CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 6

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à M. le comte d’Argental.

 

A Lausanne, 25 Février 1758.

 

 

          Il ne s’agit point, mon cher et respectable ami, des articles qu’on m’avait demandés pour le huitième tome de l’Encyclopédie ; ils sont à présent entre les mains de d’Alembert : il s’agit de papiers que Diderot a entre ses mains, au sujet de l’article GENÈVE, et des Cacouacs.

 

          Il faut que mon âme soit bien à son aise pour retravailler à Fanime, dans la multiplicité de mes occupations et de mes maladies. Nous la jouâmes hier, et avec un nouveau succès. Je jouais Mohadar ; nous étions tous habillés comme les maîtres de l’univers. Je vous avertis que je jouai le bon homme de père mieux que Sarrazin : ce n’est point vanité, c’est vérité. Quand je dis mieux, j’entends si bien que je ne voudrais pas de Sarrazin pour mon sacristain. J’avais de la colère et des larmes, et une voix tantôt forte, tantôt tremblante ; et des attitudes ! et un bonnet ! non jamais il n’y eut de si beau bonnet. Mais je veux encore donner quelques coups de rabot, à mon loisir, si Dieu me prête vie.

 

          Oui, vous êtes des sybarites, fort au-dessous des Athéniens, dans le siècle présent. La décadence est arrivée chez vous beaucoup plus tôt que chez eux ; mais vous leur ressemblez dans votre inconstance. Vous traitiez le roi de Prusse de Mandrin, il y a six mois ; aujourd’hui c’est Alexandre. Dieu vous bénisse ! Alexandre n’a point fuit dix lieues à Molwitz, et n’a point crocheté les armoires (1) de Darius pour avoir un prétexte de prendre l’argent du pays. Peut-être Alexandre aurait récompensé l’Iphigénie en Crimée, comme il récompensa Chérile (2).

 

          Je vous remercie, mon divin ange, de ce que vous faites pour ces Douglas (3). C’est vous qui ne démentez jamais votre caractère, et qui êtes toujours bienfaisant. Voulez-vous bien faire mes compliments à M. de Chauvelin ? Je suis toujours fâché qu’il s’en retourne par Lyon (4) ; M. l’abbé de Bernis trouverait fort bon qu’il passât par les Délices. J’ai reçu trois lettres de lui, dans lesquelles il me marque toujours la même amitié. Madame de Pompadour a toujours la même bonté pour moi. Il est vrai qu’il y a toujours quelques bigots qui me voient de travers, et que le roi a toujours sur le cœur ma chambellanie ; mais je n’en suis pas moins content dans la retraite que j’ai choisie. Je n’aime point votre pays dans lequel on n’a de considération qu’autant qu’on a acheté un office, et où il faut être janséniste ou moliniste pour avoir des appuis. J’aime un pays où les souverains viennent souper chez moi. Si vous avez vu hier Fanime, vous auriez cabalé pour me faire avoir la médaille. Mais qui donc jouera Enide ? Si c’est la Gaussin, elle a les fesses trop avalées, et elle est trop monotone. Madame d’Hermenches l’a très bien jouée. Et que dirons-nous de la belle-fille du marquis de Langalerie, belle comme le jour ? et elle devient actrice, son mari se forme, tout le monde joue avec chaleur. Vos acteurs de Paris sont à la glace. Nous eûmes après Fanime des rafraichissements pour toute la salle, ensuite le très joli opéra des Troqueurs (5), et puis un grand souper. C’est ainsi que l’hiver se passe, cela vaut bien l’empire de madame Geoffrin, etc.

 

 

 

          Il faut ajouter à ma lettre que la déclaration des prêtres de Genève justifie entièrement d’Alembert. Ils ne disent point que l’enfer soit éternel, mais qu’il y a dans l’Ecriture des menaces de peines éternelles : ils ne disent point Jésus égal à Dieu le père ; ils ne l’adorent point ; ils disent qu’ils ont pour lui plus que du respect ; ils veulent apparemment dire du goût. Ils se déclarent, en un mot, chrétiens-déistes.

 

 

1 – Frédéric II avait fait enfoncer les armoires du roi Auguste, à Dresde, le 10 Septembre 1756. (G.A.)

