SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXIII - Victoire du maréchal de Villars à Denain.

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SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXIII - Victoire du maréchal de Villars à Denain.

Bouquet de fleurs offert par mon ami, JAMES.

 

 

 

 

 

 

SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

 

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- Partie 1 -

 

 

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CHAPITRE XXIII.

 

 

 

Victoire du maréchal de Villars à Denain.

Rétablissement des affaires. Paix générale.

 

 

 

 

 

 

          Les négociations, qu’on entama enfin ouvertement à Londres, furent plus salutaires. La reine envoya le comte de Stafford, ambassadeur en Hollande, communiquer les propositions de Louis XIV. Ce n’était plus alors à Marlborough qu’on demandait grâce. Le comte de Stafford obligea les Hollandais à nommer des plénipotentiaires, et à recevoir ceux de la France.

 

         Trois particuliers s’opposaient toujours à cette paix. Marlborough, le prince Eugène, et Heinsius, persistaient à vouloir accabler Louis XIV. Mais quand le général anglais retourna dans Londres, à la fin de 1711, on lui ôta tous ses emplois. Il trouva une nouvelle chambre basse, et n’eut pas pour lui la pluralité de la haute. La reine, en créant de nouveaux pairs, avait affaibli le parti du duc, et fortifié celui de la couronne. Il fut accusé, comme Scipion, d’avoir malversé : mais il se tira d’affaire, à peu près de même, par sa gloire et par la retraite (1). Il était encore puissant dans sa disgrâce. Le prince Eugène n’hésita pas à passer à Londres pour seconder sa faction. Ce prince reçut l’accueil qu’on devait à son nom et à sa renommée, et les refus qu’on devait à ses propositions. La cour prévaut ; le prince Eugène retourna seul achever la guerre ; et c’était encore un nouvel aiguillon pour lui d’espérer de nouvelles victoires, sans compagnon qui en partageât l’honneur.

 

          Tandis qu’on s’assemble à Utrecht, tandis que les ministres de France, tant maltraités à Gertruidenberg, viennent négocier avec plus d’égalité, le maréchal de Villars, retiré derrière des lignes, couvrait encore Arras et Cambrai. Le prince Eugène prenait la ville du Quesnoi (6 juillet 1712), et il étendait dans le pays une armée d’environ cent mille combattants. Les Hollandais avaient fait un effort ; et n’ayant jamais encore fourni à toutes les dépenses qu’ils étaient obligés de faire pour la guerre, ils avaient été au-delà de leur contingent cette année. La reine Anne ne pouvait encore se dégager ouvertement ; elle avait envoyé à l’armée du prince Eugène le duc d’Ormond avec douze mille Anglais, et payait encore beaucoup de troupes allemandes. Le prince Eugène, ayant brûlé le faubourg d’Arras, s’avançait sur l’armée française. Il proposa au duc d’Ormond de livrer bataille. Le général anglais avait été envoyé pour ne point combattre. Les négociations particulières entre l’Angleterre et la France avançaient. Une suspension d’armes fut publiée entre les deux couronnes. Louis XIV fit remettre aux Anglais la ville de Dunkerque pour sûreté de ses engagements (19 juillet 1712). Le duc d’Ormond se retira vers Gand. Il voulut emmener avec les troupes de sa nation celles qui étaient à la solde de sa reine ; mais il ne put se faire suivre que de quatre escadrons de Holstein et d’un régiment liégeois. Les troupes du Brandebourg, du Palatinat, de Saxe, de Hesse, de Danemark, restèrent sous les drapeaux du prince Eugène, et furent payées par les Hollandais. L’électeur de Hanovre même, qui devait succéder à la reine Anne, laissa malgré elle ses troupes aux alliés, et fit voir que, si sa famille attendait la couronne d’Angleterre, ce n’était pas sur la faveur de la reine Anne qu’elle comptait.

 

          Le prince Eugène privé des Anglais, était encore supérieur de vingt mille hommes à l’armée française ; il l’était par sa position, par l’abondance de ses magasins, et par neuf ans de victoires.

 

          Le maréchal de Villars ne put l’empêcher de faire le siège de Landrecies. La France, épuisée d’hommes et d’argent, était dans la consternation. Les esprits ne se rassuraient point par les conférences d’Utrecht, que les succès du prince Eugène pouvaient rendre infructueuses. Déjà même des détachements considérables avaient ravagé une partie de la Champagne, et pénétré jusqu’aux portes de Reims.

          Déjà l’alarme était à Versailles comme dans le reste du royaume. La mort du fils unique du roi arrivée depuis un an ; le duc de Bourgogne, la duchesse de Bourgogne (février 1712) leur fils aîné (mars), enlevés rapidement depuis quelques mois, et portés dans le même tombeau ; le dernier de leurs enfants moribond ; toutes ces infortunes domestiques, jointes aux étrangères et à la misère publique, faisaient regarder la fin du règne de Louis XIV comme un temps marqué pour la calamité ; et l’on s’attendait à plus de désastres que l’on n’avait vu auparavant de grandeur et de gloire.

