CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 7

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Lausanne, 26 Mars 1757 (1).

 

 

          Madame, je pourrais bien avoir oublié de joindre dans mes lettres mes regrets à ceux de votre altesse sérénissime, sur la mort de M. de Waldner (2). Vous ne devriez pas être étonnée qu’étant occupé de vous, madame, on fît moins d’attention aux autres objets ; mais c’est une erreur de ma plume et non pas de mon cœur. Je suis touché sensiblement de tout ce qui intéresse votre altesse sérénissime, et j’avais eu assez longtemps l’honneur de connaître, à votre cour, M. de Waldner, pour être affligé de sa perte. La sensibilité, madame, est le partage de votre auguste maison. Madame la princesse de Galles sollicite vivement la grâce de l’amiral Byng, qui certainement ne mérite pas de perdre la vie, puisqu’il a été reconnu pour un brave officier et pour un bon citoyen, par la sentence même qui le condamne. Votre altesse sérénissime aura peut-être vu, dans les gazettes, la lettre du maréchal de Richelieu, que j’avais envoyée à cet infortuné. Ce témoignage d’un ennemi et d’un vainqueur doit avoir quelque poids auprès de ceux qui aiment l’humanité et la justice, et j’ai cru remplir le devoir d’un honnête homme en publiant ce témoignage.

 

          Il n’y a actuellement d’autres nouvelles en France que la marche des cent mille hommes. Le plan des opérations de cette armée n’est point encore connu. Je sais bien que les rois d’Angleterre et de Prusse leur opposeront de bonnes troupes ; mais je ne sais point en quel nombre.

 

          Votre altesse sérénissime a vu sans doute la dernière réplique du ministre saxon à La Haye ; on dit qu’il y a un tableau touchant des misères de la Saxe. C’est un triste rôle que d’être réduit à se plaindre. Votre altesse sérénissime sait tout ce qui se passe sur ce funeste théâtre de la guerre. Je voudrais être à vos pieds et vous entendre, madame, parler de tous ces malheurs. Le papier manque au profond respect du Suisse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Ministre du duc de Saxe-Gotha. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Pictet.

 

Monrion, 27 Mars 1757.

 

 

          Vous voilà donc, mon très cher voisin, dans votre charmante retraite. L’appellerons-nous Carite, Favorite, Mon-Plaisir, ou Plaisance ? Il faudra bien la baptiser, et ne pas souffrir qu’un saint donne son nom à notre petit canton. Pour moi, je la nommerai Lolotte. Le nom de votre fille (1) me plaît plus que tous les noms du calendrier.

 

          Vous avez vu à Lyon un plus beau théâtre que le nôtre, mais certainement nous avons de meilleurs acteurs à Lausanne qu’à Lyon. Je ne m’attendais pas à la perfection avec laquelle plusieurs pièces ont été jouées dans notre pays roman. Quand je parle de perfection, je parle de l’art de faire verser des larmes à des yeux qui pleurent difficilement. Une tragédie nouvelle jouée à Lausanne, et peut-être mieux jouée qu’elle ne le sera à Paris, est un phénomène assez singulier. Ce qui l’est encore davantage, c’est que nous avons eu douze ministres du saint Evangile, avec tous les petits proposants, à la première représentation. Il faut avouer que Lausanne donne d’assez bons exemples à Genève.

 

          Je suppose que les frères Cramer vous ont fait tenir ce faible Essai sur l’Histoire générale dont vous me faites l’honneur de me parler. Nous nous flattons de revoir incessamment les Délices, et de trouver votre maison bien avancée. Vale, et me ama. Tuus semper.

 

 

1 – Charlotte. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Moncrif.

 

A Monrion, 27 Mars 1757.

 

 

          Mon cher confrère, j’ai été enchanté de votre souvenir, et affligé de la bienséance qui empêche le maître (1) du château d’écrire un petit mot, mais je conçois qu’il aurait été excédé de la multitude des lettres inutiles et embarrassantes auxquelles on n’a que des choses vagues à répondre. Il est toujours bon qu’il sache qu’il y a deux espèces de Suisses qui l’aiment de tout leur cœur. Tavernier, qui avait acheté la terre d’Aubonne, à quelques lieues de mon ermitage, interrogé par Louis XIV pourquoi il avait choisi une terre en Suisse, répondit, comme vous savez : Sire, j’ai été bien aise d’avoir quelque chose qui ne fût qu’à moi. Je n’ai pas tant voyagé que Tavernier, mais je finis comme lui.

