CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 22

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à Madame d’Epinay.

 

A Lausanne, 26 Décembre 1757.

 

 

Des préjugés sage ennemie,

Vous de qui la philosophie,

L’esprit, le cœur, et les beaux yeux,

Donnent également envie

A quiconque veut vivre heureux

De passer près de vous sa vie ;

Vous êtes, dit-on, tendre amie ;

Et vous seriez encor bien mieux,

Si votre santé raffermie

Et votre beau genre nerveux

Vous en donnaient la fantaisie.

 

 

          Heureux ceux qui vous font la cour, malheureux ceux qui vous ont connue et qui sont condamnés aux regrets ! Le hibou des Délices est à présent le hibou de Lausanne ; il ne sort pas de son trou ; mais il s’occupe avec sa nièce de toutes vos bontés. Il se flatte qu’il y aura de beaux jours cet hiver ; car, après vous, madame, c’est le soleil qui lui plaît davantage. Il a dans sa masure un petit nid bien indigne de vous recevoir ; mais quand nous aurons de beaux jours et des spectacles, peut-être, madame, ne dédaignerez-vous point de faire un petit voyage le long de notre lac. Vous aurez des nerfs ; M. Tronchin vous en donnera ; j’espère qu’il vous accompagnera. Tous nos acteurs s’efforceront de vous plaire ; nous savons que l’indulgence est au  nombre de vos bonnes qualités.

 

          Je vous demande votre protection auprès du premier des médecins, et du plus aimable des hommes, et je lui demande la sienne auprès de vous. Mais si vous voyez la tribu Tronchin, et des Jallabert (1), et des Crommelin, etc., comme on le dit, vous ne sortiez point de Genève, vous ne viendrez point à Lausanne. L’oncle et la nièce en meurent de peur.

 

          Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire, le respect et le sincère attachement du hibou suisse.

 

          Me permettez-vous, madame, de présenter mes respects à M. l’abbé de Nicolaï ? Je voudrais bien que M. votre fils, qui est si au-dessus de son âge et si digne de vous, et son aimable gouverneur (2), voulussent bien se souvenir du Suisse de Lausanne.

 

 

 

1 – Professeur de philosophie à Genève. (G.A.)

 

2 – Linant. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Lausanne, 27 Décembre 1757.

 

 

          Je vous souhaite une bonne et tranquille année, mon cher philosophe, car rien de bon sans tranquillité. J’épargne une lettre inutile à M. le banneret et à madame (1) ; mais je m’adresse à vous pour leur présenter mes tendres respects, et mes vœux bien sincères pour leur conservation et pour leur félicité dont ils sont si dignes. Ma nièce se joint à moi et partage tout mon attachement. Que nous serions flattés s’ils pouvaient honorer de leur présence ce séjour tranquille, cette petite retraite de Lausanne que nous avons ornée dans l’espérance de les y recevoir un jour avec vous ! Iste angulus mihi semper ridet (2). Je ne crois pas que j’aille jamais ailleurs, malgré les sollicitations qu’on me fait. Quand on est aussi agréablement établi, il ne faut pas changer.  Patria ubi bene doit être ma devise.

 

          J’ai lu enfin l’article GENÈVE de l’Encyclopédie, qui fait tant de bruit.

 

 

Non nostrum inter vos tantas componere lites.

 

VIRG., ecl. III.

 

 

          Je trouve seulement les Génevois très heureux de n’avoir que de ces petites querelles paisibles, tandis qu’on s’égorge depuis le lac des Puants (3) jusqu’à l’Oder, et qu’on teint de sang la terre et les mers.

 

          Il faut que ceux qui sont destinés à prêcher la paix soient au moins pacifiques. Le grand mal, messieurs, qu’on vous accuse un peu de variation ! Eh ! qui n’a pas varié ? Le premier siècle ressemble-t-il au quatrième ? et milord Pierre (4) n’a-t-il pas couvert de rubans et de franges l’habit simple et uni qu’il avait reçu d’un père très uni ?

 

          Les dogmes ne se sont-ils pas accumulés d’âge en âge ? On dit que vous revenez à la simplicité des premiers temps, que vous abandonnez l’architecture gothique, chargée de vains ornements, pour la noble architecture des Grecs. Vous fait-on si grand tort ?

