CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 10

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Auprès de vous, le 14 Septembre.

 

 

          Je vous demande pardon, madame, de ne vous avoir pas parlé de votre digne et aimable fils (1) ; mais ce qui est dans le cœur n’est pas toujours au bout de la plume, surtout quand on écrit vite et qu’on est malade. J’ai eu l’honneur de lui faire ma cour quand il était à Lunéville, possesseur d’une femme qu’il doit avoir bien regrettée ; mais il lui reste une mère dont il fait la consolation, et qui doit faire la sienne. Peut-être aurai-je le bonheur de vous voir tous deux avant que je quitte ce pays-ci. Avouez donc, madame, que je suis prophète de mon métier, et que je ne suis pas prophète de malheur. Non seulement j’avais lu le Mémoire de M. de Klinglin, mais encore un autre qui est très secret, et vous voyez que je n’avais pas mal conclu. J’espère encore que M. de Klinglin viendra exercer ici sa préture, malgré les tribuns du peuple, qui s’y opposent vivement. Ce serait une chose trop absurde qu’un homme perdît sa place pour avoir été déclaré innocent. Je suis bien aise que vous admettiez une divinité ; c’est ce que je tâchais de persuader à un roi qui n’y croit pas, et qui se conduit en conséquence. Il lui arrivera malheur, mais il mourra impénitent. Je ne sais pas quand j’irai dans le voisinage de ces vignes sur lesquelles j’ai une bonne hypothèque. Elles appartiennent au duc de Wurtemberg. Il y a des gens qui veulent me persuader que ce sera la vigne de Naboth, et que mon hypothèque est le beau billet qu’a la Châtre ; mais je n’en crois rien. Le duc de Wurtemberg est un honnête homme, Dieu merci ; il n’est pas roi, et je pense qu’il croit en Dieu, quoiqu’il n’ait jamais voulu baiser la mule du pape.

 

          Vous me donnez par le nez, madame, de l’historiographe. Vraiment, le roi m’ôta cette charge quand le roi de Prusse me prit à force, et je suis demeuré entre deux rois le cul à terre. Deux rois sont de très mauvaises selles. Il est vrai qu’on m’a laissé ma place de gentilhomme ordinaire de la chambre ; mais j’entrerai fort peu, je crois, dans cette chambre ; j’aimerais mieux la vôtre mille fois.

 

          Ayez donc la bonté de m’instruire de vos marches. L’accident de votre neveu vous retient-il à Colmar ? Il me souvient que M. de Richelieu eut la même maladie à vingt ans. C’eût été dommage que la région de la vessie fût demeurée paralytique chez lui. Sa maladie fit place à beaucoup de vigueur, et j’en espère autant pour M. votre neveu. Vous vous imaginez donc, madame, que je demeure toujours dans la rue des Charpentiers ? point du tout ; je suis à la campagne, vis-à-vis votre maison, où par malheur vous n’êtes point ; Je dépeuple le pays de cloportes, auxquels on m’a condamné. Je vis tout seul, je ne m’en trouve pas mal. J’ai pourtant un appartement chez M. le maréchal de Coigni (2), dont je ne sais si je ferai usage. Tout ce que je sais bien sûrement c’est que je meurs d’envie de vous voir, de causer avec vous, et de vous renouveler cent fois mes respectueux et tendres sentiments.

 

 

1 – François Walther, comte de Lutzelbourg, né en 1707. (G.A.)

 

2 – Gouverneur de l’Alsace. (G.A.)

 

 

 

 

 

A la duchesse de Saxe-Gotha.

