CORRESPONDANCE - Année 1741 - Partie 5

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à M. l’abbé de Valori

Bruxelles, le 2 Mai.

 

 

         Si quelque chose, monsieur, pouvait augmenter les regrets que vous me laissez, ce serait votre attention obligeante. Vous êtes né pour faire les charmes de la société. Vous ne vous contentez pas de plaire, vous cherchez toujours à obliger. A peine recevez-vous une relation intéressante, que vous voulez bien nous en faire part. Vous vous donnez la peine de transcrire tout l’article qui regarde le pauvre Maupertuis. Je viens de lire à madame du Châtelet ; nous en sommes touchés aux larmes. Mon Dieu ! quelle fatale destinée ! Qu’allait-il faire dans cette galère ? Je me souviens qu’il s’était fait faire un habit bleu ; il l’aura porté sans doute en Silésie, et ce maudit habit aura été la cause de sa mort. On l’aura pris pour un Prussien ; je reconnais bien les gens appartenant à un roi du Nord, de refuser place à Maupertuis dans le carrosse. Il y a là une complication d’accidents qui ressemble fort à ce que fait la destinée, quand elle veut perdre quelqu’un ; mais il ne faut désespérer de rien ; peut-être est-il prisonnier, peut-être n’est-il que blessé ?

 

         J’apprends dans le moment, monsieur, que Maupertuis est à Vienne, en bonne santé. Il fut dépouillé par les paysans dans cette maudite Forêt-Noire, où il était comme Don Quichotte faisant pénitence. On le mit tout nu ; quelques houssards (1), dont un parlait français, eurent pitié de lui, chose peu ordinaire aux houssards. On lui donna une chemise sale, et on le mena au comte Neuperg. Tout cela se passa deux jours avant la bataille. Le comte lui prêta cinquante louis avec quoi il prit sur-le-champ le chemin de Vienne, comme prisonnier sur sa parole ; car on ne voulut pas qu’il retournât vers le roi, après avoir vu l’armée ennemie, et on craignit le compte qu’en pouvait rendre un géomètre. Il alla donc à Vienne trouver la princesse de Lichtenstein qu’il avait fort connue à Paris ; il en a été très bien reçu, et on le fête à Vienne comme on faisait à Berlin. Voilà un homme né pour les aventures.

 

         S’il avait eu celle de vivre avec vous, monsieur, pendant huit jours, il n’en chercherait point d’autres ; c’est bien ainsi que pense madame du Châtelet. Le nom de Valori lui est devenu cher. Elle vous fait les plus sincères compliments, ainsi qu’à toute votre aimable famille. Permettez-moi d’y joindre mes respects, et de remercier les yeux à qui j’ai fait répandre des larmes (2).

 

         Voulez-vous bien encore, monsieur, que je fasse par vous les assurances de mon respectueux dévouement pour M. le duc de Boufflers (3) et pour madame de La Granville ? C’est avec les mêmes sentiments que je serai toute ma vie, monsieur, etc.

 

 

1 – Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)

 

2 – Allusion à la représentation de Mahomet donnée à l’Intendance de Lille, en présence du clergé. (G.A.)

 

3 – Gouverneur de la Flandre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. L’abbé Moussinot

Bruxelles, le 2 Mai.

 

 

         M. de Poniatowski est-il encore à Paris ? Il m’est important, mon cher ami, de le savoir. J’ai reçu ses nouveaux Mémoires (1), avec un formulaire de procuration que je suivrai exactement.

 

         Je m’arrange pour payer ici 8,000 livres que j’avais déléguées sur l’Hôtel-de-Ville de Paris. Cette somme, et même plus, me sera due en juillet. Je toucherai à la fois de la Ville et de M. de Guébriant. Si cependant vous voulez recevoir à présent de la direction, je vous enverrai mes pancartes. Ne pourrions-nous pas mettre dix mille francs sur la place ? Pâquier, s’il le veut, les fera valoir à cinq pour cent. C’est un argent que je trouverai à Paris, lorsqu’il faudra me meubler à l’hôtel du Châtelet (2) ; Recevez toujours deux ordonnances sur le trésor royal. A l’égard de Lezeau, nous en parlerons une autre fois.

 

         J’attends avec impatience un exemplaire des nouveaux Eléments. Dites-le à la veuve. Je pars demain pour une terre (3) de M. du Châtelet, près de Liège. A mon retour j’espère vous donner avis d’une belle vente de tableaux.

 

 

1 – Ses Remarques sur Charles XII. (G.A.)

 

2 – L’hôtel Lambert. (G.A.)

 

3 – Beringhen. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Maupertuis

A Bruxelles, le 4 Mai.

 

 

         Madame du Châtelet, monsieur, m’a dérobé une marche ; elle a envoyé sa lettre avant la mienne ; mais je n’ai été ni moins touché ni moins inquiet, et je n’ai pas été moins satisfait qu’elle, quand j’ai appris votre heureuse arrivée à Vienne, après tant de fatigues et de dangers. Vous êtes fait pour plaire partout où vous êtes ; mais vous ne plairez jamais tant à personne qu’à vos compatriotes, quand vous les reverrez. Ils sont plus dignes que les Islandais de jouir de votre commerce.