 

          M. d’Alembert, à ce que vous dites, serait très fâché que des inquisiteurs le louassent d’être tout prêt à faire brûler des hérétiques. Sans doute il recevrait fort mal ce bel éloge, qu’il n’a jamais mérité ; mais en est-il de même de ceux qu’il loue de vouloir embrasser la simplicité des premiers temps ? Il ne dit que ce qu’il leur a entendu dire vingt fois. Il révèle leur secret, je l’avoue ; mais ce secret est celui de la comédie ; rien n’est plus public parmi vous autres que ce secret. S’ils désavouent leurs sentiments, ils se feront peu d’honneur ; s’ils les publient, ils s’attireront des disputes. Que faut-il donc faire ? rien ; se taire, vivre en paix, et manger son pain à l’ombre de son figuier ; laisser aller le monde comme il va ; recommander la morale et la bienfaisance, et regarder tous les hommes comme nos frères. C’est ce que je leur souhaite. Je vous embrasse tendrement, mon cher théologien, humain et philosophe.

 

 

1 – De Freudenreich. (G.A.)

 

2 – Horace, livre II, ode VI. (G.A.)

 

3 – Dans le Canada. (G.A.)

 

4 – Saint Pierre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vernes.

 

A Lausanne, 29 Décembre 1757.

 

 

          Oui, je vous tiens, mon ami, et, tout jeune que vous êtes, je vous fais mon prêtre. Je signe votre profession de foi (1), à condition que ni vous ni votre aimable Arabe (2) vous n’y changerez jamais rien, et que vous ne mettrez jamais, comme milord Pierre, ni nœud d’épaule ni ruban sur votre bel habit.

 

          Ayez la bonté de me garder les grands hommes lyonnais (3) jusqu’à mon retour. Le grand homme du jour (4) m’a fait faire des compliments, et va peut-être donner une nouvelle bataille pour ses étrennes. Il est vrai qu’il a fait conduire à Spandau (5) le théologien de Prades, qu’il a soupçonné d’avoir eu quelque commerce avec la pauvre reine de Pologne. Je ne sais si de Prades l’a confessée et communiée ; mais avouez que c’est une singulière destinée pour un gentilhomme bordelais d’être excommunié à Paris, chanoine en Silésie, et prisonnier à Spandau. Que ne venait-il sur les bords de mon lac ! Il aurait signé votre Catéchisme, et aurait vécu paisiblement.

 

          Or çà, carissime frater in Deo, et in Serveto, êtes-vous bien fâché, dans le fond du cœur, qu’on dise dans l’Encyclopédie que vous pensez comme Origène, et comme deux mille prêtres qui signèrent leur protestation contre le pétulant Athanase ? le bon homme Abauzit ne rit-il pas dans sa barbe ? Vous voilà bien malade que quelques gros Hollandais vous traitent d’hétérodoxes : Serez-vous bien lésés quand on vous reprochera d’être des infâmes, des monstres, qui ne croient qu’un seul Dieu plein de miséricorde ? Allez, allez, vous n’êtes pas si fâchés. Soyez comme Dorine qui aimait Lycas, comme vous devez le savoir. Lycas s’en vanta, et Dorine, qui en fut bien aise, dit :

 

 

Lycas est peu discret

D’avoir dit mon secret.

 

QUIN., Alc.

 

 

          D’Alembert est Lycas, vous autres êtes Dorine, et moi je suis tout à vous, très tendrement.

 

          Au reste, si quelque orthodoxe ou hétérodoxe m’accusait d’avoir la moindre part à l’article GENÈVE, je vous supplie instamment de rendre gloire à la vérité. J’ai appris le dernier toute cette affaire. Je ne veux que le repos, et je le souhaite à tous mes confrères, moines, curés, ministres séculiers, éguliers, trinitaires, unitaires, quakers, moraves, Turcs, Juifs, Chinois, etc., etc., etc., etc., etc., etc.

 

 

1 – Le Catéchisme d’Ostervald, corrigé par Vernes. (G.A.)

 

2 – Abauzit. (G.A.)

 

3 – Recherches pour servir à l’Histoire de Lyon, ou les Lyonnais dignes de mémoire, par J. Pernetti. (G.A.)

 

4 – Frédéric II. (G.A.)

 

5 – Ou plutôt à Magdebourg. (G.A.)

 

 

 

 

1757-22

 

 

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