 

2 – En lui donnant un soufflet pour chaque mauvais vers. (Clogenson.)

 

3 – Voyez les lettre à d’Argental des 12 et 17 Décembre 1757. (G.A.)

 

4 – Paroles de Vadé, musique de Dauvergne. (G.A.)

 

5 – Tronchin avait écrit à d’Alembert au nom des ministres génevois. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Lausanne, 26 Février.

 

 

          Vous, la goutte, madame ! je n’en crois rien ; cela ne vous appartient pas. C’est le lot d’un gros prélat, d’un vieux débauché, et point du tout d’une philosophe dont le corps ne pèse pas quatre-vingts livres, poids de Paris. Pour de petits rhumatismes, de petites fluxions, de petits trémoussements de nerfs, passe ; mais si j’étais comme vous, madame, auprès de M. Tronchin, je me moquerais de mes nerfs. C’est un bonheur dont je ne jouirai qu’après le retour du printemps ; car je ne crois pas que le secrétaire et le chef des orthodoxes veuille jamais venir voir nos divertissements profanes et suisses. Cependant, madame, j’espère qu’il vous accompagnera quand nous seront un peu en train, qu’il y aura moins de neige le long du lac, et que vos nerfs vous permettront d’honorer notre ermitage suisse de votre présence. Il fera pour vous, madame, ce qu’il ne ferait pas pour un vieux papiste comme moi ; et il sera reçu comme s’il ne venait que pour nous.

 

          Je vous remercie, madame, de vos gros gobets ; j’en aurai le soin qu’on doit avoir de ce qui vient de vous.

 

          Permettez que je remercie ici M. Linant (1) ; il n’a pas besoin de son nom pour avoir droit à mon estime et à mon amitié ; j’ai connu son mérite avant de savoir qu’il portait le nom d’un de mes anciens amis. Je conviens avec lui que tout nous vient du Levant, et j’accepte avec grand plaisir la proposition qu’il veut bien me faire pour une douzaine de pruniers originaires de Damas, et autant de cerisiers de Cérasonte. Ils s’accommoderont mal de mon terrain de terre à pot, maudit de Dieu ; mais j’y mettrai tant de gravier et de pierraille que j’en ferai un petit Montmorency. Je présente mes respects à l’élève de M. Linant, à M. de Nicolaï, qui fait ses caravanes de Malte près du lac de Genève. Enfin je présente ma jalousie à tous ceux qui font leur cour à madame d’Epinay.

 

          Au reste, je serais fâché qu’on fouettât, comme on le dit, l’abbé de Prades, tous les jours de marché à Breslau ; car, après tout, je n’aime pas qu’on fouette les prêtres.

 

          Madame Denis se joint à moi, et présente ses obéissances à madame d’Epinay.

 

          M. de Richelieu est donc renvoyé après M. de Lucé. La cour est une belle chose !

 

 

1 – Gouverneur du jeune d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Lausanne, 26 Février 1758.

 

 

          Quand j’écris au roi de Prusse et à M. l’abbé de Bernis sur des choses peu importantes, ils m’honorent d’une réponse dans la huitaine. J’écrivis à M. Diderot, il y a deux mois, sur une affaire très grave qui le regarde, et il ne donna pas signe de vie. Je demandai réponse par quatre ou cinq ordinaires, et je n’en obtins point. Je fis redemander mes lettres ; j’étais en droit de regarder ce procédé comme un outrage ; il a dû me blesser d’autant plus que j’ai été le partisan le plus déclaré de l’Encyclopédie ; j’ai même travaillé à une cinquantaine d’articles qu’on a bien voulu me confier ; je ne me suis point rebuté de la futilité des sujets qu’on m’abandonnait , ni du dégoût mortel que m’ont donné plusieurs articles de cette espèce, traités avec la même ineptie qu’on écrivait autrefois le Mercure galant, et qui déshonorent un monument élevé à la gloire de la nation. Personne ne s’est intéressé plus vivement que moi à Diderot et à son entreprise. Plus cet intérêt est ardent, plus j’ai dû être outré de son procédé.

