CONNAISSANCE DE LA POESIE ET DE L'ELOQUENCE : Traductions

Publié le par loveVoltaire

CONNAISSANCE DE LA POESIE - Traductions

 

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CONNAISSANCE DE LA POÉSIE

 

 ET

 

DE L’ÉLOQUENCE

 

 

 

 

 

TRADUCTIONS.

 

 

 

          La plupart des traducteurs gâtent leur original, ou par une fausse ambition de le surpasser, qui les rend infidèles, ou par une plate exactitude, qui les rend plus infidèles encore.

 

          On dit que madame de Sévigné les comparait à des domestiques qui vont faire un message de la part de leur maître, et qui disent souvent le contraire de ce qu’on leur a ordonné. Ils ont encore un autre défaut des domestiques : c’est de se croire aussi grands seigneurs que leur maître, surtout quand ce maître est fort ancien ; et c’est un plaisir de voir à quel point un traducteur d’une pièce de Sophocle, qu’on ne pourrait pas jouer sur notre théâtre, méprise Cinna et Polyeucte.

 

          Mais pour en revenir aux infidélités des traducteurs, j’examinerai le Virgile que l’abbé Desfontaines nous a donné en bonne traduction, après la manière insultante et grossière dont il parle de tous ceux qui l’ont précédé. Ouvrons le livre, et voyons s’il fait excuser au moins cette rusticité pédantesque avec laquelle il les traite, et s’il s’acquitte mieux qu’eux de son devoir.

 

          Au premier livre, Virgile, dans la description de la tempête, s’exprime ainsi :

 

 

Laxis laterum compagibus omnes

Accipiunt inimicum imbrem, rimisque fatiscunt.

 

 

          L’abbé Desfontaines traduit : « Tous les vaisseaux fracassés et entr’ouverts font eau de toutes parts, et sont près d’être engloutis. »

 

          Virgile n’a pas eu certainement l’inattention de dire qu’un vaisseau fracassé était entr’ouvert. S’il est fracassé, c’est bien pis que de s’entr’ouvrir. Le moins ne se souffre pas après le plus. Font eau de toutes parts. Quelle plate expression ! rend-elle l’idée de Virgile ? L’onde ennemie est reçue dans les flancs entr’ouverts. Que ne traduisait-il mot à mot ; il eût au moins donné une idée faible, mais vraie, de Virgile :

 

 

Tantane vos generis tenuit fiducia vestri !

 

Quelle confiance audacieuse votre naissance vous inspire ?

 

 

          L’abbé Desfontaines dit : Race téméraire, qui vous inspire tant d’audace ?

 

          Ce n’est pas là le sens de son auteur.

 

 

Hic fessas non vincula naves

Ulla tenent, unco non alligat anchora morsu.

 

 

« Dans cette rade, les vaisseaux n’ont besoin ni d’ancres ni de câbles. »

 

 

          Premièrement, il n’est point ici question d’une rade ; il s’agit d’un très beau port que Virgile peint admirablement ; et c’est même, comme on sait, le port de Naples, qu’il se plut à décrire sous le nom du port de Carthage.

 

          Secondement, quelle platitude ! n’ont besoin ni d’ancres ni de câbles. Virgile dit dans son style, toujours figuré, animé, et métaphorique :

 

 

Les vaisseaux fatigués n’y sont retenus ni par des liens, ni par l’ancre recourbée qui mord l’arène.

 

 

Optala potiuntur Troes arena.

 

Les Troyens jouissent enfin du rivage.

 

 

          Desfontaines dit : « Les Troyens descendirent avec empressement. »

 

 

Suscepitque ignem foliis, atque arida circum

Nutrimenta dedit, rapuitque in fomite flammam.

 

          Cela veut dire : Il reçoit le feu, il lui donne des aliments arides qu’il enflamme.

 

          Voilà des images nobles d’une chose ordinaire. Desfontaines dit : « Par le moyen de quelques feuilles sèches et d’autres matières combustibles, il alluma promptement du feu. » Est-ce là traduire ? n’est-ce pas avilir et défigurer son original ?

 

          Le moment d’après, il fait dire à Enée : « Vous avez échappé à mille dangers… c’est en triomphant de mille obstacles qu’il faut que nous abordions en Italie. »

 

          Ces lâches et fastidieuses expressions, surtout de près, après mille dangers mille obstacles, ne se rencontrent pas certainement dans le texte d’un auteur tel que Virgile.

 

          Illi se prœdœ accingunt. Desfontaines dit : « Ils apprêtent le gibier. » Virgile s’est-il servi d’un mot aussi peu poétique dans sa langue, que le terme gibier l’est dans la nôtre ?

