CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

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à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 27 Décembre 1758.

 

 

          Etes-vous à Lausanne ? êtes-vous à Ussières, mon cher philosophe ? je vois que cette année vous vous passerez de comédies ; il faudra vous en tenir aux sermons ; mais, franchement, je crois que nos acteurs valent mieux que vos prédicateurs. Dites-moi par quel hasard malheureux vous vous avisez d’avoir un beau-frère catéchiste (1) à Vevay ? Comment diable peut-on avoir un beau-frère catéchiste ! Le pis est qu’on dit que ce beau-frère ne sait point son catéchisme. C’est lui qui est l’auteur d’un libelle contre les vivants et les morts inséré dans le délicat Mercure suisse. En ce cas, vous devez lui faire signifier que vous n’êtes plus son beau-frère, attendu que vous laissez les morts pour ce qu’ils sont, et que vous êtes très aimable avec les vivants. On dit encore qu’un de vos libraires de Lausanne a imprimé des Lettres (2) sous mon nom, et qu’il les a envoyé vendre à Paris. Il me paraît qu’on fait argent de tout : ne serait-ce point M. Grasset, à qui le feu pape donna ses divins ouvrages, qui serait l’auteur de cette nouvelle friponnerie ? Il ne me reste que de le prier à dîner dans un de mes petits castels, et de le faire pendre au fruit. J’ai heureusement haute justice chez moi ; je ne l’ai pas moyenne chez vous ; et si M. Grasset veut être pendu, il faut qu’il ait la bonté de faire chez moi un petit voyage. Franchement je vois que j’ai fait à merveille d’avoir des créneaux et des mâchicoulis ; j’étais trop exposé aux prêtres et aux libraires. Cependant, malgré les beaux-frères et les Grasset, je viendrai vous voir le plus tôt que je pourrai, vous et votre philosophe de femme, à qui je présente mes hommages.

 

          Je crois qu’on a payé à M. Steiger (3) les bavards anglais (4), qu’il a eu la bonté de faire venir pour moi.

 

 

1 – Nommé Chavanes. Voltaire croyait qu’il était l’auteur de la lettre anonyme contre J. Saurin. (G.A.)

 

2 – Il veut parler de la Guerre littéraire où il n’y a qu’une lettre de lui. (G.A.)

 

3 – Avoyer de Berne. (G.A.)

 

4 – Bolingbroke, Shaftesbury, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame du Boccage.

 

Aux Délices, 27 Décembre.

 

 

          Il est vrai, madame, qu’un jour, en me promenant dans les tristes campagnes de Berne avec un illustrissime et excellentissime avoyer de la république, on m’avait aposté le graveur de cette république, qui me dessina. Mais, comme les armes de nos seigneurs sont un ours, il ne crut pas pouvoir mieux faire que de me donner la figure de cet animal. Il me dessina ours, me grava ours. Comment ce beau chef-d’œuvre est-il tombé entre vos belles mains ? Pour vous, madame, quand on vous grave, c’est sur les Grâces, c’est sur Minerve qu’on prend modèle.

 

 

Dans ce charmant assemblage,

L’ignorant, le connaisseur,

L’ami, l’amant, l’amateur,

Reconnaissent du Boccage.

 

 

          Je suis très touché de la mort de Formont, car je ne me suis point endurci le cœur entre les Alpes et le mont Jura.

 

          Je l’aimais, tout paresseux qu’il était. Pour moi, j’achève le peu de jours qui me restent dans une retraite heureuse. Je rends le pain bénit dans mes paroisses ; je laboure mes champs avec la nouvelle charrue ; je bâtis nel gusto italiano ; je plante sans espérer de voir l’ombrage de mes arbres, et je n’ai trouvé de félicité que dans ce train de vie.