 

          Je ne suis pas moins affligé de ce qu’il m’écrit enfin au bout de deux mois (1). Des engagements avec des libraires ! Est-ce bien à un grand homme tel que lui à dépendre des libraires ? C’est aux libraires à attendre ses ordres dans son antichambre. Cette entreprise immense vaudra donc à M. Diderot environ 30,000 livres ! Elle devait lui en valoir 200,000 (j’entends à lui et à M. d’Alembert, et à une ou deux personnes qui les secondent) ; et, s’ils avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lausanne de leurs travaux, je leur aurais fait mon billet de 200,000 livres ; et, s’ils étaient assez persécutés et assez déterminés pour prendre ce parti, en s’arrangeant avec les libraires de Paris, on trouverait bien encore le moyen de finir l’ouvrage avec une honnête liberté et dans le sein du repos, et avec sûreté pour les libraires de Paris et pour les souscripteurs. Mais il n’est pas question de prendre un parti si extrême, qui cependant n’est pas impraticable, et qui ferait honneur à la philosophie.

 

          Il est question de ne se pas prostituer à de vils ennemis, de ne pas travailler en esclaves des libraires et en esclaves des persécuteurs ; il s’agit d’attirer pour soi-même et pour son ouvrage la considération qu’on mérite. Pour parvenir à ce but essentiel, que faut-il faire pendant six mois, pendant un an. Il y a trois mille souscripteurs ; ce sont trois mille voix qui crieront : « Laissez travailler avec honneur ceux qui nous instruisent et qui honorent la nation ! » Le cri public rendra les persécuteurs exécrables. Vous me mandez, mon cher et respectable ami, que M. le procureur général (2) a été très content du septième volume ; c’est déjà une bonne sûreté. L’ouvrage est imprimé avec approbation et privilège du roi ;  il ne faut donc pas souffrir qu’un misérable (3) ose prêcher devant le roi contre la raison imprimée une fois avec privilège ; il ne faut donc pas souffrir que l’auteur de la Gazette dise dans les Affiches de province que les précepteurs de la nation veulent anéantir la religion et corrompre les mœurs ; il ne faut donc pas souffrir qu’un écrivain mercenaire débite impunément le libelle des Cacouacs.

 

          Ces deux misérables (4) dépendent des bureaux du ministère ; mais sûrement ce n’est pas M. l’abbé de Bernis qui les encourage, ce n’est pas madame de Pompadour.

 

          Je suis persuadé, au contraire, que madame de Pompadour obtiendrait une pension pour M. Diderot ; elle y mettrait sa gloire, et j’ose croire que cela ne serait pas bien difficile.

 

          C’est à quoi il faudrait s’occuper pendant six mois. Que M. Diderot, M. d’Alembert, M. de Jaucourt, et l’auteur (5) de l’excellent article de la GÉNÉRATION, déclarent qu’ils ne travailleront plus, si on ne leur rend justice, si on leur donne des réviseurs, malintentionnés ; et je vois évidemment que la voix du public, qui est la plus puissante des protections mettra ceux qui enseignent la nation sur le trône des lettres où ils doivent être. Alors M. d’Alembert devra travailler plus que jamais ; alors il travaillera ; mais il faut avoir et la sagesse d’être tous unis, et le courage de persister quelques mois à déclarer qu’on ne veut point travailler sub gladio. Ce n’est pas certainement un grand mal de faire attendre le public ; c’est, au contraire, un très grand bien. On amasse pendant ce temps-là des matériaux, on grave des planches, on se ménage des protections, et ensuite on donne un huitième volume dans lequel on n’insère plus les plates déclamations et les trivialités dont les précédents ont été infectés ; on met à la tête de ce volume une préface dans laquelle on écrase les détracteurs avec cette noblesse et cet air de supériorité dont Hercule écrase un monstre dans un tableau de Lebrun.

 

          En un mot, je demande instamment qu’on soit uni, qu’on paraisse renoncer à tout, qu’on s’assure protection et liberté, qu’on se donne tout le public pour associé, en lui faisant craindre de voir tomber un ouvrage nécessaire.

 

          Tout le malheur vient de ce que M. Diderot n’a pas fait d’abord la même déclaration que M. d’Alembert. Il en est encore temps : on viendra à bout de tout, avec l’air de ne plus vouloir travailler à rien. Du temps et des amis, et le succès est infaillible. Je suis en droit d’écrire à madame de Pompadour les lettres les plus fortes, et je ferai écrire des personnes de poids, si on trouve ce parti convenable.