 

          Vous avez donc soixante-neuf ans, mon cher confrère : qui est-ce qui ne les a pas à peu près ? Voici le temps d’être à soi, et d’achever tranquillement sa carrière. C’est une belle chose que la tranquillité ! Oui, mais l’ennui est de sa connaissance et de sa famille. Pour chasser ce vilain parent, j’ai établi un théâtre à Lausanne, où nous jouons Zaïre, Alzire, l’Enfant prodigue, et même des pièces nouvelles. N’allez pas croire que ce soient des pièces et des acteurs suisses ; j’ai fait pleurer, moi bon homme Lusignan, un parterre très bien choisi ; et je souhaite que les Clairon et les Gaussin jouent comme madame Denis. Il n’y a dans Lausanne que des familles françaises, des mœurs françaises, du goût français, beaucoup de noblesse, de très bonnes maisons dans une très vilaine ville. Nous n’avons de suisse que la cordialité ; c’est l’âge d’or avec les agréments du siècle de fer.

 

          Je suis histrion les hivers à Lausanne, et je réussis dans les rôles de vieillard : je suis jardinier au printemps, à mes Délices, près de Genève, dans un climat plus méridional que le vôtre. Je vois de mon lit le lac, le Rhône, et une autre rivière. Avez-vous, mon cher confrère, un plus bel aspect ? avez-vous des tulipes au mois de mars ? Avec cela, on barbouille de la philosophie et de l’histoire ; on se moque des sottises du genre humain et de la charlatanerie de vos physiciens qui croient avoir mesuré la terre (2), et de ceux qui passent pour des hommes profonds, parce qu’ils ont dit qu’on fait des anguilles (3) avec de la pâte aigre.

 

          On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge dans notre continent à propos de quelques arpents de glace en Canada. On est libre comme l’air depuis le matin jusqu’au soir. Mes vergers, et mes vignes, et moi, nous ne devons rien à personne. C’est encore là ce que je voulais, mais je voudrais aussi être moins éloigné de vous ; c’est dommage que le pays de Vaud ne touche pas à la Touraine.

 

          Adieu, Tithon et l’Aurore (4) ; Avez-vous gagné vos soixante et neuf ans au métier de Tithon ? Je vous embrasse tendrement. Le Suisse. V.

 

 

1 – Le comte d’Argenson, exilé à son château des Ormes, où Moncrif était alors. (Clogenson.)

 

2 – Maupertuis. (G.A.)

 

3 – Needham. (G.A.)

 

4 – Allusion aux Amours de Tithon et de l’Aurore, par Moncrif. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Paris-Duverney.

 

27 Mars 1757.

 

 

          Je prends d’ordinaire, monsieur, le temps où les tulipes commencent à s’épanouir dans notre petit pays roman, pour vous remercier des ornements dont vous avez embelli l’un de mes ermitages. Ce ne sont pas seulement des tulipes que je vous dois ; j’ai depuis longtemps bien d’autres motifs de reconnaissance, et ils seront toujours chers à mon cœur.

 

          Je m’imagine que vous ne vous êtes pas tenu cette année à  former des officiers dans votre Ecole militaire, et que vous n’avez pu vous refuser à diriger les subsistances de l’armée qui va vers le Rhin. Vous êtes fait pour être toujours utile à la patrie, malgré votre goût pour la retraite. Notre ami M. Darget ne se doutait pas, quand j’étais avec lui à Potsdam, que la France serait en guerre contre le roi de Prusse, et que vous seriez les meilleurs amis des Autrichiens. Rien ne doit vous étonner, et rien ne vous étonne sans doute, après les changements que vous avez vus en Europe depuis que vous avez été sur la scène. Vous voyez d’un œil philosophique toutes ces révolutions, et, en servant votre patrie de vos conseils, vous jouissez d’un repos honorable que vous avez si bien mérité.

 

          Si parmi les agréments de votre retraite de Plaisance (2), vous comptez pour quelque chose le plaisir d’avoir des amis véritablement attachés et pleins de reconnaissance, mettez-moi pour jamais dans cette liste ; car je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, monsieur, avec les sentiments les plus tendres et les plus inviolables, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Près de Nogent-sur-Marne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

6 Avril 1757.

 

 

          Vous savez, il y a du temps, mon héros, la glorieuse victoire que l’ancien ministère anglais a remportée sur l’amiral Byng (1) à Portsmouth ; mais vous ne savez peut-être pas avec quelle hauteur la plus saine partie de la nation joint les cris de l’indignation et de la pitié à ceux de toute l’Europe. On cite votre témoignage comme la preuve la plus authentique de l’innocence de Byng ; et vous avez la gloire d’avoir vaincu les Anglais et de les faire rougir. Je m’attendais que vous ne vous en tiendriez pas là ; et, quoique l’exercice d’année de premier gentilhomme de la chambre soit une très belle chose, j’espérais que les bords de l’Elbe pourraient être aussi glorieux pour vous que la Méditerranée. Le roi de Prusse paraît toujours fort fait ; il disait que les Français lui envoyaient vingt-quatre mille perruquiers : il se trouve qu’on lui en dépêche cent mille. Il y a là de quoi se peigner, à ce que disent les polissons. Pour moi, je ne me mêle que des héros de théâtre : nous avons fait à Lausanne une troupe excellente, et je vous souhaite d’aussi bons acteurs. M. d’Argental prétend toujours que la comédie est un des premiers devoirs d’un honnête homme. Le maréchal de Villars aima les spectacles jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans : faites-en autant, monseigneur, et que l’héroïsme que vous voyez à Versailles, de quelque côté que vous tourniez les yeux, ne vous fasse pas négliger les grands hommes de l’antiquité.