 

          Et jam finis erat, quum Jupiter, etc. « Jupiter, dit-il, pendant ce temps-là, etc. » Virgile a-t-il rien mis qui réponde à cette plate façon de parler, pendant ce temps-là ?

 

          Cette belle expression de populum late regem, que Virgile donne aux Romains, peuple-roi, est-ce la rendre que de traduire, Peuple triomphant ? Que de fautes, que de faiblesse dans les deux premières pages ! Qui voudrait examiner ainsi la traduction entière trouverait que nous n’avons pas même une froide copie de Virgile.

 

          On en peut dire presque autant de la traduction que Dacier a faite des odes d’Horace ; elle est plus fidèle, à la vérité, dans le texte, plus savante et plus instructive dans les notes ; mais elle manque de grâce. Elle n’a nulle imagination dans l’expression ; et on y cherche en vain ce nombre et cette harmonie que la prose comporte, et qui est au moins une faible image de celle qui a tant de charmes dans la poésie.

 

          Je lisais un jour avec un homme de lettres, d’un goût très fin et d’un esprit supérieur, cette ode d’Horace, où sont ces beaux vers que tout homme de lettres sait par cœur : Auream quisquis mediocritatem. Il fut indigné, comme moi, de la manière dont Dacier traduit cet endroit charmant.

 

          « Ceux qui aiment la liberté, plus précieuse que l’or, ils n’ont garde de se loger dans une méchante petite maison, ni aussi dans un palais qui excite l’envie. » Voici à peu près, me dit l’homme que je cite, comme j’aurais voulu traduire ces vers :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Heureuse médiocrité

Préside à mes désirs, préside à ma fortune ;

Ecarte loin de moi l’affreuse pauvreté,

Et d’un sort trop brillant la splendeur importune.

 

 

          Il est certain qu’on ne devrait traduire les poètes qu’en vers. Le contraire n’a été soutenu que par ceux qui, n’ayant pas le talent, tâchaient de le décrier ; vain et malheureux artifice d’un orgueil impuissant. J’avoue qu’il n’y a qu’un grand poète qui soit capable d’un tel travail ; et voilà ce que nous n’avons pas encore trouvé. Nous n’avons que quelques petits morceaux, épars çà et là dans des recueils ; mais ces essais nous font voir au moins qu’avec du temps, de la peine, et du génie, on peut, parmi nous, traduire heureusement les poètes en vers. Il faudrait avoir continuellement présente à l’esprit cette belle traduction que Boileau a faite d’un endroit d’Homère :

 

 

L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.

Pluton sort de son trône ; il pâlit, il s’écrie ;

Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,

D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour, etc.

 

 

          Mais qu’il serait difficile de traduire ainsi tout Homère ! J’ai vu des traductions de quelques passages du poème bizarre du Paradis perdu, de Milton. M. de Voltaire et M. Racine le fils ont tous deux mis en vers une apostrophe de Satan au soleil. Je n’examine pas ici l’extraordinaire et le sauvage du fond ; je m’en tiens uniquement aux beautés qu’une traduction en vers exige.

 

          M. Racine s’exprime ainsi :

 

 

Toi, dont le front brillant fait pâlir les étoiles,

Toi qui contrains la nuit à retirer ses voiles,

Triste image, à mes yeux, de celui qui t’a fait,

Que ta clarté m’afflige, et que mon cœur te hait !

Ta splendeur, ô soleil ! rappelle à ma mémoire

Quel éclat fut le mien dans le temps de ma gloire ;

Elevé dans le ciel, près de mon souverain,

Je m’y voyais comblé des bienfaits que sa main,

Sans jamais se lasser, versait en abondance.

 

 

          Voici les vers de M. de Voltaire :

 

 

Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,

Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,

Jour qui fais mon supplice et dont mes yeux s’étonnent,

Toi qui sembles le dieu des cieux qui t’environnent,

Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit,

Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;

Image du Très-Haut, qui régla ta carrière

Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière.

Sur la voûte des cieux élevé plus que toi,

Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi.

Je suis tombé, l’orgueil m’a plongé dans l’abîme.

 

 

Il est aisé de voir pourquoi les vers cités les derniers sont au-dessus des autres ; c’est qu’ils sont plus remplis d’enthousiasme, de chaleur et de vie ; qu’ils ont plus de nombre et de force ; qu’en un mot, ils sont d’un poète ; et ils ont surtout le mérite d’être une traduction plus fidèle.

 

CONNAISSANCE DE LA POESIE - Traductions

 

 

 

1 – En 1743, deux ans avant sa mort. (G.A.)

 

 

 

 

 

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