CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 17 Décembre 1757.

 

 

          Il faut que vous me pardonniez, mon cher ange ; je suis un bon Suisse qui avait trop pris les choses à la lettre. Vous me mandiez qu’on a plus de ménagements et plus de jalousies qu’un amant et une maîtresse, et que mes correspondances mettaient obstacle à un retour qu’on pourrait attribuer à ces correspondances mêmes. Daignez considérer que le temps où vous me parliez ainsi était précisément celui où le bon Suisse n’avait fait aucune difficulté d’avouer à madame de Pompadour ces liaisons que je crus un peu dangereuses, sur votre lettre. Rien n’est assurément plus innocent que ces liaisons ; elles se sont bornées, comme je vous l’ai dit, à consoler un roi qui m’avait fait beaucoup de mal, et à recevoir les confidences du désespoir dans lequel il était plongé alors. Je vous avertis que le roi de Prusse et l’impératrice pourraient voir les lettres (1) que j’ai écrites à Versailles, sans que ni l’un ni l’autre pût m’en savoir le moindre mauvais gré. J’avais cru seulement que le désespoir où je voyais le roi de Prusse pouvait être un acheminement à une paix générale, si nécessaire à tout le monde, et qu’il faudra bien faire à la fin. Je ne m’attendais pas alors que nos chers compatriotes se couvriraient d’opprobre, et qu’une armée de cinquante mille hommes fuirait comme des lièvres devant six bataillons dont les justaucorps viennent à la moitié des fesses ; je ne prévoyais pas que les Hanovriens assiégeraient Harbourg, et qu’ils seraient plus forts que M. de Richelieu. Nous avons grand besoin d’être heureux dans ce pays-là, car nous y sommes en horreur pour nos brigandages (2), et méprisés pour notre lâcheté du 5 de novembre. Les Autrichiens disent qu’ils n’ont pris Breslau, et gagné la bataille, que parce qu’ils n’avaient pas de Français avec eux. Enfin nous n’avons d’appui en Allemagne que ces mêmes Autrichiens qui se moquent de nous. Il faut espérer que M. de Richelieu rétablira notre crédit et notre gloire, et que les succès de Marie-Thérèse nous piqueront d’honneur. Si le roi de Prusse était tombé sur nous après sa victoire, nos armées découragées se seraient trouvées entre les Hanovriens enragés contre nous, et les Prussiens vainqueurs ; il ne revenait peut-être pas un Français d’Allemagne. Je me flatte enfin que tout sera réparé. Vous voyez que je suis aussi bon Français que bon Suisse. Tout bon que je suis, j’ai toujours sur le cœur les quatre baïonnettes que ma nièce eut dans le ventre. J’aurais voulu que le roi de Prusse eut réparé cette infamie ; mais je vois qu’il est difficile de venir à bout de lui, même en lui prenant Breslau.

 

          Au moment où je griffonne, la nouvelle vient de Francfort que nous avons été malmenés devant Harbourg ; je n’en veux rien croire ; ce sont des hérétiques qui le mandent ; passons vite.

 

          On a joué à Vienne l’Orphelin de la Chine ; l’impératrice l’a redemandé pour le lendemain ; voilà des nouvelles du tripot assez agréables. Le tripot de la guerre n’est pas si plaisant. Venons à l’article du portrait ; donnez-moi des dents et des joues, et je me fais peindre par Vanloo. En attendant, mon cher ange, envoyez aux charniers Saints-Innocents, mon effigie est là trait pour trait.

 

          J’ai actuellement chez moi madame d’Epinay, qui vient demander des nerfs à Tronchin. Il n’y a point là de salmigondis (3) ; cela est philosophe, bien net, bien décidé, bien ferme. Je la quitte pourtant, et je vais au palais-Lausanne. Vous verrez, mon cher ange, des Ecossais francisés, des Douglas qui ont des terres dans mon voisinage, qui ont un procès au conseil, au rapport de M. de Courteilles. Je baise pour eux le bout de vos ailes ; je vous demande votre protection. Mais vous ! vous ! vous avez une affaire (4) et point d’audience ; cela est drôle. Pour Dieu, expliquez-moi cela, et vale, et ama nos.

 

 

1 – On n’a pas ces lettres à Bernis et à la Pompadour. (G.A.)

 

2 – On sait comment Richelieu pilla le Hanovre. Le pavillon du boulevard des Italiens l’atteste encore. (G.A.)

 

3 – Allusion à madame de Montferrat. (G.A.)

 

4 – D’Argental, propriétaire de l’île de Rhé, avait eu une maison brûlée par les Anglais. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          On est aux pieds de la véritable philosophe ; on est pénétré de regrets de la quitter, et de remords de n’être point allé à Genève ; on demande pardon. On souhaite trois ou quatre ans (1) de langueur à la vraie philosophe, afin qu’elle ait besoin quatre ans du grand Tronchin. Les deux ermites lui sont attachés avec tous les sentiments qu’elle inspire. Ah ! si elle pouvait venir à Lausanne !