 

          (11 juin 1712) Précisément dans ce temps-là, mourut en Espagne le duc de Vendôme. L’esprit de découragement, généralement répandu en France, et que je me souviens d’avoir vu (2), faisait encore redouter que l’Espagne, soutenue par le duc de Vendôme, ne retombât par sa perte.

 

          Landrecies ne pouvait pas tenir longtemps. Il fut agité dans Versailles si le roi se retirerait à Chambord sur la Loire. Il dit au maréchal d’Harcourt qu’en cas d’un nouveau malheur, il convoquerait toute la noblesse de son royaume, qu’il la conduirait à l’ennemi malgré son âge de soixante et quatorze ans, et qu’il périrait à la tête (3).

 

         Une faute que fit le prince Eugène délivra le roi et la France de tant d’inquiétudes. On prétend que ses lignes étaient trop étendues ; que le dépôt de ses magasins dans Marchiennes était trop éloigné ; que le général Albemarie, porté à Denain entre Marchiennes et le camp du prince, n’était pas à portée d’être secouru assez tôt s’il était attaqué. On m’a assuré qu’une Italienne fort belle, que je vis quelque temps après à La Haye, et qui était alors entretenue par le prince Eugène, était dans Marchiennes, et qu’elle avait été cause qu’on avait choisi ce lieu pour servir d’entrepôt. Ce n’était pas rendre justice au prince Eugène de penser qu’une femme pût avoir part à ses arrangements de guerre.

 

          Ceux qui savent qu’un curé, et un conseiller de Douai, nommé Le Fèvre d’Orval, se promenant ensemble vers ces quartiers, imaginèrent les premiers qu’on pouvait aisément attaquer Denain et Marchiennes, serviront mieux à prouver par quels secrets et faibles ressorts les grandes affaires de ce monde sont souvent dirigées. Le Fèvre donna son avis à l’intendant de la province, celui-ci au maréchal de Montesquiou, qui commandait sous le maréchal de Villars ; le général l’approuva et l’exécuta. Cette action fut en effet le salut de la France, plus encore que la paix avec l’Angleterre. Le maréchal de Villars donna le change au prince Eugène. Un corps de dragons s’avança à la vue du camp ennemi, comme si on se préparait à l’attaquer ; et, tandis que ces dragons se retirent ensuite vers Guise, le maréchal marche à Denain, avec son armée, sur cinq colonnes. (24 juillet 1712) On force les retranchements du général Albemarle, défendus par dix-sept bataillons ; tout est tué ou pris. Le général se rend prisonnier avec deux princes de Nassau, un prince de Holstein, un prince d’Anhalt, et tous les officiers. Le prince Eugène arrive à la hâte, mais à la fin de l’action, avec ce qu’il peut amener de troupes ; il veut attaquer un pont qui conduisait à Denain et dont les Français étaient maîtres ; il y perd du monde, et retourne à son camp, après avoir été témoin de cette défaite.

 

          Tous les postes vers Marchiennes, le long de la Scarpe, sont emportés l’un après l’autre avec rapidité. (30 juillet 1712) On pousse à Marchiennes, défendue par quatre mille hommes : on en presse le siège avec tant de vivacité, qu’au bout de trois jours on les fait prisonniers, et qu’on se rend maître de toutes les munitions de guerre et de bouche amassées par les ennemis pour la campagne. Alors toute la supériorité est du côté du maréchal de Villars. (Septembre et octobre 1712) L’ennemi déconcerté lève le siège de Landredies, et voit reprendre Douai, le Quesnoi, Bouchain. Les frontières sont en sûreté. L’armée du prince Eugène se retire, diminuée de près de cinquante bataillons, dont quarante furent pris, depuis le combat de Denain jusqu’à la fin de la campagne.

 

          La victoire la plus signalée n’aurait pas produit de plus grands avantages.

 

       Si le maréchal de Villars avait eu cette faveur populaire qu’ont eue quelques autres généraux, on l’eût appelé à haute voix le restaurateur de la France ; mais on avouait à peine les obligations qu’on lui avait, et, dans la joie publique d’un succès inespéré, l’envie prédominait encore.

 

        Chaque progrès du maréchal de Villars hâtait la paix d’Utrecht. Le ministère de la reine Anne, responsable à sa patrie et à l’Europe, ne négligea ni les intérêts de l’Angleterre, ni ceux des alliés, ni la sûreté publique Il exigea d’abord que Philippe V, affermi en Espagne, renonçât à ses droits sur la couronne de France, qu’il avait toujours conservés ; et que le duc de Berry, son frère, héritier présomptif de la France, après l’unique arrière-petit-fils qui restait à Louis XIV, renonçât aussi à la couronne d’Espagne en cas qu’il devînt roi de France. On voulut que le duc d’Orléans fît la même renonciation. On venait d’éprouver, par douze ans de guerre, combien de tels actes lient peu les hommes. Il n’y a point encore de loi reconnue qui oblige les descendants à se priver du droit de régner, auquel auront renoncé les pères (4).

