CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

1756 - Partie 4

 

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à M. de Gauffecourt.

 

A Monrion, 19 Février 1756.

 

 

          Mon cher philosophe, je vous enverrai par la première poste mon sermon, quoique je désespère de vous convertir. Mais enfin j’aurai fait mon devoir ; il faut tâcher de gagner à Dieu une belle âme comme la vôtre. Sans le concile d’Embrun, je prendrais tout à l’heure l’appartement de M. de Cornabé ; mais j’aimerais mieux que vous restassiez à Genève. Le docteur Apollon-Esculape Tronchin a couché chez moi, et nous n’avons pas été la dupe de son voyage. L’aventure (1) de Versailles me paraît une cassade. On veut en imposer au public, et on a raison : Qui vultdecipi, decipitur. Souvenez-vous toujours des deux ermites qui vous seront éternellement attachés, et donnez-nous de vos nouvelles quand vous serez à Paris.

 

 

1 – Il allait à Versailles pour inoculer le duc de Chartres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

A Monrion, près Lausanne, 19 Février 1756.

 

 

          L’oncle et la nièce font mille compliments aux deux philosophes de la rue Saint-Pierre ; ils envoient à M. l’abbé du Resnel ce petit sermon qui leur est tombé entre les mains, et qui pourra les amuser en carême. On ne peut mieux prendre son temps pour être dévot. Mais M. l’abbé du Resnel et M. de Cideville seront encore plus persuadés de l’attachement des deux ermites que de leur dévotion (1).

 

 

1 – Nous supprimons ici trois couplets qui ne sont pas de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Pictet.

 

 

 

 

          Mille remerciements et mille respects à vos dames. Vous voyez que dans ce monde on ne dit pas un mot de vrai (1). Oui, sans doute, il faut être pyrrhonien, et ne songer qu’à vivre doucement. Pour moi, je ne fais que supporter la vie, je souffre continuellement.

 

 

1 – Allusion à la prétendue destruction de Philadelphie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Monrion, 26 Février 1756.

 

 

          Moi, vous avoir oublié, mon cher ange ! ah, cela est bien impossible ! Il y a plus de trois semaines que j’envoyai à madame de Fontaine le petit ouvrage (1) dont vous me parlez, pour vous être donné sur-le-champ. Si vous avez quelqu’un de la famille à gronder, c’est à madame de Fontaine qu’il faut vous adresser. Je n’ai point reçu cette lettre où vous me chantiez pouilles ; apparemment que vos gens, voyant que vous me grondiez, n’ont pas cru que la lettre fût pour moi. Je reçois très régulièrement toutes celles qu’on m’écrit par M. Tronchin (2). Ne craignez point, mon cher ange, de m’écrire par cette voie. Il me semble qu’il faudrait faire à présent quelque tragédie maritime ; on n’a encore représenté des héros que sur terre ; je ne vois pas pourquoi la mer a été oubliée. La scène serait sur un vaisseau de cent pièces de canon. Vous m’avouerez que l’unité de lieu y serait exactement observée, à moins que les héros ne se jetassent dans la mer. En vérité, je ne trouve rien de neuf sur la terre ; ce sont toujours les mêmes passions, et des aventures qui se ressemblent. Le théâtre est épuisé, et moi aussi ; et puis, quand on s’est tué à travailler deux ans de suite à l’ouvrage le plus difficile que l’esprit humain puisse entreprendre, quelle en est la récompense ? Les comédiens daignent-ils seulement remercier du présent (3) qu’on leur a fait ? On amuse la cour deux heures ; mais, de tous ceux qu’on a amusés, en est-il un seul qui daigne vous rendre le même service ? La parodie nous tourne en ridicule ; un Fréron nous déchire ; voilà tout le fruit d’un travail qui abrège la vie. C’est à ce coup que vous m’allez bien gronder. Vous auriez tort, mon cher ange, ne voyez-vous pas que si mon sujet était arrangé à ma fantaisie, j’aurais déjà commencé les vers ?

 

          Mais quelle est donc la maladie de madame d’Argental ? que veut donc dire son pied ? Si la comédie ne la guérit point, que pourra Fournier (4) ? Son état m’afflige sensiblement. Quand vous irez à la Comédie, mon cher et respectable ami, faites, je vous prie, pour moi les remerciements les plus tendres à Gengis-Khan (5).

