CORRESPONDANCE - Année 1744 - Partie 3

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à M. le Président Hénault

A Cirey, en Champagne, ce 1er Juin 1744.

 

 

         Les gens de bonne compagnie, monsieur, et ceux qui prétendent en être, vont bien se rengorger quand ils verront que le livre (1) le plus utile nous vient de l’homme du monde le plus aimable. Nous recevons dans ce moment votre présent charmant. Madame du Châtelet va quitter les Tables astronomiques de Bayer (2) pour vous en remercier ; et moi je quitte très volontiers ma Fête de Versailles pour vous dire combien votre livre m’enchante. Nous le parcourons. Je le lis en vous écrivant. J’admire ces traits brillants et vrais dont vous caractérisez les rois et les siècles. Ce que vous dites de Louis XII, de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, doit être appris par cœur. N’allez pas croire, au moins, que la reconnaissance que je vous dois sur Henri IV me fascine les yeux. Je vois très clairement que votre ouvrage est un chef-d’œuvre d’esprit et de raison. Point de satire, point de prévention, point de faux raffinements. Vous avez enchâssé dans cette chronologie mille anecdotes intéressantes, qui toutes servent à faire connaître les temps dont vous parlez. Votre ouvrage vivra, je vous en réponds ; faites donc comme lui, et n’ayez plus de coliques. Passez à Cirey, en allant aux eaux, et employez votre loisir à nous donner votre grande Histoire, que cet Abrégé doit faire désirer à tous ceux qui veulent lire pour s’instruire et pour avoir du plaisir. Je viens de lire l’article du chancelier de L’Hospital ; grand merci ; c’est un chancelier que j’idolâtre ; il était philosophe, vrai philosophe, excellent citoyen, et faisant de beaux vers latins.

 

 

Hic jacet a nullis potuit quæ Gallia vinci,

Ipsa suî victrix, ipsa suî tumulus.

 

 

         Que vous avez bien fait de donner tant d’éloges au grand Colbert ! La lettre à Vossius, bon encore ; cela peut fructifier en son temps, ce sont des germes de vertu et de grandeur. Le public doit vous être très obligé ; il n’avait point encore vu de cette besogne.

 

         Je vous demande en grâce de vous souvenir de moi avec madame du Deffand. Conservez-moi vos bontés et les siennes. Elle écrit à madame du Châtelet et des lettres bien plaisantes. Tentat eam, quelquefois in œnigmatibus. On les devine sur-le-champ. Adieu, monsieur ; je vous aime, je vous respecte, je vous suis dévoué pour la vie. V.

 

         A propos, madame du Châtelet vous a aussi envoyé son livre, et vous ne lui en dites mot ; elle est fort piquée de ce que vous ne lui dites pas votre avis sur le carré de la vitesse. C’est cela qui est intéressant !

 

 

1 – Nouvel abrégé chronologique de l’histoire de France. (G.A.)

 

2 – Jean Bayer, d’Augsbourg, auteur d’une description des constellations, sous le titre d’Uranometria. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Jacob Vernet  (1)

A Cirey en Champagne, le 1er Juin 1744.

 

 

         Monsieur, un des grands avantages de la littérature est de procurer des correspondances telles que la vôtre. J’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré, et nous avons parlé de vous avec le Père Jacquier (2), que vous avez vu à Genève ; et je lui ai bien envié cette satisfaction.

 

 

Je ne décide point entre Genève et Rome ; (Henriade, ch. II.)

 

 

comme vous savez ; mais j’aimerais à voir l’une et l’autre, et, surtout, votre Académie, dans laquelle il y a tant d’hommes illustres, et dont vous faites l’ornement. L’amitié, qui m’a fait refuser tous les établissements considérables dont le roi de Prusse voulait m’honorer à sa cour, me retient en France. C’est elle qui m’empêche de satisfaire le goût que j’ai toujours eu de voir votre république ; c’est elle qui fait que Cirey est mon royaume et mon académie.

 

         Je suis flatté que mes petites réflexions sur l’histoire ne vous aient pas déplu ; j’ai tâché de mettre ces idées en pratique dans un Essai, que j’ai assez avancé, sur l’Histoire universelle depuis Charlemagne. Il me semble qu’on n’a guère encore considéré l’histoire que comme des compilations chronologiques ; on ne l’a écrite ni en citoyen ni en philosophe. Que m’importe d’être bien sûr que Adaloaldus succéda au roi Agiluf en 616, et de quoi servent les anecdotes de leur cour ? Il est bon que ces noms soient écrits une fois dans les registres poudreux des temps, pour les consulter peut-être une fois dans la vie ; mais quelle misère de faire une étude de ce qui ne peut ni instruire, ni plaire, ni rendre meilleur ! Je me suis attaché à faire, autant que j’ai pu, l’histoire des mœurs, des sciences, des lois, des usages, des superstitions. Je ne vois presque que des histoires de rois ; je veux celle des hommes. Permettez-moi de vous soumettre ce que je dis dans l’avant-propos de mon Essai.

