’ai point de temps à perdre. Mon âge et ma faible santé m’avertissent qu’il ne faut pas négliger un instant. Pierre-le-Grand mourut avant d’avoir achevé ses grandes entreprises ; son historien veut achever sa petite tâche.

 

          Le catalogue de tous les livres écrits sur Pierre-le-Grand me servira peu, puisque, de tous les auteurs que ce catalogue indique, aucun ne fut conduit par vous. La triste fin du czarovizt m’embarrasse un peu ; je n’aime pas à parler contre ma conscience. L’arrêt de mort m’a toujours paru trop dur. Il y a beaucoup de royaumes où il n’eût pas été permis d’en user ainsi. Je ne vois dans le procès aucune conspiration ; je n’y aperçois que des espérances vagues, quelques paroles échappées au dépit, nul dessein formé, nul attentat. J’y vois un fils indigne de son père ; mais un fils ne mérite point la mort, à mon sens, pour avoir voyagé de son côté, tandis que son père voyageait du sien. Je tâcherai de me tirer de ce pas glissant, en faisant prévaloir, dans le cœur du czar, l’amour de la patrie sur les entrailles de père.

 

          Je suis bien surpris de voir, dans les mémoires que je parcours, ces mots-ci : « Les biens du monastère de la Trinité ne sont point immenses, ils ont deux cent mille roubles de rente. » En vérité, il est plaisant de faire vœu de pauvreté pour avoir tant d’argent ; les abus couvrent la face de la terre.

 

          Quelques lettres de Pierre-le-Grand seront bien nécessaires ; il n’y a qu’à choisir les plus dignes de la postérité. Je demande instamment un précis des négociations avec Goërtz et le cardinal Albéroni, et quelques pièces justificatives. Il est impossible de se passer de ces matériaux. Ayez la bonté, monsieur, de me les faire parvenir. Donnez-moi vite, et vous recevrez vite. Vous êtes cause que j’ai fait une tragédie, et que j’ai bâti un théâtre dans mon château, n’ayant rien à faire. J’en suis honteux ; j’aurais mieux aimé travailler pour vous. J’aime mieux traiter l’histoire de votre héros que de mettre des héros imaginaires sur la scène. N’allez pas me réduire à m’amuser, quand je ne veux m’occuper qu’à vous servir. Regardez-moi comme votre secrétaire tendrement attaché.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

Aux Délices, 22 Novembre 1759.

 

 

Vous, faits pour vivre heureux, et si dignes de l’être,

Qui l’êtes l’un par l’autre, et dont les agréments

Ont prêté pendant quelque temps

Un peu de leur douceur à mon séjour champêtre ;

Quoi ! vous daignez dans vos palais

Vous souvenir de nos ombrages.

Vous donnez un coup d’œil à ces autels sauvages

Que nous dressions pour vous, où vos yeux satisfaits

Daignaient accepter nos hommages !

Vous parlez de beaux jours ; ah ! vous les avez faits !

Vous vantez les plaisirs de nos heureux bocages ;

C’est courir après vos bienfaits.

 

 

          Vos deux excellences nous ont enchantés chacun à sa façon. Vous en faites autant à Turin. Vous y avez essuyé plus de cérémonies que chez Philémon et Baucis ; mais, si jamais vous daignez repasser par chez nous, vous n’essuierez que des tragédies nouvelles. Nous aurons un théâtre plus honnête, et nos acteurs seront plus formés. Il faudrait alors jouer un tour à M. et à madame d’Argental, les faire mander à Parme, et leur donner rendez-vous aux Délices.

 

          Il paraît que vous avez écrit à M. le duc de  Choiseul avec quelque indulgence sur notre compte, que vous avez fait valoir notre lac, nos truites et notre vie tranquille ; car il prétend qu’il est très fâché de n’avoir pas pris sa route par notre ermitage, en revenant d’Italie. Grâces vous soient rendues de tous vos propos obligeants.

