CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 20

Publié le par loveVoltaire

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 9 Novembre 1756 (1).

 

 

          Madame, madame, madame, la pièce que votre altesse sérénissime m’envoie est terrible ! Il est difficile d’y répliquer ; il est plus difficile encore de répliquer à cent cinquante mille hommes. Le jugement de ce grand procès est entre les mains du Dieu des armées. Qui sait si un jour la branche aînée ?... Je me tais, madame, je me borne toujours à faire des vœux pour votre auguste personne. Je ne sais point où est le roi de Pologne ; j’ignore ce qu’est devenu le comte de Bruhl (2) avec ses trois cent paires de bottes et ses trois cents perruques. On prétend que les Russes marchent. Vos Etats auront donc, au printemps prochain, trois ou quatre cent mille meurtriers dans leur voisinage ! Puissent Gotha et Altembourg être comme la toison de Gédéon, qui était sèche quand il pleuvait autour d’elle !

 

          Cette guerre n’a pas la mine de finir sitôt. Aurait-on jamais pensé que l’Autriche, la France et la Russie marcheraient contre un prince de l’Empire ? Dieu seul sait ce qui arrivera. Le comte d’Estrées et l’intendant de l’armée de France doivent déjà être à Vienne. Ah ! sans ma nièce, je serais à Gotha, je serais à vos pieds, et, de ce beau rivage, je contemplerais les tempêtes ; j’apprendrais de la bouche de votre altesse sérénissime ce qu’on doit penser de ces grands événements. On dit que M de Broglie et M. de Valori retournent à Paris, et qu’on enverra à leur place quatre-vingt mille ambassadeurs. Et c’est une querelle de Canada qui ébranle ainsi l’Europe ! Ah ! que ce meilleur des mondes possibles est aussi le plus fou ! mais il faut aimer un monde dont votre altesse sérénissime est l’ornement.

 

          Daignez, madame, agréer mon profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Le comte de Bruhl, premier ministre, et favori d’Auguste III, électeur de Saxe, était célèbre dans toute l’Europe par son extravagante somptuosité. Frédéric disait de lui : « C’est l’homme de ce siècle qui a le plus d’habits, de montres, de dentelles, de perruques, de bottes, de souliers et de pantoufles. » Tout cela fut la proie du vainqueur de Pirna. (A. François.)

 

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 10 Novembre 1756.

 

 

          La vie est un songe, mon ancien ami ; madame de La Popelinière vient donc de finir le sien ; je rêve encore un peu, mais je suis bientôt à bout. Notre grand Tronchin aurait guéri votre amie ; il a rendu la santé à madame de Fontaine, mais il n’en a pas fait autant à son oncle ; je suis perclus, pour le présent, de la moitié du corps. J’ai engagé M. le duc de Villars à venir se faire guérir ici d’un petit rhumatisme ; nous l’avons crevé de truites et de gélinottes ; il s’en est retourné dans sa province avec la santé d’un athlète : il n’en est pas de même de votre ancien ami ; je ne suis plus qu’une ombre paralytique. Il est triste de s’en aller pour jamais chacun de son côté, sans se revoir.

 

          Si l’envie vous prend de faire un pèlerinage pour votre santé, et de venir prendre des lettres de vie signées Tronchin, je vous hébergerai dans mon château de Gaillardin, aux Délices ou à Morion ; je vous voiturerai, je vous crèverai. Qu’allez-vous devenir à présent ? logerez-vous chez la fille (1) du comte de Rochester, ou chez M. de la Popelinière, ou chez les moines de Saint-Victor ?

 

          Envoyez-moi toujours Philippe V et le bonhomme Derham (2) ; joignez-y ce qu’il vous plaira de curieux. Je ne sais actuellement quels livres vous demander. Je suis si malade que je ne peux plus guère lire, et je fais plus de cas d’une prise de rhubarbe que de l’Enéide. Je ne crois pas même avoir la force de lire les excommunications de votre archevêque, ni les solécismes de la Sorbonne ; on dit qu’elle a mis supplicaturi pour supplicaturos ; mais qu’ils soient ridiculi ou ridiculos, cela ne m’importe guère.