 

 

1 – Madame d’Epinay resta deux ans à Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Lausanne, 20 Décembre 1757 (1).

 

 

          Vous savez la nouvelle victoire du roi de Prusse (2) ; les cinquièmes jours du mois lui sont favorables. M. le maréchal Keith, qui m’écrit du 8 au milieu de ses montagnes, ne me mande point que les Prussiens aient reprise Breslau, comme on le dit.

 

          Ce qu’il y a de plus triste, et ce que je ne veux pas croire, c’est qu’une lettre de l’armée de Richelieu parle aussi d’une bataille que nous venons de perdre contre les Hanovriens (3). Si malheureusement cette nouvelle se confirme, voilà cent mille hommes et deux cents millions de perdus, comme dans la guerre de 1741. Dans ces circonstances malheureuses, vous m’avouerez que les affaires générales seraient plus difficiles à ajuster que des billets de confession. Peut-être le résultat de tant de vicissitudes sera que la cour de France aurait pu donner la paix, il y a quatre mois, et ne pourra pas même la recevoir dans deux.

 

          Dieu veuille que la nouvelle de la prétendue défaite de M. de Richelieu soit sans fondement, et que les prophéties de madame la margrave soient fausses ! Ses desseins sont plus agréables que ses prophéties. Elle ne respire que la paix. Le chaos serait beau à débrouiller. Il serait bien rare de s’accommoder avec le roi de Prusse sans se brouiller avec l’impératrice, et de rester maître du Hanovre sans avoir à craindre le roi de Prusse. Mais je crois que les d’Ossat (4) et les Richelieu auraient peine à résoudre un pareil problème. Qui en sait plus qu’eux tous le résoudra. Mais il y a sur les bords de notre Rhône, et près de la cathédrale où vous n’allez point, un homme (5) qui peut-être est le seul capable dans l’Europe de voir et de faire ce qui est convenable. J’ose penser que cet homme sage attendra : il sait qu’on n’accommode guère les procès que quand les deux parties n’ont plus d’argent pour plaider.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol

 

2 – Celle de Lissa, 5 Décembre. (G.A.)

 

3 – Fausse nouvelle. (G.A.)

 

4 – Célèbre diplomate, né en 1536, mort en 1604. (G.A.)

 

5 – Tencin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Lausanne, 20 Décembre, au soir.

 

 

          Quand les Prussiens tuent tant de monde, il faut bien aussi que je vous assassine de lettres, mon cher ange. Il est difficile que vous ayez su plus tôt que nous autres Suisses la nouvelle victoire du roi de Prusse, près de Neumarck en Silésie. Ce diable de Salomon est un terrible Philistin. La renommée le dit déjà dans Breslau ; mais il ne faut pas croire toujours la renommée. Elle parle d’une bataille entre M. de Richelieu et les Hanovriens ; elles prétend que nous avons été très malmenés, et je n’en veux rien croire ; car si cela était vrai, nous perdrions encore cent mille hommes et deux cents millions, comme dans la guerre de 1741, dont Dieu nous préserve : Peut-on songer à des Fanime à l’eau rose, quand on joue des tragédies si sanglantes ? Dites-moi donc, je vous en prie, si vous êtes content, si vous avez eu ce que vous appelez votre audience. Ecrivez-moi un mot pour consoler le Suisse.

 

 

 

 

 

à M . Vernes.

 

A Lausanne, 24 Décembre 1757.

 

 

          Voici, monsieur, ce que me mande M. d’Alembert : « J’écris à votre ami M. Vernes ; il pourra vous communiquer ma lettre. Il me paraît que ces messieurs n’ont pas lu l’article GENÈVE, ou qu’ils se plaignent de ce qui n’y est pas (1). »

 

          Or, puisque vous voilà mon ami déclaré à Paris, communiquez-moi donc, mon cher ami, cette lettre de M. d’Alembert. Je n’ai point encore le nouveau tome de l’Encyclopédie, et j’ignore absolument de quoi il s’agit. Je sais seulement, en général, que M. d’Alembert a voulu donner à votre ville les témoignages de son estime. Il dit que le clergé de France s’accuse de vous avoir trop loués, tandis que vous autres vous vous plaignez de n’être pas loués comme il faut. Que vous êtes heureux, dans votre petit coin de ce monde, de n’avoir que de pareilles plaintes à faire, tandis qu’on s’égorge ailleurs !