 

         Si vous prenez le parti de repasser en France, et que vous preniez votre chemin par Bruxelles, vous porterez la consolation et la joie dans notre solitude. Vous savez, sans doute, combien tout le monde s’est intéressé à votre destinée. Croyez que ce n’est pas à Bruxelles qu’on vous aime le moins. Il y a deux personnes ici qui ne sont point du tout du même avis sur les imaginations de Leibnitz, mais qui se réunissent à vous estimer et à vous aimer de tout leur cœur.

 

         Conservez-moi, je vous en prie, l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, et surtout conservez-vous.

 

 

 

 

 

à M. de Mairan

A Bruxelles, le 5 Mai.

 

 

         J’ai reçu, monsieur, votre certificat (1) ; mais je vois que l’Académie est neutre, et n’ose pas juger un procès qui me paraît pourtant assez éclairci par vous.

 

         Je crois que la Société royale serait plus hardie, et ne balancerait pas à prononcer qu’en temps égal deux font deux, et quatre font quatre ; car, en vérité, tout bien pesé, voilà à quoi se réduit la question.

 

         Franchement, Leibnitz n’est venu que pour embrouiller les sciences. Sa raison suffisante, sa continuité, son plein, ses monades, etc., sont des germes de confusion dont M. Wolff a fait éclore méthodiquement quinze volumes in-4°, qui mettront plus que jamais les têtes allemandes dans le goût de lire beaucoup et d’entendre peu. Je trouve plus à profiter dans un de vos mémoires que dans tout ce verbiage qu’on nous donne more geometrico. Vous parlez more geometrico et humano.

 

         Ce Kœnig, élève de Bernouilli, qui nous apporta à Cirey la religion des monades, me fit trembler, il y a quelques années, avec sa longue démonstration qu’une force double communique en un seul temps une force quadruple. Ce tour de passe-passe est un de ceux de Bernouilli, et se résout très facilement.

 

         Je suis fâché que mes amis se soient laissé prendre à ce piège, et encore plus de la querelle qui s’est élevée. Mais il ne faut pas gêner ses amis dans leur profession de foi ; et moi, qui ne prêche que la tolérance, je ne peux pas damner les hérétiques. J’ai beau regarder les monades avec leur perception et leur aperception comme une absurdité, je m’y accoutume comme je laisserais ma femme aller au prêche, si elle était protestante.

 

         La paix vaut encore mieux que la vérité. Je n’ai guère connu ni l’une ni l’autre en ce monde ; mais ce que je connais très bien, c’est l’estime et l’amitié avec laquelle je serai toute ma vie, mon très cher philosophe, votre, etc.

 

         La première fois qu’on dissèquera un corps calleux, mes respects à l’âme qui y loge.

 

 

1 – Le rapport fait à l’Académie des sciences sur le Mémoire relatif aux forces motrices. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Bruxelles, ce 5 Mai.

 

 

         Mes saints anges sauront que j’obéis de tout mon cœur à leurs ordres de ne point imprimer notre Prophète ; mes idées avaient prévenu sur cela leur volonté. J’attendrai qu’ils mettent Mahomet sur les tréteaux de Paris.

 

         Le roi de Prusse m’a fait l’honneur de me mander, deux jours (1) après la bataille : « On dit les Autrichiens battus, et je crois que c’est vrai. » Pour moi, je vous dois un peu plus que j’écris, et il faut leur rendre compte des opérations de la campagne. On n’a pas pu refuser quatre représentations aux empressements de la ville ; et, de ces quatre, il y en a eu une chez l’intendant, en faveur du clergé, qui a voulu absolument voir un fondateur de religion. Vous croirez peut-être que je blasphème quand je dis que La Noue, avec sa physionomie de singe, a joué le rôle de Mahomet bien mieux que n’eût fait Dufresne. Cela n’est pas vraisemblable, mais cela est très vrai. Le petit Baron (2) s’est tellement perfectionné, depuis la première représentation, a eu un jeu si naturel, des mouvements si passionnés, si vrais et si tendres, qu’il faisait pleurer tout le monde, comme on saigne du nez. C’est une chose bien singulière qu’une pièce nouvelle soit jouée en province de façon à me faire désespérer qu’elle puisse avoir le même succès à Paris. Mon sort d’ailleurs a toujours été d’être persécuté dans cette capitale, et de trouver ailleurs plus de justice. On dit que le goût des mauvaises pointes et des quolibets est la seule chose qui soit aujourd’hui de mode, et que, sans la voix de la Lemaure (3) et le canard de Vaucanson, vous n’auriez rien qui fît ressouvenir de la gloire de la France.

 

         Je devrais dire :

 

 

Frange, miser, calamos, vigilataque prælia dele.

 

                                                                                                          JUVÉN., sat. VII.

 

 

         Cependant j’aime toujours les lettres comme si elles étaient honorées et récompensées ; vous seuls me les rendez toujours chères, et vous faites ma patrie.