A Strasbourg, 22 Septembre. (1)

 

 

          Madame, après avoir écrit à votre altesse sérénissime la lettre qu’elle m’ordonne de lui envoyer, je me livre à mon étonnement, aux transports de ma sensibilité, à tout ce que je dois à votre cœur adorable. Madame, il n’y a que vous au monde auprès de qui je voulusse finir ma vie. Je me suis arrêté auprès de Strasbourg, uniquement pour y finir cet ouvrage que votre altesse sérénissime m’avait commandé. Le hasard, qui conduit tout, a voulu que j’eusse ici un bien assez considérable, qui est dans une terre d’Alsace, appartenant à monseigneur le duc de Wurtemberg. Votre altesse sérénissime sent bien que la fortune ne peut jamais être un motif pour souhaiter les bonnes grâces du roi de Prusse : non, madame, je ne veux que les vôtres ; et si je peux ambitionner quelque retour de sa part, c’est uniquement parce que je vous le devrai. Mon cœur est pénétré de ce que vous daignez faire ; c’est le seul sentiment dont je sois capable ; je dois vous ouvrir, madame, un cœur qui est entièrement à vous. Il est clair que le premier pas, dans toute cette abominable affaire, est la lettre que fit imprimer le roi de Prusse contre Kœnig et contre moi ; il est clair que ce premier faux pas, si indigne d’un roi, ka conduit à toutes les autres démarches. L’outrage affreux fait à ma nièce dans Francfort a indigné toute l’Europe, et la cour de Versailles comme celle de Vienne. Que peut-on espérer, madame, d’un homme qui n’a point réparé cette indignité, et qui au contraire a disculpé en quelque sorte ses ministres, en écrivant à la ville de Francfort, tandis qu’il les désavouait à Versailles ? Pensez-vous, madame, qu’il ait un cœur aussi bon, aussi vrai que le vôtre ? Pensez-vous qu’il respecte l’humanité et la vérité ?

 

          Du moins il est sensible à la gloire. C’est par là seulement qu’on peut obtenir quelque chose de lui ; et puisque vos bontés généreuses ont commencé cet ouvrage, il ne faut pas qu’elles en aient le démenti. Peut-être qu’en effet M. de Gotter (2) pourra quelque chose, surtout s’il n’est pas à lui ; mais il pourra bien peu sans madame la margrave de Bareuth. Sans doute, madame, le roi voudra se justifier auprès de vous ; peut-il ne pas ambitionner votre estime ? Mais il ne voudra que se justifier à mes dépens, plus jaloux de pallier son tort que de le réparer : il est roi, il a cent cinquante mille hommes, il peut m’écraser ; mais il ne peut empêcher qu’une âme comme la vôtre ne le condamne secrètement.

 

          Il en sera tout ce qu’il pourra ; je suis trop heureux ; les bontés de votre altesse sérénissime me consolent de tout. La forêt de Thuringe ne me fait plus trembler. Gotha devient le climat de Naples. Puissé-je après la révision de mes empereurs me venir jeter à vos pieds ! Mon cœur y est, il y parle à madame la grande maîtresse : il dit qu’il veut ne respirer que pour votre altesse sérénissime ; il est votre sujet jusqu’au tombeau avec le plus profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Grand-maréchal de la maison du roi de Prusse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Strasbourg, 27 Septembre 1753.

 

 

          Madame, votre lettre du 17 Septembre est un nouveau lien qui m’attache à votre altesse sérénissime. Elle ne doute pas que je ne voulusse venir mettre à ses pieds, dans l’instant, tous les Henris et tous les Frédérics du monde, avec celui qui les a peints ou barbouillés. Je crois lui avoir déjà mandé que deux graves professeurs d’histoire examinaient scrupuleusement l’ouvrage, pour voir si c’est le 25 ou le 26 d’un tel mois que telle sottise arriva il y a six siècles. Ces minuties seront pour les sots dont ce monde est plein, et l’intérêt, si l’on peut en mettre dans un tel ouvrage, les grands tableaux, la connaissance des hommes et des temps, l’histoire de l’esprit humain, seront pour votre altesse sérénissime et pour la grande maîtresse des cœurs.

 

          Je n’ai à présent qu’une seule copie de cette histoire. Il faudrait plus de deux mois pour la transcrire ; elle sera imprimée en aussi peu de temps qu’il en faudrait pour la copier à la main. Votre altesse sérénissime pense bien que je ne ferai pas imprimer la dédicace sans la lui avoir envoyée auparavant, et sans recevoir ses ordres.