 

          M. d’Argental crie toujours après la Chevalerie, et moi, qui suis devenu temporiseur, avec toute ma vivacité, je réponds qu’il faut attendre, que tout ouvrage gagne à rester sur le métier, que le temps présent n’est pas trop celui des plaisirs, et que ceux qui vont aux spectacles avec l’argent qu’ils ont tiré du quart de leur vaisselle d’argent vendue ne sont pas de bonne humeur (1) ; en un mot, ce n’est pas le temps de la chevalerie.

 

          Vous croyez bien que je n’ai pas encore reçu des nouvelles de Luc ; il a été malade, il a beaucoup d’affaires. S’il m’écrit, j’aurai l’honneur de vous en rendre compte, plus que de cet abbé d’Espagnac, qui ne finit point, et que j’abandonne à son sens réprouvé de vieux conseiller-clerc. Au reste, en outrageant ainsi les conseillers-clercs, j’excepte toujours M. votre frère (2).

 

          Je me mets aux pieds de vos très aimables excellences. Baucis arrache la plume des mains de Philémon, pour vous dire que vos excellences ont emporté nos cœurs en nous privant de leur présence, et qu’il ne nous reste que des regrets.

 

 

P.S. – DE MADAME DENIS.

 

 

Mais que peut dire Baucis après Philémon ? Elle se contente de sentir tout ce qu’il exprime ; elle se plaît dans l’idée de vous savoir adorés à Turin, où vous représentez si bien une nation faite autrefois pour servir de modèle aux autres. Malgré tous nos malheurs, on en prendra toujours une grande idée, en vous voyant l’un et l’autre. Je vous en remercie pour ma patrie. Aménaïde et Mérope vous demandent vos bontés, et les méritent par le plus tendre et le plus respectueux attachement.

 

 

 

1 – Un arrêt du conseil du 26 Octobre exhortait les Français à porter leur vaisselle à la Monnaie pour être convertie en espèces pour les besoins de l’Etat, et fixait le prix qui en serait donnée. (Beuchot.)

 

2 – L’abbé Chauvelin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Aux Délices, 24 Novembre 1759.

 

 

          Je reçois, ma chère nièce, votre lettre du 14 de novembre. Vous devez en avoir reçu une très ample de moi, écrite il y a environ un mois (1), et adressée au château d’Hornoy, près d’Abbeville, par Amiens en Picardie. Peut-être cette méprise du voisinage d’Abbeville aura fait retarder la réception de la lettre : je vous y disais à peu près les mêmes choses que vous me dites.

 

          Je vous demandais si vous vous étiez déjà mise au rang des bons citoyens qui donnent leur vaisselle d’argent à l’Etat ; je plaignais comme vous la France ; je vous demandais quand vous reverriez la grande, vilaine, triste et gaie, riche et pauvre, raisonneuse et frivole ville de Paris. Je vous contais comment nous nous sommes amusés à Tournay, pour nous dépiquer des malheurs publics. Nous nous vantions, madame Denis et moi, d’avoir tiré des larmes des plus beaux yeux qui soient actuellement à Turin : ces yeux sont ceux de madame de Chauvelin l’ambassadrice.

 

          Je ne pourrai jamais vous dire combien nous vous avons regrettée dans nos fêtes. Nous disions : Ah ! si elle était là, si le grand-écuyer de Cyrus, si le jurisconsulte, étaient avec elle, ils verraient les choses bien changées ! ils seraient bien contents du petit palais d’ordre ionique, ne vous déplaise, d’ordre ionique bâti, achevé à Tournay ; et cela n’est point ionique : ce n’est point insulter à vos maçons qui n’ont pas été plus vite que nous.

 

          Luc est toujours Luc, très embarrassé et n’embarrassant pas moins les autres ; étonnant l’Europe, l’appauvrissant, l’ensanglantant, et faisant des vers, et m’écrivant quelquefois les choses du monde les plus singulières. M. le duc de Choiseul, qui a plus d’esprit que lui, et un meilleur esprit, me fait toujours l’honneur de me donner des marques de bonté auxquelles je suis plus sensible qu’au commerce de Luc. Je compte aussi sur les bontés de madame de Pompadour ; avec cela j’aime ma terre ou mes terres, ma retraite ou mes retraites, à la folie ; mais je vous aime davantage.