 

         Madame du Châtelet a encore gagné aujourd’hui un incident considérable, et la justice est absolument bannie de ce monde, si elle ne gagne pas un jour le fond du procès ; mais ce jour est loin, et le peu qui reste de belles années se consume à Bruxelles. Nous n’en seront pas quittes avant trois ans. N’importe, mon courage ne s’épuisera pas, et je ne regretterai ni Paris ni Berlin. Je souhaite seulement que nous puissions venir faire un tour, quand vous nous direz de venir.

 

         Adieu, nos anges ; je suis toujours sub umbra alarum vestrarum.

 

P.S. – Vous savez M. de Maupertuis à Vienne, chez le prince de Lichtenstein, après avoir été dépouillé par des paysans en raison directe de tout ce qu’il avait.

 

 

1 – Ou plutôt six jours. (G.A.)

 

2 – Petit-fils du célèbre Baron. (G.A.)

 

3 – Cantatrice de l’Opéra. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault

A Bruxelles, ce 15 Mai.

 

 

         J’ai reçu hier bien tard, monsieur, la lettre dont vous m’avez honoré le 19 Avril, et qui était adressée à Valenciennes. Je n’ai pas été assez heureux pour voir M. de Boufflers dans son ermitage, ni M. de Séchelles (1) dans son royaume. Le procès de madame du Châtelet nous a rappelés à Bruxelles. Je voudrais bien que vous jugeassiez, en dernier ressort, celui de Mahomet, auquel vous avez la bonté de vous intéresser. Il y avait très longtemps que j’avais commencé cet ouvrage aussi bien que Mérope ; je les avais tous deux abandonnés, soit à cause de la difficulté du sujet, soit que d’autres études m’entraînassent, et que je fusse un peu honteux de faire toujours des vers entre Newton et Leibnitz. Mais, depuis que le roi de Prusse en fait après une victoire, il ne faut pas rougir d’être poète. N’aimez-vous pas le style de sa lettre ? On dit les Autrichiens battus, et je crois que c’est vrai ; et de là, sans penser à sa bataille, il m’écrit une demi-douzaine de stances, dont quelques-unes ont l’air d’avoir été faites à Paris par des gens du métier. S’il peut y avoir quelque chose de mieux que de trouver le temps d’écrire dans de pareilles circonstances, c’est assurément d’avoir le temps de faire de jolis vers. Il ne manque à madame du Châtelet que des vers, après avoir vaincu le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; mais elle fait mieux, elle daigne toujours avoir de l’amitié pour moi, quoique je ne sois point du tout de son avis. Elle me trouva, ces jours passés, écrivant au roi de Prusse. Il y avait dans ma lettre :

 

 

Songez que les boulets ne vous épargnent guère ;

Que du plomb dans un tube entassé par des sots,

Peut casser aisément la tête d’un héros,

Lorsque multipliant son poids par sa vitesse,

Il fend l’air qui résiste, et pousse autant qu’il presse.

 

                                                                                              Epître.

 

 

         Elle mit de sa main, par le carré de sa vitesse. J’eus beau lui dire que le vers serait trop long ; elle répondit qu’il fallait toujours être de l’avis de Leibnitz, en vers et en prose ; qu’il ne fallait point songer à la mesure des vers, mais à celle des forces vives. Si vous ne sentez pas bien la plaisanterie de cette dispute, consultez l’abbé de Molières ou Pitot, gens fort plaisants, qui vous mettront au fait. N’allez-vous pas, monsieur, acheter bien des livres à l’inventaire de la bibliothèque de Lancelot (2) ? Le roi de Prusse a renvoyé votre bibliothécaire du Molard. Il paraît qu’il ne paie pas les arts comme il les cultive, ou peut-être du Molard s’est-il lassé d’attendre. Je lui rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi ; vous ne doutez pas que je ne m’intéresse vivement à un homme que vous protégez.

 

         Je serais bien curieux de voir ce que vous avez rassemblé sur l’Histoire de France. Vous vous êtes fait une belle occupation, et bien digne de vous. Je vis toujours dans l’espérance de m’instruire un jour auprès de vous, et de profiter des agréments de votre commerce ; mais la vie se passe en projets, et on meurt avant d’avoir rien fait de ce qu’on voulait faire. Il est bien triste d’être à Bruxelles quand vous êtes à Paris. Madame du Châtelet, qui sent comme moi tout ce que vous valez, vous fait mille compliments. Quand vous passerez par la rue de Beaune (3), souvenez-vous de moi.

 

         Vous savez que le prince Charles de Lorraine vient à Bruxelles ; que le prince royal de Saxe n’épouse plus l’archi-duchesse ; et que la chose du monde dont on s’aperçoit qu’on peut se passer le plus aisément, c’est un empereur (4).

 

 

1 – Intendant de Flandre. (G.A.)

 

2 – Membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, mort en 1740. (G.A.)

 

3 – Où Voltaire avait habité chez madame de Bernières. (G.A.)

 

4 – Voyez le chapitre VI du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE 1741 - Partie 5

 

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