CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE-1752---Partie-3.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault.

A Berlin, le 28 Janvier 1752.

 

 

          Je vous dois de nouveaux remerciements, mon cher et illustre confrère, et c’est à vous que je dois dédier le Siècle de Louis XIV, si on en fait en France une édition qui aille la tête levée. J’ai envoyé à Paris le premier tome corrigé selon vos vues. Je me flatte qu’on ne s’opposera pas à l’impression d’un ouvrage qui est, autant que je l’ai pu, l’éloge de la patrie, et qui va inonder l’Europe.

 

          Je suis bien étonné de l’apparence d’ironie que vous trouvez dans ce premier tome (1) ; j’ai voulu n’y mettre que de la philosophie et de la vérité, j’ai voulu passer légèrement sur ce fatras de détails de guerres, qui, dans leur temps, causent tant de malheurs et tant d’attention, et qui, au bout d’un siècle, ne causent que de l’ennui. J’ai même fini ainsi ce premier tome :

 

 

« Voilà le précis, peut-être encore trop long, des plus importants événements de ce siècle ; ces grandes choses paraîtront petites un jour, quand elles seront confondues dans la multitude immense des révolutions qui bouleversent le monde ; et il n’en resterait alors qu’un faible souvenir, si les arts perfectionnés ne répandaient sur ce siècle une gloire unique qui ne périra jamais (2). »

 

 

          Vous voyez par là que mon second tome est mon principal objet ; et cet objet aurait été bien mieux rempli, si j’avais travaillé en France. Les bontés d’un grand roi et l’acharnement de mes ennemis m’ont privé de cette ressource. Je vous supplie, monsieur, d’ajouter à toutes vos bontés celle de dire à M. d’Argenson que je compte sur les siennes. On m’a dit qu’il a été mécontent d’un parallèle entre Louis XIV et le roi Guillaume.

 

          Il est vrai que malheureusement on a omis dans l’impression le trait principal qui donne tout l’avantage au roi de France. Le voici :

 

 

« Ceux qui estiment plus un roi de France qui sait donner l’Espagne à son petit-fils qu’un gendre qui détrône son beau-père ; ceux qui admirent davantage le protecteur que le persécuteur du roi Jacques, ceux-là donneront la préférence à Louis XIV (3). »

 

 

          D’ailleurs, M. d’Argenson ne peut ignorer que Louis XIV et Guillaume ont toujours été deux objets de comparaison dans l’Europe. Il ignore encore moins que l’histoire ne doit point être un fade panégyrique ; et, s’il a eu le temps de lire le livre, il a pu s’apercevoir que, sans m’écarter de la vérité, j’ai loué ; autant que je l’ai pu, et autant que je l’ai dû, la nation et ceux qui l’ont bien servie. L’article de son père (4) n’a pas dû lui déplaire.

 

          Enfin, monsieur, j’ai prétendu ériger un monument à la vérité et à la patrie, et j’espère qu’on ne prendra pas les pierres de cet édifice pour me lapider. Je me flatte encore que vous ne vous bornerez pas au service de m’avoir éclairé. Je voudrais que la postérité sût que l’homme du royaume le plus capable de me donner des lumières a été celui dont j’ai reçu le plus de marques de bonté.

 

          Je vous supplie de ne me pas oublier auprès de madame du Deffand, et de me conserver une amitié qui fait ma gloire et ma consolation.

 

 

          P.S.- J’avais toujours ouï dire que le prince de Condé était mort à Chantilly (5) de sa maladie de courtisan prise à Fontainebleau. Je n’ai point ici de livres ; si vous me trompez, je mets cela sur votre conscience.

 

          A propos, je suis bien malade ; si je meurs, dites, je vous en prie, comme frère Jean (6) : J’y perds un bon ami.

 

 

1 – Le président Hénault trouvait surtout que dans le premier volume Louis XIV n’était pas traité, à beaucoup près, comme il doit l’être. (G.A.)

 

2 – Voyez le Chapitre XXXIII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

3 – Voyez le Chapitre XII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

4 – Voyez le Chapitre XXIX du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

5 – Voyez le Chapitre XXVII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

6 – Dans Pantagruel, liv. IV, ch. XX. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault.

A Berlin, le 1er Février 1752.

 

 

          J’apprends que vous avez été malade, mon cher et illustre confrère ; je crains que vous ne le soyez encore.

 

          Qui connaît mieux que moi le prix de la santé ? Je l’ai perdue sans ressource ; mais comptez que personne au monde ne s’intéresse comme moi à la vôtre ; car j’aime la France, je regrette la perte du bon goût, et je vous suis véritablement attaché. Je compte aller prendre les eaux dès que le soleil fondra un peu nos frimas ; mais quelles eaux ? Je n’en sais rien. Si vous en preniez, les vôtres seraient les miennes.