 

          Puissent tous vos confrères perpétuer cette heureuse paix, cette humanité, cette tolérance qui console le genre humain de tous les maux auxquels il est condamné ! Qu’ils détestent le meurtre abominable de Servet, et les mœurs atroces qui ont conduit à ce meurtre, comme le parlement de Paris doit détester l’assassinat infâme dont on fit périr Anne du Bourg, et comme les Hollandais doivent pleurer sur la cendre des Berneveldt et des de Witt. Chaque nation a des horreurs à expier, et la pénitence qu’on en doit faire est d’être humain et tolérant.

 

          Ne soyons ni calvinistes, ni papistes, mais frères, mais adorateurs d’un Dieu clément et juste. Ce n’est point Calvin qui fit votre religion, il eut l’honneur d’y être reçu ; et vous avez parmi vous des esprits plus philosophes et plus modérés que lui, qui font l’honneur de votre république.

 

          Bonsoir. Quand il s’agit de paix et de tolérance, je suis trop babillard. Mes compliments à notre Arabe (2).

 

 

1 – On n’a pas la lettre de d’Alembert. (G.A.)

 

2 – Abauzit (1679 – 1767), descendant d’un médecin arabe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Lausanne, 24 Décembre 1757.

 

 

          Mon cher philosophe, si votre thermomètre à l’air est si au-dessous de la glace, je m’imagine que le thermomètre de votre appartement est comme le mien, tout près de l’eau bouillante. Je compte passer mon hiver, dans le climat doux que je me suis fait au milieu des glaces ; et que la liberté me rend encore plus doux.

 

          Je plains le roi de Prusse d’acquérir tant de gloire aux dépens de tant de sang. Je plains les Français qui vont se faire tuer à deux cents lieues de leur pays, et les Suisses qui les accompagne, et les peuples qu’ils pillent, et les ministres de Genève qui, lassés de leur vie douce, veulent l’empoisonner en excitant contre eux-mêmes une tempête dont M. d’Alembert ne fera que rire. Je n’ai point vu l’article ; je sais seulement que d’Alembert n’a eu d’autre intention que de faire leur éloge. Il faut qu’ils le méritent par leur circonspection.

 

          J’avais vu les petits vers de l’horloger (1) de Genève ; on les a un peu rajustés, mais il est toujours singulier qu’un horloger fasse de si jolies choses. Sa pendule va juste, et il paraît qu’il pense comme vous. C’est aussi le sentiment de tous les magistrats de Genève sans exception. Vous voyez que les mœurs se sont perfectionnées ; on déteste les atrocités de ses pères. Les misérables qui voudraient justifier l’assassinat de Servet, ou de du Bourg, ou de Barneveldt, et de tant d’autres, sont indignes de leur siècle. Quoi qu’en dise l’horloger, un historien n’a point tort de regarder la conduite de Calvin envers Servet comme très criminelle. Un ministre de Genève a chargé depuis peu un de ses amis de consulter des manuscrits de Calvin qui sont à Paris dans la Bibliothèque royale. Il croyait y trouver sa justification ; son ami y a trouvé tant de choses atroces, qu’il en est honteux. Malheur à quiconque est encore calviniste ou papiste ! ne se contentera-t-on jamais d’être chrétien ! hélas ! Jésus-Christ n’a fait brûler personne ; il aurait fait souper avec lui Jean Huss et Servet (2).

 

          J’ai acheté auprès de Genève une maison qui me coûte plus de cent mille livres ; voilà ce que je brûlerais demain, si la tolérance et la liberté que j’ai cherchées étaient proscrites. J’ai quitté des rois pour cette liberté, et je serai encore libre auprès d’eux quand je le voudrai. Mais il vaut mieux être à soi-même qu’à un roi, et c’est ce qui me retient sur les bords du lac Léman, où je voudrais bien vous embrasser.

 

          Mille respects à M. et madame de Freudenreich.

 

 

1 – Rival. Voyez le Commentaire historique. (G.A.)

 

2 – Voltaire écrit ici à un pasteur, et c’est pourquoi il se montre si doux pour Jésus. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Lausanne, 24 Décembre (1).

 

 

          Je viens d’expédier (2) sûrement la lettre de son éminence.

 

          Je reçois dans ce moment des nouvelles du roi de Prusse et de madame la margrave du 12 Décembre, par un officier principal de la maison de madame de Bareith, en qui elle a une grande confiance. La victoire du roi de Prusse n’est pas si décisive qu’on le disait. Il n’a point Breslau (3). Les Autrichiens sont rassemblés sous Schweidnitz. Il y aura encore du sang répandu ; et celui qui préviendrait tant de calamités par une bonne paix, serait le bienfaiteur du genre humain. Le roi de Prusse écrit à sa sœur « qu’il est bien las de tant de carnage et de barbare gloire. »

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – A la margrave. (G.A.)

 

3 – Il reprit Breslaw, le 19. (G.A.)

 

 

 

 

1757 - Partie 21

 

 

 

 

 

 

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