CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 14

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Madame Denis est un gros cochon qui prétend ne pouvoir écrire parce qu’il fait trop chaud ; et moi, malgré mon apoplexie, j’écris comme Gauffecourt. Je brave les saisons, et je boude ma philosophe qui ne veut point de nous, qui n’aime que Genève, qui ne veut point venir parler avec nous de l’Infâme (1). Je me ferai dévot, et les dévotes viendront me donner des lavements, puisque ma philosophe et mon prophète (2) m’abandonnent.

 

 

1 – Voilà le fameux mot qui apparaît ! (G.A.)

 

2 – Grimm, auteur du Petit prophète de Bœmischbroda. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Juillet.

 

 

          Mon divin ange, que vous dirai-je ? rien qui ne soit dans le paquet ci-joint. Votre chambrier d’Espagne, le président de Brosses, l’intendant (1), les fermiers-généraux, et mes maçons, ont conjuré ma perte. Les chevaliers et les czars ne s’en trouveront pas mieux. Je suis malade, les affaires me pilent. Je baise les ailes des anges pour me consoler.

 

 

1 – Joly de Fleury. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Comment se porte ma philosophe ? Est-il vrai qu’on a ôté à Gauffecourt son sel ? Mais, si le sel s’évanouit, avec quoi salera-t-on, comme dit l’autre (1) ?

 

          Certain sermon salé (2) est-il copié ? y a-t-il quelque nouvelle ? C’est une belle chose que la santé.

 

 

1 – Matthieu. (G.A.)

 

2 – S’agit-il du Sermon des cinquante qui fut imprimé chez madame d’Epinay ? (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Il y a dix ans que je n’ai lu les vers d’Helvétius. S’ils sont mauvais, sa prose ne vaut guère mieux. C’est un fagot vert qui donne un peu de feu et beaucoup de fumée.

 

          Le beau sermon est tout fait pour votre belle âme. Edifiez-vous, ma belle philosophe, tant qu’il vous plaira ; soyez toujours femme de bien ; et, si vous êtes d’honnêtes gens, vous et votre Bohémien (1), je vous donnerai votre récompense en ce monde, dans quelques jours. Je vous remercie tendrement ; mais votre fermier-général n’aime pas les belles-lettres, ou je suis trompé.

 

 

1 – Grimm. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Aux Délices, 27 Juillet.

 

 

          Continuez, aimez la campagne, ma chère nièce ; c’est vie de patriarche. Aimez votre terre ; plus vous la travaillerez, plus vous vous y plairez. Je vous plains seulement d’être trop grande dame, et de recevoir le produit des terres des autres, sans vous donner le plaisir de l’agriculture. Le blé qu’on a semé vaut bien mieux que celui qu’on recueille des moissons d’autrui. Je vais me servir de mon beau semoir à cinq tuyaux, et cette pièce de menuiserie me fait plus de plaisir que des pièces de théâtre.

 

          Voici le temps où il sied bien de vivre du produit de ses terres  tous les impôts sont augmentés. Il faut bien de quoi repousser les pirateries anglaises. Vous qui d’ailleurs êtes à peu près alliée au contrôleur-général, vous trouverez qu’il a raison ; car il faut ou se défendre ou recevoir la loi, il n’y a pas de milieu. Je ne vois point comment on ne prie point MM. Pâris, Marquet, Pavée, et cent autres entrepreneurs, de prêter au roi soixante millions à deux et demi pour cent sur ce qu’ils ont gagné ; mais il ne m’appartient pas de me mêler des affaires d’Etat, je ne dois songer qu’à ma chevalerie, et surtout à vous.

 

          Le roi de Prusse s’avise toujours de m’honorer de ses lettres ; il a toujours des droits sur mon imagination ; il n’en aura jamais guère sur mon cœur. Il me mande (1) qu’il a trouvé une Pucelle d’Orléans, une grosse Jeanne qui se bat comme Jeanne d’Arc, et qui exhorte ses troupes, au nom de Dieu, à exterminer les papistes et les Autrichiens. Il ne la dépucellera ni ne la paiera.

 

 

1 – Le 2 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 28 Juillet 1759 (1).

 

 

          On dit M. de Bompart, battu et tué, et le Canada très en danger, malgré le capitaine Caron. A l’égard de la descente en Angleterre, si j’étais du métier des meurtriers, j’aimerais beaucoup mieux être chargé de défendre les côtes d’Angleterre que de les attaquer. Dieu ait pitié de nous et de l’Espagne !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 2 Août (1).

 

 

          Grâce à mon frontispice d’ordre ionique, à des pièces d’eau, à des fontaines, à des terres qui coûtent beaucoup et rapportent peu, et à plus de soixante personnes à nourrir par jour, attendez-vous qu’avant qu’il soit peu nous serons réduits à cinquante mille écus. Mais aussi nous aurons un petit théâtre à Tournay, et vos prêtres viendront, s’ils veulent, nous voir jouer la comédie, que nous jouons mieux qu’eux. On va donc jouer la pièce de la descente en Albion. Je crains toujours pour le dénouement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

 

          Si Dieu vous a inspirée, si vous avez fait usage de votre imprimerie de poche, vous avez fait une action très méritoire. Il faut extirper l’Infâme, du moins chez les honnêtes gens. Elle est digne des sots ; laissons-là aux sots, mais rendons service à notre prochain. Ma chère philosophe, je n’irai point à Lausanne, si vous daignez venir aux Délices.