 

          J’ai envoyé à ma nièce deux volumes où j’ai réformé, autant que je l’ai pu, tout ce que vous avez eu la bonté de remarquer dans le Siècle de Louis XIV. Je vous avertis très sérieusement que, si on imprime cet ouvrage en France, corrigé, selon vos vues, je vous le dédie, par la raison que, si Corneille vivait, je lui dédierais une tragédie.

 

          Permettez que je vous envoie deux petits morceaux que j’ajoute à ce Siècle ; ils sont bien à la gloire de Louis XIV. Je vous supplie, quand vous les aurez lus, de les envoyer à ma nièce, afin qu’elle les joigne à l’imprimé corrigé qu’elle doit avoir entre les mains.

 

          Je vous avoue que j’ai peine à comprendre cet air d’ironie que vous me reprochez sur Louis XIV. Daignez relire seulement cette page imprimée, et voyez si on peut faire Louis XIV plus grand.

 

          J’ai traité, je crois, comme je le devais, l’article de la conversion du maréchal de Turenne. J’ai adouci les teintes, autant que le peut un homme aussi fermement persuadé que moi qu’un vieux général, un vieux politique, et un vieux galant, ne change point de religion par un coup de la grâce.

 

          Enfin j’ai tâché en tout de respecter la vérité, de rendre ma patrie respectable aux yeux de l’Europe, et de détruire une partie des impressions odieuses que tant de nations conservent encore contre Louis XIV et contre nous. Si j’en avais dit davantage, j’aurais révolté. On parle notre langue dans l’Europe, grâce à nos bons écrivains ; nous avons enseigné les nations ; mais on n’en hait pas moins notre gouvernement ; croyez-en un homme qui a vu l’Angleterre, l’Allemagne, et la Hollande.

 

          Si vous pouvez, par votre suffrage et par vos bons offices, m’obtenir la permission tacite de laisser publier en France l’ouvrage tel que je l’ai réformé, vous empêcherez que l’édition imparfaite, qui commence à percer en Allemagne, ne paraisse en France. On ne pourra certainement empêcher que les libraires de Rouen et de Lyon ne contrefassent cette édition vicieuse, et il vaut mieux laisser paraître le livre bien fait que mal fait.

 

          Ces difficultés sont abominables. J’ai sans peine un privilège de l’empereur pour dire que Léopold (1) était un poltron ; j’en ai un en Hollande pour dire que les Hollandais sont des ingrats, et que leurs commerce dépérit ; je peux hardiment imprimer sous les yeux du roi de Prusse, que son aïeul (2), le grand-électeur, s’abaissa inutilement devant Louis XIV, et lui résista aussi inutilement. Il n’y aurait donc qu’en France où il ne me serait pas permis de faire paraître l’éloge de Louis XIV et de la France ! et cela, parce que je n’ai eu ni la bassesse ni la sottise de défigurer cet éloge par de honteuses réticences et par de lâches déguisements. Si on pense ainsi parmi vous, ai-je tort de finir ailleurs ma vie ? Mais, franchement, je crois que je la finirai dans un pays chaud ; car le climat où je suis me fait autant de mal que les désagréments attachés en France à la littérature me font de peine.

 

          Voyez, mon cher et illustre confrère, si vous voulez avoir le courage de me servir. En ce cas, vous me procurerez un très grand bonheur, celui de vous voir. Permettez-moi de vous prier d’assurer de mes respects. M. d’Argenson et madame du Deffand. Bonsoir ; je me meurs, et vous aime.

 

 

P.S. – Que je vous demande pardon d’avoir dit qu’il y avait quarante à cinquante pas à nager au passage du Rhin ; il n’y en a que douze ; Pélisson même le dit. J’ai vu une femme qui a passé vingt fois le Rhin sur son cheval, en cet endroit, pour frauder la douane de cet épouvantable fort du Tholus (3). Le fameux fort de Schenck, dont parle Boileau, est une ancienne gentilhommière qui pouvait se défendre du temps du duc d’Albe. Croyez-moi, encore une fois, j’aime la vérité et ma patrie ; je vous prie de le dire à M. d’Argenson.

 

 

1 – Voyez le Chapitre XIV du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt bisaïeul. (G.A.)

 

3 – Pour Tolhuis, voyez Boileau, ép. IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Berlin, le 6 Février 1752.