 

         Ces renonciations ne sont efficaces que lorsque l’intérêt commun continue de s’accorder avec elles. Mais enfin elles calmaient, pour le moment présent, une tempête de douze années : et il était probable qu’un jour plus d’une nation réunie soutiendrait ces renonciations, devenues la base de l’équilibre et de la tranquillité de l’Europe.

 

          On donnait, par ce traité, au duc de Savoie l’île de Sicile, avec le titre de roi ; et dans le continent, Fénestrelle, Exilles, et la vallée de Pragelas. Ainsi on prenait pour l’agrandir sur la maison de Bourbon.

 

        On donnait aux Hollandais une barrière considérable qu’ils avaient toujours désirée ; et si l’on dépouillait la maison de France de quelques domaines en faveur du duc de Savoie, on prenait en effet sur la maison d’Autriche de quoi satisfaire les Hollandais, qui devaient devenir à ses dépens les conservateurs et les maîtres des plus fortes villes de la Flandre. On avait égard aux intérêts de la Hollande dans le commerce ; on stipulait ceux du Portugal.

 

          On réservait à l’empereur la souveraineté des huit provinces et demie de la Flandre espagnole, et le domaine utile des villes de la barrière. On lui assurait le royaume de Naples et la Sardaigne, avec tout ce qu’il possédait en Lombardie, et les quatre ports sur les côtes de la Toscane. Mais le conseil de Vienne se croyait trop lésé, et ne pouvait souscrire à ces conditions.

 

          A l’égard de l’Angleterre, sa gloire et ses intérêts étaient en sûreté. Elle faisait démolir et combler le port de Dunkerque, objet de tant de jalousie. L’Espagne la laissait en possession de Gibraltar et de l’île Minorque. La France lui abandonnait la baie d’Hudson, l’île de Terre-Neuve, et l’Acadie. Elle obtenait, pour le commerce en Amérique, des droits qu’on ne donnait pas aux Français qui avaient placé Philippe V sur le trône. Il faut encore compter parmi les articles glorieux au ministère anglais, d’avoir fait consentir Louis XIV à faire sortir de prison ceux de ses propres sujets qui étaient retenus pour leur religion. C’était dicter des lois, mais des lois bien respectables.

 

          Enfin la reine Anne, sacrifiant à sa patrie les droits de son sang et les secrètes inclinations de son cœur, faisait assurer et garantir sa succession à la maison de Hanovre.

 

          Quant aux électeurs de Bavière et de Cologne, le duc de Bavière devait retenir le duché de Luxembourg et le comté de Namur, jusqu’à ce que son frère et lui fussent rétablis dans leurs électorats ; car l’Espagne avait cédé ces deux souverainetés au Bavarois en dédommagement de ses pertes, et les alliés n’avaient pris ni Namur ni Luxembourg.

 

          Pour la France, qui démolissait Dunkerque, et qui abandonnait tant de places en Flandre, autrefois conquises par ses armes, et assurées par les traités de Nimègue et de Ryswick, on lui rendait Lille, Aire, Béthune, et Saint-Venant.

 

          Ainsi, il paraissait que le ministère anglais rendait justice à toutes les puissances. Mais les wighs ne la lui rendirent pas ; et la moitié de la nation persécuta bientôt la mémoire de la reine Anne, pour avoir fait le plus grand bien qu’un souverain puisse jamais faire, pour avoir donné le repos à tant de nations. On lui reprocha d’avoir pu démembrer la France, et de ne l’avoir pas fait (5).

 

 

 

1 – Ce Scipion-là ne mourut pas moins riche de soixante millions. (G.A.)

2 – Voltaire avait alors dix-sept-ans. (G.A.)

3 – Villars raconte une scène touchante qui se passa à Marly lorsqu’il prit congé ; mais le récit paraît bien suspect à M. Michelet. (G.A.)

4 – Ces renonciations ne peuvent devenir obligatoires que par la sanction des seuls vrais intéressés, les peuples. (K.)

5 – La reine Anne envoya au mois d’août son secrétaire d’Etat, le vicomte de Bolingbroke, consommer la négociation. Le marquis de Torcy fait un très grand éloge de ce ministre, et dit que Louis XIV lui fit l’accueil qu’il lui devait. En effet, il fut reçu à la cour comme un homme qui venait donner la paix ; et lorsqu’il vint à l’Opéra, tout le monde se leva pour lui faire honneur : c’est donc une grande calomnie, dans les Mémoires de Maintenon, de dire, p. 115 du tome V : « Le mépris que Louis XIV témoigna pour milord Bolingbroke ne prouve point qu’il l’ait eu au nombre de ses pensionnaires. » Il est plaisant de voir un tel homme parler ainsi des plus grands hommes. (Voltaire.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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