 

          Quant au Frédéric d’aujourd’hui, il me traite à peu près comme Frédéric second traita son chancelier des Vignes, à cela près qu’il ne m’a pas fait crever les yeux (1). Je voudrais bien que la grande maîtresse des cœurs en eût d’aussi bons que moi, c’est tout ce qui me reste. Mais ces yeux-là sont fort à plaindre de ne pouvoir à présent dire aux vôtres, madame, combien mon cœur est pénétré de reconnaissance et d’attachement pour votre personne. Pourquoi ne pourrais-je pas venir, cet hiver, mettre à vos pieds vos empereurs imprimés ?

 

          En attendant, madame, j’espère que du moins les chemins seront libres, et que votre maigre Don Quichotte ne trouvera plus d’Yangois sur la route (2) ; c’est probablement tout ce que l’on peut attendre des négociations de M. le comte de Gotter. Il y a des blessures qu’on ne guérit jamais ; et permettez-moi de la dire, le tort du roi de Prusse est trop grand pour qu’il le répare. Si votre altesse sérénissime a envoyé ma lettre ostensible, elle produira une explication ; cette explication ne produira rien, parce que le roi se bornera à vouloir avoir raison. Vous sentez bien, madame, qu’un roi a toujours plus d’amour-propre que d’amitié. Que puis-je d’ailleurs exiger de lui ? On me lapiderait en France si je retournais à sa cour. Je ne le pourrais avec bienséance, qu’en cas qu’il fît une satisfaction éclatante à ma nièce, qu’il punît Freitag et Schmith, et qui me rappelât avec distinction, seulement pour venir passer quinze jours avec lui. Or tout cela est incompatible avec son rang, et encore plus avec son caractère. Il faut donc que je me borne à l’adoucir ; et il ne me faut assurément, madame, d’autre cour que la vôtre. La négociation réussira sûrement si elle se borne à persuader le roi de Prusse de mon respect et à lui inspirer de la modération. Ce sera beaucoup ; ce sera une nouvelle obligation que je vous aurai, madame. Je sens un plaisir infini à vous devoir tout.

 

          Voici l’imprimé que votre altesse sérénissime a demandé, avec un manuscrit qui a paru assez plaisant.

 

          Je me mets à vos pieds et à ceux de votre auguste famille.

 

 

1 – Ou : « Ne m’a pas crevé les yeux. » (A. François.)

 

2 – Voyez la lettre à d’Argental du 10 Août. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

Strasbourg, le 1er Octobre 1753.

 

 

          Je compte, monsieur, partir demain mardi, pour arranger quelques affaires avec les administrateurs des domaines de monseigneur le duc de Wurtemberg. Il me sera sans doute beaucoup plus agréable de vous voir à Colmar, que les fermiers des vignes de Riquewihr,  quelque bon que soit leur vin. Je vous écris d’avance pour vous faire mes remerciements, monsieur, de toutes vos attentions obligeantes. Si je cause le plus léger embarras à madame Goll, j’irai descendre au cabaret (1). Au reste, j’espère que ma mauvaise santé ne retardera pas ce petit voyage, qu’elle m’a fait différer jusqu’à présent. On ne peut être plus pénétré que je le suis de vos bons offices, et plus ennemi des cérémonies et des formules.

 

 

1 – Il descendit à l’auberge du Sauvage, puis il alla rue des Juifs, chez M. Goll. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Auprès de Comar, 3 Octobre 1753.

 

 

          Mon cher ange, si madame la maréchale de Duras, qui a l’air si résolue, avait fait comme madame de Montaigu et comme la feue reine d’Angleterre (1), si elle avait donné bravement la petite-vérole à ses enfants, vous ne pleureriez pas aujourd’hui madame la duchesse d’Aumont. Il y a trente ans (2) que j’ai crié qu’on pouvait sauver la dixième partie de la nation. Il y a quelques gens qui, frappés de la mort des personnes considérables enlevées à la fleur de leur âge par la petite-vérole, disent : Mais vraiment, il faudrait essayer l’inoculation. Et puis, au bout de quinze jours on ne pense plus ni à ceux qui sont morts, ni à ceux que ce fléau de la nature menace encore de la mort.