 

 

1 – Celle du 5 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 24 Novembre 1759.

 

 

          Mon cher ange, vous me trouvez bien indigne des plumes de vos ailes ; mais c’est pour en être digne que je diffère l’envoi de la Chevalerie. Horace veut qu’on tienne son affaire enfermée neuf ans ; je ne demande que neuf semaines ; voyez comme l’âge m’a rendu temporiseur. Je suis un petit Fabius, un petit Daun (1). D’ailleurs, moi qui ai d’ordinaire deux copistes, je n’en ai plus qu’un, et il ne peut suffire à tenir l’état de mes vaches, et de mon foin en parties doubles, à la correspondance et aux tragédies, et à Pierre-le-Grand, et à Jeanne. Laissez-moi faire, tout viendra à point.

 

          Dites-moi donc, mon divin ange, s’il ne vaut pas mieux bien faire que se presser. Quand on voudra faire la paix, qu’on se presse ; mais, en fait de tragédies, si on les veut bonnes, il faut qu’on ait la bonté d’attendre. Parlez-moi, je vous en prie, de la fortune que vous avez faite à Cadix, et dites-moi si vous mangez sur des assiettes à cul noir (2). Le crédit est-il toujours grand à Paris ? le commerce florissant ? M. le duc de Choiseul m’a mandé que feu M. de Meuse (3) avait une terre sur la porte de laquelle était gravé : A force d’aller mal, tout va bien.

 

          Je vous demandais s’il daignait être content de moi ; je vous dis aujourd’hui qu’il a la bonté d’en être content.

 

          Quand vous serez de loisir, et lui aussi, quand tout ira de pis en pis, quand on n’aura pas le sou, vous pourrez, mon divin ange, lui dire les belles lanternes dont il est question dans ma dernière épître ; cela pourrait réussir, et, en tout cas, cela ne gâtera rien. Vous êtes maître de tout.

 

          Mais vraiment, mon cher ange, je crois que tout le monde fera la campagne prochaine, sur terre et sur mer ; j’entends, sur mer, ceux qui auront des vaisseaux ; il faut que je déraisonne politique.

 

 

1 - L’Espagne est seule en état de proposer la paix, d’offrir sa médiation, de menacer si on ne l’accepte pas, etc., etc.

 

2 - Les Anglais  peuvent nous prendre Pondichéry, pendant que la gravité espagnole fera ses propositions.

 

 

3 - Le Canada n’est qu’un sujet éternel de guerres malheureuses, et j’en suis fâché.

 

4 - Il y a des gens qui prétendent que la Louisiane valait cent fois mieux, surtout si la Nouvelle-Orléans, qu’on appelle une ville, était bâtie ailleurs.

 

 

5 - Je ne vois dans tout ceci qu’un labyrinthe, et peu de fil. J’aime à vous dire tout ce qui me passe dans la tête, parce que vous êtes accoutumé à rectifier mes idées.

 

6 - Luc voudrait bien la paix. Y aurait-si grand mal à la lui donner, et à laisser à l’Allemagne un contre-poids ? Luc est un vaurien, je le sais ; mais faut-il se ruiner pour anéantir un vaurien dont l’existence est nécessaire ?

 

 

7 - Si vous avez de quoi bien faire la guerre, faites-la ; sinon, la paix.

 

Vous vous moquez de moi, mon divin ange ; vous avez raison ; mais mes terres sont couvertes de neige ; tous mes travaux champêtres sont malheureusement suspendus ; permettez-moi de déraisonner, c’est un grand plaisir.

 

Mille tendres respects à madame Scaliger.

 

M. de Choiseul a bien de l’esprit.

 

 

1 – Feld-maréchal autrichien, redouté de Frédéric. (G.A.)

 

2 – On se servait de ces assiettes au lieu de la vaisselle plate qu’on avait envoyée à la Monnaie. (G.A.)

 

3 – Choiseul-Meuse, mort en 1746. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Aux Délices, 26 Novembre 1759.