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Fel.

 

Aux Délices, 7 Août.

 

 

          Très aimable rossignol, l’oncle et la nièce, ou plutôt la nièce et l’oncle, avaient besoin de votre souvenir. Les gens qui n’ont que des oreilles vous admirent ; ceux qui, avec des oreilles, ont du sentiment, vous aiment. Nous nous flattons d’avoir de tout cela. Et sachez, malgré toute votre modestie, que vous êtes aussi séduisante quand vous parlez que quand vous chantez. La société est le premier des concerts, et vous y faites la première partie. Nous savons bien que nous ne jouirons plus de votre commerce, dont nous avons senti tout le prix ; les habitants des bords de notre lac ne sont pas faits pour être aussi heureux que ceux des bords de la Seine. Voici ce que notre petit coin des Alpes dit de vous :

 

 

De rossignol pourquoi porter le nom ?

Il est bien vrai qu’ils ont été ses maîtres ;

Mais tous les ans, dans la belle saison,

L’Amour les guide en nos réduits champêtres.

Elle n’a pas tant de fidélité ;

Elle nous fuit, peut-être nous oublie.

C’est le phénix à jamais regretté,

On ne le voit qu’une fois dans sa vie.

 

 

          C’est ainsi qu’on vous traite, mademoiselle, et quand vous reviendriez, vous n’y gagneriez rien ; on vous traiterait seulement de phénix qu’on aurait vu deux fois. Pour moi, quelque forte envie que j’aie de venir vous rendre mes hommages, il n’y a pas d’apparence que j’aille à Paris. Le rôle d’un homme de lettres y est trop ridicule, et celui de philosophe trop dangereux. Je m’en tiens à achever mon château, et ne veux plus en bâtir en Espagne.

 

          Vraiment, vous faites à merveille de me parler de M. de La Borde (1). Je sais que c’est un homme d’un vrai mérite, et nécessaire à l’Etat. Sono pochissimi i signori de cette espèce.

 

          Adieu, mademoiselle ; recevez sans cérémonie les assurances de l’attachement très véritable de l’oncle et de la nièce. Nos compliments à M. votre frère (2).

 

 

1 – Jean-Benjamin de La Borde. (G.A.)

 

2 – Il est mort fou à Bicêtre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Ma belle inoculable, ma courageuse philosophe, je baise vos mules ; mais pour celle du pape (1), vous ne pourrez l’avoir que demain ou après-demain. Il faut s’en souvenir, la refaire, la transcrire ; je n’ai pas un moment à moi ; mais tous mes moments sont à vous.

 

 

1 – Voyez la Mule du pape. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

10 Août (1).

 

 

          Mon petit théâtre de Polichinelle ne sera pas cher. M. le conseiller (2) se moque de moi : il veut réduire mes acteurs à deux pieds et demi de haut, comme les diables de Milton qui se font pygmées. Il faut, pour sa peine, qu’il vienne jouer Mérope.

 

          J’ai fait la pièce tout seul ; je ferai bien le théâtre tout seul. Ce n’est pas ma faute si le généreux président de Brosses n’a pas une galerie plus longue et plus large.

 

          Je suis assez fâché que de mon théâtre à mon plancher il n’y ait que huit pieds de haut ; mais il n’y a qu’à bien jouer, et on oublie alors où on est. Ces représentations sont faites entre amis, c’est comme si on lisait au coin du feu.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le conseiller Tronchin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Au château de Tournay, 14 Août.

 

 

          Ma douleur, madame, est encore plus forte que ma maladie ; il faut que mon état me permette au moins de dicter mes sentiments, si je ne peux les écrire moi-même. Je partage toute votre inquiétude ; vous avez sans doute dépêché un exprès pour vous informer du sort de M. votre fils. J’ai été saisi à la nouvelle de cette abominable journée (1). S’il est vrai que M. de Contades ait exposé son armée à une batterie de quatre-vingts canons, comme on le dit, cela ne peut ni se comprendre ni être assez déploré. Une faute de jugement fait donc le deuil et la ruine de la France ! Vos chagrins dans ce moment occupent toute mon âme ; si vous avez un moment à vous, je vous demande en grâce d’envoyer chercher Colini, et de m’instruire par lui de l’état de votre fils et du vôtre.

 

          Adieu, madame, ceux qui disent que tout est bien sont des fanatiques bien haïssables. Ce que je souffre de corps et d’esprit m’empêche de vous en dire davantage ; mais je n’en suis pas moins sensible à tout ce qui vous touche, et personne ne vous est attaché, madame, avec un plus tendre respect que moi. L’ermite des Délices.

 

 

1 – La bataille de Minden, gagnée, le 1er Août, par le prince Ferdinand sur le maréchal de Contades. (G.A.)

 

1759 - Partie 14

 

 

 

 

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