 

          Mais un homme qui est capable de passer deux mois sans répondre sur des choses si essentielles, est-il capable de se remuer comme il faut dans une telle affaire ?

 

          Je prie instamment M. Diderot de brûler devant M. d’Argental mon billet sur les Cacouacs, dans lequel je me méprenais sur l’auteur. J’aime M. Diderot, je le respecte, et je suis fâché.

 

 

1 – Voyez, plus haut, cette réponse. (G.A.)

 

2 – Joly de Fleury, frère aîné d’Omer de Fleury. (G.A.)

 

3 – Le Chapelain (G.A.)

 

4 – Querlon et Moreau. (G.A.)

 

5 – Albert de Haller. (G.A.)

 

 

 

 

 

à S.A.S. le prince Frédéric-Guillaume.

 

MARGRAVE DE BAREUTH (1)

 

Lausanne, 26 Février 1758.

 

 

          Que fait votre altesse sérénissime, monseigneur ? où est-elle après tant de vicissitudes ? Vous m’avez donné autant d’alarmes, cette dernière campagne, que vous m’avez inspiré de respect et d’attachement. Depuis longtemps j’ai reçu des lettres de monseigneur le prince de Prusse et de monseigneur le prince Henri, et je n’en ai pas reçu de vous ; vous savez cependant si votre gloire, votre santé, votre bonheur, m’intéressent. Je ne suis pas en peine de la gloire ; mais tout le reste m’a donné bien de l’inquiétude.

 

          J’ai l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime par la voie de M. Pictet, d’une des meilleures familles de Genève, homme plein de mérite, capitaine d’un régiment d’infanterie suisse. C’est le régiment de Diesbach, celui qui a fait plus que son devoir à la triste journée de Rosbach, et dans lequel M. le capitaine Pictet s’est toujours fait extrêmement considérer. S’il est assez heureux pour être souvent auprès de votre personne et pour se signaler sous vos yeux, ce sera un nouveau protecteur que j’aurai auprès d’un prince à qui je voudrais faire ma cour tout le temps de ma vie, excepté celui auquel il est occupé à voir tuer des hommes et à courir parmi les corps morts.

 

          Ne pourrais-je jamais me flatter, monseigneur, que, quand le prince aura assez occupé son courage et ses connaissances militaires dans cette guerre funeste, le philosophe, en revenant en France, daignera passer par ce petit roman, par ces bords agréables du lac de Genève, où elle verrait un ermite qui la recevrait comme Philémon reçut les dieux. Cette route est tout aussi courte qu’une autre. Le pays mérite d’être vu par votre altesse sérénissime ; et si le plus tendre attachement, le plus profond respect méritent aussi quelque chose, l’ermite regarderait votre passage comme un de ses plus beaux jours. Conservez vos bontés pour cet ermite.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame du Boccage.

 

 

Nouvelle Muse, aimable Grâce,

Allez au Capitole ; allez, rapportez-nous

Les myrtes de Pétrarque et les lauriers du Tasse.

Si tous deux revivaient, ils chanteraient pour vous ;

Et, voyant vos beaux yeux et votre poésie,

Tous deux mourraient à vos genoux

Ou d’amour ou de jalousie.

 

 

          Dunque, o signora, dopo ch’ella avrà veduto il cornuto sposo del mare Adriatico, vedrà il padre della chiesa, sarà coronata nel Campidoglio dalle mani del buon Benedetto (1). Ella dovrebbe ritornare per la via di Ginevra, e trionfare tragli eretici, quando avrà ricevuto la corona poetica dei santi cattolici. Ma il suo viaggio è tutto per la gloria, e, nel suo gran volo, ella trascurerà i nostri lieti benchè umili tetti. Il zio e la nipote baciano affettuosamente la mano che ha scitto tante belle cose, e si raccomandano alla sua benignità con ogni ossequio.

 

          Good journey, Miston’s daughter, Camoens’s sister.

 

          Comptez, madame, que nous ne vous pardonnerons pas de n’avoir point pris la route de Genève ; mille tendres respects.

 

 

1 – Benoît XIV. (G.A.)

 

1758 - Partie 6

 

 

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