 

 

          Mon très cher ange, l’état où je suis ne me laisse guère de sensibilité que pour vos bontés et pour votre amitié. Ma santé est sans ressource. J’ai perdu mes dents, mes cinq sens, et le sixième s’en va au grand galop. Cette pauvre âme, qui vous aime de tout son cœur, ne tient plus à rien. Je me flatte encore, parce qu’on se flatte toujours, que j’aurai le temps d’aller prendre des eaux chaudes et des bains. Je ne veux pas perdre le fond de la boite de Pandore ; mais l’hiver est bien rude et sera bien long. Je doute que Rome sauvée me sauve Je mettrai dans ma confession générale, in articulo mortis, que j’ai affligé mademoiselle Gaussin (1) ; je m’en accuse très sérieusement devant les anges. C’est une vraie peine pour moi de lui en faire ; ce n’est pas à moi de poignarder Zaïre. Je vous assure que, si j’étais en sa présence, je n’y tiendrais pas  mais, mon cher et respectable ami, pourquoi m’a-t-on forcé de changer le rôle tendre que j’avais fait pour elle ? Je suis aussi docile que des Crébillons sont opiniâtres. J’ai sacrifié mes idées, mon goût, aux sentiments des autres. Je voulais un contraste de douceur, de naïveté, d’innocence, avec la férocité de Catilina. Il y a assez de Romains dans cette pièce ; je ne voulais pas d’un Caton en cornettes, on m’y a forcé, et M. le maréchal de Richelieu a été las, pour la première fois, des femmes tendres et complaisantes. J’aimais que la femme de Catilina se bornât à aimer, qu’elle dît :

 

 

J’ai vécu pour vous seul, et je suis point entrée

Dans ces divisions dont Rome est déchirée.

 

 

          Il me semble que sa mort eût été plus touchante. On ne plaint guère une grosse diablesse d’héroïne qui menace, qui dit je menace, qui est fière, qui se mêle d’affaires, qui fait la républicaine. Il est clair que ce gros rôle d’Amazone n’est pas fait pour les grâces attendrissantes de mademoiselle Gaussin. Je l’aurais déparée ; ce serait donner des bottes et des éperons à Vénus. Je vous prie de lui montrer cet article de ma lettre.

 

          A l’égard du Siècle, on me fait des chicanes révoltantes, et vous me faites des remarques judicieuses. J’ai réformé tout ce que vous avez repris. Je crois qu’en ôtant l’épithète de Petit au concile d’Embrun, l’article peut passer. Je n’en dis ni bien ni mal, et cela est fort honnête. Voilà l’effet du népotisme (2). Je remercie madame d’Argental de ses anecdotes, et surtout des deux filles d’honneur et de joie ; mais elle parle de l’établissement que le Grand Duquesne (dont je vous fais mon compliment d’être l’allié) voulut faire en Amérique, et il s’agit d’une colonie établie par son neveu en Afrique, près du cap de Bonne-Espérance, après la mort de l’oncle, et deux ans après la révocation de l’édit de Nantes.

 

          Je ne sais si les exemplaires qui vous sont enfin parvenus sont corrigés ou non ; mais il y en a un entre les mains de madame Denis, où il y a plus de corrections que de feuillets. C’est celui-là qui est destiné pour l’impression, en cas que le président Hénault ait, comme je l’espère, la vertu et le courage de dire à M. d’Argenson qu’une histoire n’est point un panégyrique, et que, quand le mensonge paraît à Paris sous les noms de Limiers, de La Martinière, de Larrey, et de tant d’autres, la vérité peut paraître sous le mien.

 

          J’envoie aussi à ma nièce une préface pour Rome, en cas que La Noue ne fasse pas siffler cette pièce. La Noue, Cicéron ! cela est bien pis que de préférer mademoiselle Clairon à mademoiselle Gaussin. Je vous avoue que ce singe me fait trembler. Quoi ! ni voix, ni visage, ni âme, et jouer Cicéron ! Cela seul serait capable d’augmenter mes maux ; mais je ne veux pas mourir des coups de La Noue. Je laisserai paisiblement le parterre de Paris tourner Cicéron en ridicule. Nos Français sont tous faits pour se moquer des grands hommes, surtout quand ils paraissent sous de si vilains masques. Mademoiselle Clairon ne fera certainement pas pleurer, et La Noue fera rire. Je suis bien aise d’être malade avant cette catastrophe, car on dirait que c’est la chute de Rome qui m’écrase. Bonsoir, portez-vous bien. Il est juste que le Catilina de Crébillon soit honoré, et le mien honni ; mais vous êtes mon public, mes chers anges.

 

 

 

CORRESPONDANCE 1752 - Partie 3

 

 

1 – Il lui avait retiré le rôle d’Aurélie pour le donner à mademoiselle Clairon. (G.A.)

 

2 – M. d’Argental est neveu du cardinal de Tencin, qui avait présidé, en 1727, l’odieux et ridicule concile d’Emprunt. (K.)

 

 

Commenter cet article