 

          Mandez-moi quels beaux legs madame de La Popelinière vous a laissés, et quelle belle nouvelle action son mari a faite.

 

          Si vous m’envoyez une cargaison de livres, adressez-la par la diligence à M. Robert Tronchin, banquier à Lyon. Adieu, bonsoir, je n’en peux plus. En vérité, il faudrait revoir ses vieux amis. N’avez-vous pas par hasard soixante ans, et moi soixante-deux ? Allons, allons.

 

 

1 – La comtesse de Sandwich. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Thieriot du 14 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices près de Genève, 14 Novembre (1).

 

 

          Madame, j’eus hier l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime, par un Anglais, nommé M. Keat, qui se propose de voir, en Allemagne, ce qu’il y a de plus digne d’un être pensant, et par conséquent de vous faire sa cour. Mais ne sachant pas trop quand il partira, je ne veux pas laisser arriver l’année 1757 sans renouveler à votre altesse sérénissime, à monseigneur le duc et à toute votre auguste maison, les respectueux sentiments qui m’attachent pour jamais à elle. Je me flatte que les princes vos enfants vous donneront toujours de plus en plus, madame, des sujets de consolation et de joie. Puisse la grande maîtresse des cœurs jouir d’une santé qui tienne de l’égalité de son âme ! La vôtre, madame, aura peut-être de quoi s’exercer au milieu des orages qui semblent prêts à fondre de tous côtés dans le voisinage de ses Etats. Je me flatte qu’elle n’aura à faire usage que de son humanité et de sa compassion pour ses voisins, et que ses propres Etats seront à l’abri. C’est tout ce que peut dire un solitaire qui voit de loin toutes ces tempêtes. La Saxe paraît bien malheureuse, mais aussi la patrie que votre altesse sérénissime gouverne paraît jusqu’à présent bien fortunée ; c’est à quoi je m’intéresse le plus. Mais de quel prix peuvent être à vos yeux les sentiments d’un ermite inutile ?

 

          Il n’y a que votre bonté qui puisse leur en donner. Conservez cette bonté, madame, à un serviteur attaché à votre altesse sérénissime, avec le plus profond respect.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 20 Novembre 1756.

 

 

          Votre souvenir m’est bien agréable, mon cher monsieur ; un malade n’est pas trop exact à répondre ; mais je n’en suis pas moins sensible à vos succès, et à ce qui vous regarde. On a dû porter chez vous, depuis longtemps, l’exemplaire dont vous parlez. Il n’y a pas d’apparence que je puisse hasarder encore de nouveaux ouvrages pour votre théâtre : il vient un temps où l’on ne doit songer qu’à la retraite. Nous serions charmés, madame Denis et moi, de vous voir encore dans mon ermitage, que vous trouveriez assez embelli. Il faudrait que monseigneur de Villars vous engageât à faire un voyage à Marseille ; la troupe aurait grand besoin de vos leçons, et il serait fort utile que les bons acteurs de Paris allassent tous les ans inspirer le bon goût en province. Nous vous faisons mille compliments, madame Denis et moi.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 23 Novembre.

 

 

          Ah ! madame, je ne compte pas sur les Russes ; qui les paierait ? Mais s’ils veulent se payer par leurs mains, ce seront de chers barbares. Dieu aide et bénisse Marie-Thérèse ! mais je vois contre elle, au printemps, cent cinquante mille court-vêtus de Prussiens, traînant après eux les Saxons pour leur faire la cuisine ; je vois les Hanovriens, les Hessois, et des guinées. Il fallait avoir mieux pris ses mesures ; toutefois j’espère encore en la Providence. Le dernier mémoire de Salomon, avec pièces justificatives (1), en impose beaucoup ; il faut lui opposer des succès, les raisons ne donnent pas un pouce de terrain. On m’a envoyé bien des papiers ; tous sont inutiles. Vivons doucement. Prions Dieu pour Marie, vous, votre amie, et moi. Si vous savez quelque chose, souvenez-vous de l’ermite qui vous est attaché jusqu’au tombeau.