 

 

          Je n’ai pas votre santé de fer, ma chère et respectable philosophe ; c’est ce qui me prive de l’honneur de vous écrire de ma main. La mort et l’apparition de frère Berthier, si je ne mourais pas de misère, me feraient mourir de rire. Il m’a paru pourtant qu’il y a un peu de gros sel dans la première partie ; mais tout est bon pour les jésuites, et on peut leur jeter tout à la tête, jusqu’à des oranges de Portugal (1), pourvu qu’elles ne coûtent pas trop cher ; car voici le temps où il faut  épargner les dépenses inutiles. Je n’envoie point, comme vous, ma vaisselle d’argent à la Monnaie, parce que ma pauvre vaisselle est hérétique au poinçon de Genève, et que le roi très chrétien ne voudrait pas m’en donner 56 francs le marc ; je m’adresserai aux jésuites d’Ornex, qui, ayant acheté tant de terres dans le pays, m’achèteront mon argenterie, sans doute.

 

          Quoique je n’aie guère le temps, j’ai pourtant lu tout le gros mémoire de M. Dupleix, que vous avez eu la bonté de m’envoyer et dont je vous remercie. Je conclus de ce mémoire que les Anglais nous prendront Pondichéry, et que M. Dupleix ne sera point payé ; on ne peut avoir, dans le temps où nous sommes, que de mauvaises conclusions à tirer de tout. Je tremble encore plus pour la flotte de M. le maréchal de Conflans que pour le remboursement de M. Dupleix. Le roi de Prusse marche en Saxe, et voilà les choses à peu près comme elles étaient, au commencement de la guerre, dans cette partie du meilleur des mondes possibles. Martin avait raison d’être manichéen ; c’est sans doute le mauvais principe qui a ruiné la France de fond en comble en trois ans, dévasté l’Allemagne, et fait triompher les pirates anglais dans les quatre parties du monde. Que faut-il faire à tout cela, madame ? s’envelopper de son manteau de philosophe, supposé qu’Arimane nous laisse encore un manteau. J’ai heureusement achevé de bâtir mon petit palais de Ferney ; l’ajustera et le meublera qui pourra ; on ne paie point les ouvriers en annuités et en billets de loterie ; il faut au moins du pain et des spectacles : vous êtes à Paris au-dessus des Romains, vous n’avez pas de quoi vivre, et vous allez voir deux nouvelles tragédies, l’une de M. de Thibouville, et l’autre de M. Saurin.

 

          Pour moi, madame, je ne donne les miennes qu’à Tournay ; nous avons fait pleurer les beaux yeux de madame de Chauvelin l’ambassadrice, et nous aurions encore mieux aimé mouiller les vôtres. La république nous a donné de grosses truites et la Gazette de Cologne a marqué que ces truites pesaient vingt livres, de dix-huit onces la livre. Plût à Dieu que les gazetiers n’annonçassent que de telles sottises ! celles dont ils nous parlent sont trop funestes au genre humain.

 

          Madame Denis, madame, vous fait les plus tendres compliments. Vous savez bien à quel point vous êtes regrettée dans le petit couvent des Délices ; daignez faire le bonheur de ce couvent par vos lettres. Que fait notre philosophe de Bohême (2) ? N’est-il pas ambassadeur de la ville de Francfort, que nous n’aimons guère ? S’il demande de l’argent pour elle, je ferai arrêt sur la somme. Comment se porte M. d’Epinay ? ne diminue-t-il pas sa dépense comme les autres, en bon citoyen ? Où en est M. votre fils de ses études ? ne va-t-il pas un train de chasse ? Encore une fois, madame, écrivez-moi ; je m’intéresse à tout ce que vous faites, à tout ce que vous pensez, à tout ce qui vous regarde, et je vous aime respectueusement de tout mon cœur.

 

 

1 – Allusion à l’attentat de Septembre 1758. (G.A.)

 

2 – Grimm. (G.A.)

 

 

 

 

 

1759 - Partie 24

 

Commenter cet article