 

          Il est vrai que je ne pouvais mieux me venger de l’auteur de Mérope, opéra, qu’en vous en envoyant un petit échantillon. Je crois qu’à présent on doit trouver ses vers fort mauvais à Versailles. Je suis toujours attaché à madame de Pompadour ; je lui dois de la reconnaissance, et j’espère qu’elle sera longtemps en état de faire du bien. Adieu, mon cher ange ; je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Le Poème sur Lisbonne. (G.A.)

 

2 – De Lyon. (G.A.)

 

3 – L’Orphelin de la Chine. (G.A.)

 

4 – Médecin. (G.A.)

 

5 – Lekain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de LYON.

 

26 Février 1756 (1).

 

 

          Que dites-vous du départ du grand docteur Tronchin ? Le docteur m’est venu voir sur la route ; il ne m’a pas dit où il allait ; mais je crois l’avoir deviné.

 

          Le bruit d’un combat naval a couru dans nos montagnes ; mais elles sont trop éloignées de la mer. Il paraît que voilà la guerre de Rome et de Carthage. Les Carthaginois forcèrent les Romains à devenir meilleurs marins qu’eux ; mais il y a encore bien loin de Brest à Londres. Le commerce souffrira beaucoup, les deux nations s’épuiseront en Europe pour quelques arpents de neige en Amérique. Il paraît qu’il n’y a qu’une petite décoration de changée à Versailles. Eh bien ! les Anglais valent donc livres pièce ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

A Monrion, 29 Février 1756.

 

 

          Je reçois, mon ancien ami, votre lettre du 21. Vous devez avoir à présent, par madame de Fontaine, le sermon que prêche le Père Liébaut (1) tel que je l’ai fait, et qui est fort différent de celui qu’on débite. Vous êtes mon plus ancien paroissien, et c’est pour vous que la parole de vie est faite. Je n’ai guère à présent le loisir de penser à madame Jeanne, et je suis trop malade pour rire. Le tableau (2) des sottises du genre humain, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, est ce qui m’occupe, et je trempe mon pinceau dans la palette du Caravage, quand je suis mélancolique. Je ne sais s’il y a dans ce tableau beaucoup de traits plus honteux pour l’humanité que de voir deux nations éclairées se couper la gorge, en Europe, pour quelques arpents de glace et de neige dans l’Amérique.

 

          Je vous prie, mon ancien ami, de m’instruire de la demeure de ce petit Patu qui est si aimable. Il m’a écrit une très jolie lettre ; je ne sais où lui adresser ma réponse ; dites-moi où il demeure. Je vous embrasse bien tendrement.

 

 

1 – Liébaut récitait le Poème de Lisbonne dans les cercles de Paris. (G.A.)

 

2 – L’Essai sur les mœurs.  (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Gauffecourt.

 

A Monrion, 29 Février 1756.

 

 

          Je vous renvoie, mon cher philosophe, la lettre d’un homme qui paraît aussi philosophe que vous, et dont le suffrage m’est bien précieux. J’espère encore vous trouver à Genève. J’y ferai un petit tour légèrement pour vous y embrasser, si ma déplorable santé me le permet. Nous parlerons de la dédicace, et de l’inscription. Vous savez que c’est l’hôtel-de-ville qui fait bâtir, et qu’il faut que l’inscription soit non seulement de son goût, mais encore de son aveu, et en quelque façon de son ordre ; il en est de même de la dédicace. Je crois qu’il n’y a à Paris de secousse que dans les esprits. L’affaire d’un vieux conseiller au grand conseil qui ne voulait pas payer l’argent du jeu, est devenue une source de querelles publiques. Les pairs présentent des requêtes, tandis que les Anglais nous présentent leurs canons et bloquent nos ports : Eh hœcomnia lento temperas risu (1).

 

 

1 – Voyez Horace, liv. II, ode XVI. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 9 Mars 1756 (1).

 

 

          Madame, le Tout est bien recevrait un terrible soufflet, si les nouvelles qui se débitent touchant une cour de votre voisinage avaient la moindre vraisemblance. Le mal moral serait bien au-dessus du mal physique, et ce serait bien pis qu’un tremblement de terre ; mais il n’est pas possible de croire de pareilles horreurs. Les hommes sont plus prompts à croire le crime qu’à le commettre.