 

          L’année passée l’évêque de Worcester prêcha dans Londres devant le parlement, en faveur de l’inoculation, et prouva qu’elle sauvait la vie tous les ans à deux mille personnes dans cette capitale. Voilà des sermons qui valent bien mieux que les bavarderies de nos prédicateurs.

 

          Il y a dans le monde un homme plus dangereux que la petite-vérole ; il s’abaisse jusqu’à la calomnie. Un sourdaud (3), qui est la trompette de Maupertuis, répand ses horreurs. Où se sauver ? Vous me direz que c’est au château de M. de Sainte-Palaie ; mais le P. Goulu (4) persécutait Balzac jusque sur les bords de la Charente.

 

 

I nunc, et versus tecum meditare canoros.

 

HOR., lib. II, ep. II.

 

 

          Mais, mon cher ange, si vous me promettez, vous et madame d’Argental, d’aller dans ce château, je signe le marché aveuglément. J’ai un bien assez considérable en Alsace, et je voulais bâtir sur les ruines d’un vieux palais (5) qui appartiennent à M. le duc de Wurtemberg. Toutes mes idées s’évanouissent dès qu’il s’agit de me rapprocher de vous.

 

          Je n’ose vous prier de présenter mes respects et ma sensibilité à M. le duc d’Aumont. Qui aurait dit que Fontenelle enterrerait madame d’Aumont ? mais cent ans et trente sont la même chose pour la faux de la mort. Tout est un point et tout est un songe. Le songe de ma vie a été un cauchemar assez perpétuel ; il sera bien doux s’il peut finir en vous voyant ; ce sera ouvrir les yeux à une lumière bien agréable.

 

          On m’a envoyé la Querelle ; il vaudrait mieux point de querelle. Adieu, mon très aimable ange. Mille tendres respects à tous les vôtres.

 

          Je suis bien malade. Adieu les tragédies.

 

 

1 – Lady Montague et la reine, femme de George II. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt vingt-six ans. (G.A.)

 

3 – La Condamine avait pris parti pour Maupertuis. Il était sourd. (G.A.)

 

4 – Général des Feuillans qui attaqua Balzac en 1627. (G.A.)

 

5 – Horboug. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

A Colmar, ce 5 Octobre 1753.

 

 

          Je suis pénétré de regrets, madame ; vous et madame de Brumat (1) vous me faites passer de mauvais quarts d’heure. J’écris peut-être fort mal le nom de votre amie, mais je ne me trompe pas sur son mérite, et sur le plaisir que j’avais de venir les soirs, de ma solitude dans la vôtre, jouir des charmes de votre société. Je suis arrivé si malade que je n’ai pu aller rendre moi-même votre lettre à M. le premier président (2). Que dites-vous de lui, madame ? Il a eu la bonté de venir chez ce pauvre affligé. Il m’a amené son fils aîné qui paraît fort aimable, et qui n’a pas l’air d’être paralytique comme son cadet. Je passe une page (3), parce que mon papier boit, et qu’il n’y a pas moyen d’écrire sur ce vilain papier ; cela vous épargne une longue lettre. On dit que le ministère n’est pas disposé à rendre à M. de Klinglin la justice que nous attendons. Je veux douter encore de cette triste nouvelle. On dit que M. votre fils revient ; quand pourrai-je être assez heureux pour voir le fils et la mère ? Il me semble que je voudrais passer le reste de mes jours avec vous dans la retraite. La destinée m’y avait conduit, et mon cœur ne veut pas la démentir. Adieu, madame ; je suis pour toujours à vos ordres avec le plus tendre respect.

 

 

1 – Ou mieux Brumath. (G.A.)

 

2 – Frère de madame de Lutzelbourg. (G.A.)

 

3 – Le verso de la lettre est en blanc. (G.A.)

 

 

1753 - Partie 10

 

 

 

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