 

          Je vous avoue que je trouve l’acharnement contre Helvétius aussi ridicule que celui avec lequel on poursuivit le Peuple de Dieu de ce Père Berruyer. Il n’y a qu’à ne rien dire ; les livres ne font ni bien ni mal. Cinq ou six cents oisifs, parmi vingt millions d’hommes, les lisent et les oublient. Vanité des vanités, et tout n’est que vanité. Quand on a le sang un peu allumé, et qu’on est de loisir, on a la rage d’écrire. Quelques prêtres atrabilaires, quelques clercs, ont la rage de censurer. On se moque de tout cela dans la vieillesse, et on vit pour soi. J’avoue que les fatras de ce siècle sont bien lourds. Tout nous dit que le siècle de Louis XIV était un étrange siècle. Vous, madame, qui êtes l’honneur du nôtre, conservez vos bontés pour l’habitant des Alpes, qui connaît tout votre mérite, et qui est au nombre des étrangers vos admirateurs.

 

          Mille amitiés, je vous en prie, à M. du Boccage.

 

          Mes nièces et moi nous baisons humblement les feuilles de vos lauriers.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 27 Décembre 1758.

 

 

          Ma foi, mon cher ami, je vous avoue que je n’ai pas lu un seul de ces journaux italiens (1). J’ai peu de moments à moi ; il y a autant de journaux que de gazettes. Les livres que je lis, en petit nombre, sont du temps passé ; et, pour le temps présent, je le mets à cultiver mes terres. D’ailleurs il faut envoyer à Genève faire relier les feuilles ; les ouvriers font attendre, et le journal devient un almanach de l’année passée. Je crois que je dois un louis d’or. M. Panchaud veut-il bien le donner pour moi, sur cette lettre ? je lui en tiendrai compte. Pardon, mille pardons ; mais je suis un peu surchargé de maçons, charpentiers, jardiniers, laboureurs. Ex nitido fit rusticus ; mais entièrement à vous du fond de mon cœur.

 

 

1 – Voyez la lettre à Bertrand du 7 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

Délices, 27 Décembre 1758 (1).

 

 

          On dit que Borde ou La Borde est brouillé avec Crésus-Montmartel. Dans quelle abbaye enverra-t-on Borde ? Qu’on remplisse la loterie, les rentes viagères, tant qu’on voudra : moi, je veux du blé, du bois, du vin et des fourrages : une terre reste ; tout autre bien peut être englouti ; je veux mourir laboureur et berger.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

Délices, 28 Décembre 1758 (1).

 

 

          Le cardinal de Bernis a de quoi se consoler, s’il digère et s’il est philosophe. Tant d’exils ont l’air d’une plaisanterie ; mais ce qui n’est point plaisant, c’est l’épuisement de la France.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, Décembre 1758.

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Agréable colère !

Digne ressentiment à votre ami bien doux !

 

 

          Je suis enchanté, mon cher ami, de savoir que tous vos beaux-frères sont dignes de l’être. Quoi ! vous avez trois beaux-frères prêtres, et tous trois honnêtes gens ! vous êtes un homme unique. Le prêtre qui m’avait dit que le catéchiste de Vevay ne savait pas son catéchisme est tombé là dans une grande erreur, mais il n’est pas coupable de malice : « Errare humanum est, sed perseverare diabolicum, AUT SACERDOTALE. » On m’a mandé ainsi qu’il y avait eu une cabale sacerdotale contre notre ami Polier, et qu’on avait pris pour le mortifier la main de l’auteur du libelle. Il paraît qu’à Lausanne l’oisiveté est un peu la mère du vice  je ne parle pas des laïques ; les gens du monde sont honnêtes gens. Nota bene que parmi eux je ne compte point les libraires.

 

          Oui, les Anglais sont des bavards ; leurs livres sont trop longs. Bolingbroke, Shaftesbury, auraient éclairé le genre humain, s’ils n’avaient pas noyé la vérité dans des livres qui lassent la patience des gens les mieux intentionnés ; cependant il y a beaucoup de profit à faire avec eux.

 

          Après tout, mon cher ami, ils ne nous disent que ce que nous savons, et encore n’osent-ils pas écrire aussi librement que nous parlons, vous et moi, quand j’ai le bonheur de jouir de votre entretien. Je vous regrette beaucoup cet hiver ; je suis homme à venir faire un tour à Lausanne pour vous embrasser. Mille tendres respects à votre chère philosophe.

 

 

 

1758 - Partie 25

 

 

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