 

          Les deux Suisses, plus Suisses que jamais, vous renouvellent leurs hommages. Vous connaissez le très tendre respect du Suisse. V.

 

 

1 – Fusillé à Portsmouth, le 14 Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Près de Lausanne, 6 Avril 1757.

 

 

          Quand je sais quelque chose, madame, j’écris ; quand je ne sais rien, je me tais. Hors la maladie dont est mort monsieur Damiens (1), il n’est rien parvenu à ma connaissance. Si vous savez quelques bagatelles du Rhin, de l’Elbe, du Niémen, ayez la bonté d’en faire part aux solitaires des Délices. Il faut regarder tous ces événements comme une tragédie que nous voyons d’une bonne loge où nous sommes très à notre aise. Restez longtemps dans la vôtre avec votre digne amie. Conservez-moi vos bontés, et priez toutes deux pour Marie (2).

 

 

1 – Ecartelé le 28 Mars. Louis XV le désignait par ces mots : « Le monsieur qui a voulu me tuer. » (G.A.)

 

2 – Marie-Thérèse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Monrion, 7 Avril 1757 (1).

 

 

          Il paraît que la nation paie les taxes avec une répugnance que tous les parlements semblent favoriser. On est obligé d’envoyer des troupes à Besançon pour contenir les conseillers et les écoliers. Le parlement est plus effarouché que jamais. Les belles déclarations de Damiens, qu’il n’avait d’autres complices que tous ceux dont il avait entendu les discours dans les salles du Palais, ses aveux qu’il n’avait eu en vue que de venger le parlement et le peuple, ne rapprocheront pas les esprits. On mande que le jour de l’exécution il y avait plus de troupes dans Paris que du temps de la Fronde. On ne parle que d’un mécontentement général, qui fait un triste contraste avec le nom de Bien-Aimé que cette nation avait si justement donné à son roi.

 

          Feu Bernard, fils de Samuel Bernard, a fait en mourant banqueroute, comme son père l’avait faite adroitement de son vivant. J’y suis pour environ huit mille livres de rente. Il y a six ans que cette affaire dure ; je pourrais en retirer quelque chose  mais on me répond froidement que le parlement ne se mêle plus de rendre justice.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Monrion, 8 Avril 1757 (1).

 

 

          Vingt conseillers du parlement de la Franche-Comté enlevés par lettres de cachet, force représentations de tous les parlements, force murmures très injustes contre un roi justement nommé Bien-Aimé, la justice distributive suspendue, etc., pourraient faire craindre que tant de loteries non enregistrées (2) ne soient pas un jour bien exactement payées, et qu’il ne reste que des billets blancs aux pauvres metteurs, qui les serreront bien proprement avec les billets de l’Epargne, d’Etat, de monnaie, d’ustensiles, de liquidation, d’emprunt, de banque, etc., etc., tous effets admirables et si beaux qu’une famille qui en aurait pour cent millions n’aurait pas de quoi acheter une demi-once de pain bis.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – On venait d’établir des loteries en se passant des parlements. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 13 Avril (1).

 

 

          Je vois qu’il faut vivre douze ans pour escompter ses lots avec avantage. Allons, il faut se résoudre à vivre douze ans. J’ai déjà fait marché pour neuf à Lausanne ; ce n’est que trois de plus avec le roi de France, qui est déjà mon débiteur. M. de Montmartel m’a mandé qu’il me retient pour quatre-vingt mille livres de billets. Je jette le filet en votre nom, et je hasarde quatre-vingt mille livres au jeu nouveau que le roi joue avec ses sujets.

 

          Corneille comparait Montauron à Auguste. J’ai envie de vous comparer à Titus ; car vous me faites tous les jours des plaisirs. Je crois, comme vous, que M. le maréchal de Richelieu pourra bien aussi avoir son armée ; la France, en ce cas, aura trois généraux au lieu d’un. Il y a des gens qui prétendent qu’un est plus que trois dans cette arithmétique. Ce qui est sûr, c’est que la France perdra quelques hommes et prodigieusement d’argent par sa guerre sur terre et sur mer, et que jamais on n’a fait les choses à plus grands frais.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

1757 - Partie 7

 

 

 

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