 

         Voici comme je m’exprime : « Je regarde la chronologie et les successions des rois comme mes guides, et non comme le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat, si je me bornais à vouloir apprendre en quelle année un prince, indigne de l’être, succéda à un prince barbare. Il me semble, en lisant les histoires, que la terre n’ait été faite que pour quelques souverains et pour ceux qui ont servi leurs passions ; presque tout le reste est abandonné. Les historiens, en cela, ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent ; ils sacrifient le genre humain à un seul homme (3). »

 

         Je voudrais, monsieur, être à portée de vous consulter sur cet Essai, que j’ai écrit dans cet esprit. Peut-être un jour le ferai-je imprimer dans votre ville.

 

         A l’égard de mes autres ouvrages de littérature, tous les recueils qu’on en a faits sont très mauvais et fort incorrects ; j’ai toujours souhaité qu’on en fît une bonne édition ; et, puisque vous voulez bien m’en parler, je vous dirai que, si quelque libraire de votre ville voulait en faire une édition complète, je lui donnerais toutes les facilités et tous les encouragements qui dépendraient de moi ; je lui assurerais même le débit de trois ou quatre cents exemplaires, que je lui paierais au prix coûtant, avec un bénéfice dont nous conviendrions ; je lui en remettrais l’argent, qui serait entre les mains d’un banquier, et lui serait délivré quand il livrerait les trois ou quatre cents exemplaires.

 

         Je suis extrêmement mécontent des libraires d’Amsterdam, et peut-être les vôtres me serviront-ils mieux. Mais c’est une entreprise que je voudrais très secrète attendu les mesures que je dois garder en France. Vos libraires pourraient être sûrs qu’ils seraient seuls dépositaires des pièces que je leur ferais tenir, et que leur édition ferait infailliblement tomber toutes les autres. Le marché même que je leur propose serait un bon garant.

 

         Si vous trouvez donc, monsieur, quelque libraire à qui cette entreprise convînt, je vous aurais l’obligation de me voir enfin imprimé comme il faut.

 

         Vos réflexions sur le Postquam nos Amaryllis (4) et sur les rois de Naples me paraissent d’un homme qui connaît très bien les livres et le monde.

 

         Comptez, monsieur, que je suis avec la plus sincère estime, etc…

 

 

1 – Voyez, sur ce théologien protestant, que Voltaire rencontra depuis à Genève, la Lettre de Robert Covelle. (G.A.)

 

2 – Père minime, savant mathématicien, alors à Cirey. (G.A.)

 

3 – Cet avant-propos fut depuis désavoué par Voltaire. (G.A.)

 

4 – Virgile.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, le 5 Juin 1744.

 

 

         Vous m’avez écrit, adorable ange, des choses pleines d’esprit, de goût, et de bon sens, auxquelles je n’ai pas répondu, parce que j’ai toujours travaillé. Figurez-vous que, pendant ce temps-là, M. de Richelieu envoie au président Hénault, et à M. d’Argenson le ministre, l’informe esquisse de cet ouvrage. J’en suis très fâché ; car les hommes jugent rarement si l’or est bon quand ils le voient dans la mine tout chargé de terre et de marcassites. J’écris au président pour le prévenir. J’espère que, avec du temps et vos conseils, je pourrai venir à bout de faire quelque chose de cet essai ; mais je vous demande en grâce de jeter dans le feu le manuscrit que vous avez. Pourquoi voulez-vous garder des titres contre moi ? pourquoi conserver les langes de mon enfant, quand je lui donne une robe neuve ?

 

         Je conviens avec vous que le plaisant et le tendre sont difficiles à allier. Cet amalgame est le grand œuvre ; mais enfin cela n’est pas impossible, surtout dans une fête. Molière l’a tenté dans la Princesse d’Elide, dans les Amants magnifiques ; Thomas Corneille, dans l’Inconnu ; enfin cela est dans la nature. L’art peut donc le représenter, et l’art y a réussi admirablement dans Amphitryon. Je vous avertis d’ailleurs qu’on a voulu une Sauchette ou Sancette, et que je la fais une enfant simple, naïve, et ayant autant de coquetterie que d’ignorance ; c’est du fonds de ce caractère que je prétends tirer des situations agréables :

 

 

Si quid novisti rectius istis,

Candidus imperti ; si non, his utere mecum,

 

                                                                                                                      HOR., lib, I, ep. VI.