 

 

1 – Mémoire raisonné sur la conduite des cours de Vienne et de Saxe, et sur leurs desseins dangereux contre le roi de Prusse, avec les pièces originales et justificatives qui en fournissent les preuves ; 1756, in-4°. Hertzberg en est l’auteur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 28 Novembre 1756.

 

 

          Je suis persuadé, mon ancien ami, que vous ne serez pas privé du petit legs (1) que vous a fait madame de La Popelinière. Son mari, qui en avait usé si généreusement avec elle, en usera de même avec vous. Il aime à faire des choses nobles. Je compterais autant sur son caractère que sur son billet. Je n’ose vous prier d’ajouter au petit paquet de livres que vous m’envoyez cette infâme édition de la Pucelle qu’on dit faite par La Beaumelle et par d’Arnaud (2). Je ne devrais pas infecter mon cabinet de ces horreurs ; mais il faut tout voir. Je me flatte que les honnêtes gens ne m’imputeront pas de telles indignités. En vérité il faudrait faire un exemple de ceux qui en imposent ainsi au public, et qui répandent le scandale sous le nom d’autrui.

 

          On me parle encore de je ne sais quels vers (3) qui courent contre le roi de Prusse. Ceux qui me soupçonnent me connaissent bien mal. C’est le comble de la lâcheté d’écrire contre un prince à qui on a appartenu.

 

          Je vous fais mon compliment de quitter vos moines (4). Il n’y a que leur bibliothèque de bonne ; et vous avez à deux pas celle du roi, qui est meilleure.

 

          Mes respects à madame de Sandwich ; je crois qu’elle n’est pas fâchée des humiliations que les Wighs essuient. La France joue à présent un beau rôle dans l’Europe. On sent encore mieux cette gloire dans les pays étrangers qu’à Paris. On entend la voix libre des nations ; elles parlent toutes avec respect, jusqu’aux Anglais mêmes ; il leur manquait d’être humbles.

 

          Adieu ; la goutte et la calomnie me tracassent. Je vous embrasse.

 

 

1 – Un diamant. (G.A.)

 

2 – Voltaire a reconnu plus tard que d’Arnaud n’y était pour rien. (G.A.)

 

3 – « Ô Salomon du Nord, etc. » (G.A.)

 

4 – L’abbaye Saint-Victor. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 28 Novembre 1756.

 

 

          Comment voulez-vous, mon cher ange, que je fasse des Zulime et des chevaleries, quand les calomnies de Paris viennent me glacer dans mes Alpes ? Cette infâme édition que La Beaumelle et d’Arnaud avaient, dit-on, faite de concert, n’a que trop de cours. Je vois les personnes à qui je suis le plus attaché, attaquées indignement sous mon nom. Madame de Pompadour y est outragée d’une manière infâme ; et comment encore se justifier de ces horreurs ? comment écrire à madame de Pompadour une lettre qui ferait rougir et celui qui l’écrirait et celle qui la recevrait ? On parle aussi de vers sanglants contre le roi de Prusse, que la même malignité m’impute. Je vous avoue que je succombe sous tant de coups redoublés. Le corps ne s’en porte pas mieux, et l’esprit se flétrit par la douleur. S’il me restait quelque génie, pourrais-je mettre à travailler un temps qu’il faut employer continuellement à détruire l’imposture ? Je n’ai plus ni santé, ni consolation, ni espérance ; et je n’éprouve, au bout de ma carrière, que le repentir d’avoir consacré aux belles-lettres une vie qu’elles ont rendue malheureuse. Si je m’étais contenté de les aimer en secret, si j’avais toujours vécu avec vous, j’aurais été heureux ; mais je me suis livré au public, et je suis loin de vous ; cela est horrible.

 

 

1756 - Partie 20

 

 

 

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