 

          Si la Thuringe a eu sa petite part de la secousse de la terre, ce n’est qu’un léger mouvement, une faible éclaboussure qui est venue d’Afrique dans les Etats de votre altesse sérénissime. Tout le mal vient de messieurs de la Barbarie : c’est à Tétuan, à Méquinez que les grands coups ont été portés. Les mahométans ont été plus maltraités que les chrétiens.

 

          Le roi de Prusse me fait savoir qu’il fait jouer le 27 de ce mois son opéra de Mérope. Il ne tient qu’à moi d’aller entendre à Berlin de la musique italienne. J’aimerais bien mieux venir entendre votre altesse sérénissime à Gotha, jouir des charmes de sa conversation, lui renouveler mes sincères hommages. Que n’ai-je pu vivre à ses pieds ! Me voici de retour dans cette retraite que monseigneur le prince votre fils honora une année de sa présence. Je l’ai embellie, afin qu’elle fût moins indigne un jour de recevoir un des princes, vos enfants, s’ils voyageaient devers nos Alpes.

 

          Mais qu’il me serait plus doux de me mettre encore aux pieds de leur adorable mère ! Gotha est toujours dans mon cœur. – Recevez, madame, les profonds respects d’un homme éternellement dévoué à votre altesse sérénissime.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Aux Délices, 10 Mars 1756.

 

 

          Mon cher ami, le séjour de Colmar n’a point été triste pour moi ; j’y travaillais, je vous voyais, et je vous regrette. J’ai passé l’hiver à Monrion avec notre ami de Brenles. Nous aurions bien voulu que le temps des vacances eût été en hiver, et que vous eussiez pu venir dans cet ermitage. Celui où je suis à présent vous plairait davantage ; j’ai trouvé, en arrivant, des fleurs épanouies dans mes parterres.

 

Comptez que les environs du lac Léman ne sont point barbares ; les habitants le sont encore moins. Il n’y a point de ville où il y ait plus de gens d’esprit et de philosophes qu’à Genève. Ma maison ne désemplit pas, et j’y suis libre. Je suis au désespoir que votre destinée vous fixe à Colmar ; car probablement je n’y retournerai pas, et vous ne viendrez point à mes Délices. Il faut que vous souteniez la cause de la veuve, de l’orphelin, et du juif d’Alsace. Courage ! Plaidez et aimez les deux Suisses qui vous aiment, et qui font mille compliments à madame Dupont. Ne nous oubliez pas auprès de M. le premier (1) et de madame, etc.

 

 

1 – M. et madame de Klinglin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 12 Mars 1756.

 

 

          Il faut, mon ancien ami, que l’âge ait dépravé mon goût. Je n’ai pu tâter des deux plats que vous m’avez envoyés par M. Bouret. Je vous remercie, et je ne peux guère remercier l’auteur.

 

          Si vous avez l’ancienne Religion naturelle, en quatre chants, je vous prie de me l’envoyer.

 

          Si vous avez à vous défaire d’un nombre de livres curieux, envoyez-moi la liste et le prix.

 

          Si vous aimez les vers honnêtes et décents, voici ceux qui termineront le sermon sur Lisbonne ; lâchez-les pour apaiser les cerbères.

 

          Quel est l’ignorant qui veut qu’on mette l’ouvrier au lieu du potier ? Cet ignorant-là n’a pas lu saint Paul.

 

          Il ne tient qu’à moi d’aller voir l’opéra de Mérope, de la composition du roi de Prusse, qu’il fait exécuter le 27 Mars ; mais je n’irai pas.

 

          En retrouvant votre dernière lettre, j’ai vu que vous m’y disiez de vous envoyer la nouvelle édition de mon Petit-Carême par la poste, et que vous vouliez la faire réimprimer sur-le-champ, à l’usage des âmes dévotes. J’obéis donc à votre bonne intention, mon ancien ami. Si on ne veut pas se servir de la préface des éditeurs de Genève, il en faut une qui soit dans le même goût, et qui dise combien ces deux poèmes ont été tronqués et défigurés. Il est très triste assurément qu’on les ait imprimés sans avoir mon dernier mot ; mais le voici. Je fais aussi la guerre aux Anglais (1) à ma façon.

 

          J’espère que M. le maréchal de Richelieu leur prouvera, à la sienne, qu’il y a pour eux du mal dans ce monde. Je vous embrasse.

 

 

1 – En attaquant l’optimisme de Pope. (G.A.)

 

 

1756 - Partie 4

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