 

 

 

 

 

à M. le duc de Richelieu

Cirey, ce 5 Juin 1744.

 

         Vous êtes un grand critique, et on ne peut prendre son thé avec plus d’esprit. Je vous admire, monseigneur, de raisonner si bien sur mon barbouillage quand on ouvre des tranchées. Il est vrai que vous écrivez comme un chat ; mais aussi je me flatte que vous commandez les armées comme le maréchal de Villars ; car, en vérité, votre écriture ressemble à la sienne, et cela va tous les jours en embellissant ; bientôt je ne pourrai plus vous déchiffrer ; passons.

 

         Vous avez grande raison, le tyran de Madrid, quoique ce soit Don Pèdre, est malsonnant, et vous jugez bien que cela est corrigé sur-le-champ. Il en sera de même du reste. Mais comment avez-vous pu donner mes brouillons à M. d’Argenson et au président ? Vous me faites périr à petit feu. Un malheureux croquis, informe, dont il ne subsistera peut-être pas cent vers, qui n’était que pour vous une idée à peine jetée sur le papier, seulement pour vous obéir, et pour savoir de vous si vous approuviez l’esquisse du bâtiment ! Ils prendront cela pour la maison toute faite, et ils me trouveront ridicule. Comment montrer un premier acte qui finit par A, V, G, R, C, G ? C’est se moquer du monde ; c’est me désespérer. L’ouvrage ne ressemble déjà plus à celui que je vous ai envoyé.

 

 

A, V, G, R, C, G, cette énigme me gêne,

Je veux la deviner avant la fin du jour ;

Ah ! je n’aurai pas grande peine,

Le mot de l’énigme est amour.

 

 

         Cela clôt un acte du moins ; cela peut se présenter. Et quand Léonor dit à la princesse :

 

 

Mais un homme ridicule

Vaut peut-être encor mieux que rien,

 

 

la princesse répond :

 

 

Souvent, dans le loisir d’une heureuse fortune,

Le ridicule amuse, on se prête à ses traits ;

Mais il fatigue, il importune

Les cœurs infortunés et les esprits bien faits.

 

                                                                               Act. I, sc. I.)

 

 

         Et puis suit le portrait d’Alamir. Et croyez-vous encore que j’aie laissé subsister les plats compliments de Morillo, et les sottes réponses de la princesse, quand on lui donne la pomme ? Elle disait :

 

 

Mais il me siérait mal d’accepter ce présent

 

 

         C’est répondre en bégueule sans esprit. Voici ce qu’elle dit :

 

 

Il me siérait bien mal d’accepter ce présent ;

Pâris l’offrit moins galamment

A l’objet dangereux qui de son cœur fut maître.

Hélène fut séduite, et je ne veux pas l’être (1).

 

 

         C’est un peu plus tourné, cela. Vous me demanderez, monseigneur, pourquoi je ne vous ai pas envoyé tout l’ouvrage dans ce goût. C’est, ne vous déplaise, que je ne trouve pas l’esprit en écrivant, aussi vite que vous en parlant ; c’est que j’aimerais mieux faire deux tragédies qu’une pièce où il entre de tout, et où il faut que les genres opposés ne se nuisent point. Vous avez ordonné ce mélange, cela peut faire une fête charmante ; mais, encore une fois, il faut beaucoup de temps. Je vais à présent travailler avec un peu plus de confiance ce qui regarde la comédie ; et je me flatte que je remplirai vos vues autant que mes faibles talents le permettront. Il s’agit à présent des divertissements que j’ai tâché de faire de façon qu’ils puissent convenir à tous les changements que je me réservais de faire dans la comédie.

 

         Voyez si vous voulez que j’envoie à Rameau ceux des premier et troisième actes ; j’attends sur cela vos ordres, et je vous avoue d’avance que je ne crois pas avoir dans mon magasin rien de plus convenable que ces deux divertissements. A l’égard du second acte, je ferai, comme de raison, ce que vous voudrez ; mais ayez la bonté d’examiner si le duc de Foix, ayant intention de se cacher jusqu’au bout, peut donner une fête qui réponde mieux au dessein ? Songez que les divertissements du premier et du second acte sont des fêtes entre-coupées, et qu’il faut au milieu une espèce de petit opéra complet, d’autant plus que, pendant ce temps-là, il faut que la princesse soit supposée tout voir d’un bosquet dans lequel elle est cachée et dans lequel elle change d’habits. Madame du Châtelet est fort sévère, et jusqu’à présent je ne l’ai jamais vue se tromper en fait d’ouvrages d’esprit.

 

 

1 – Vers supprimés depuis. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE 1744 - Partie 3

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