CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 1

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à M. Delisle de Salès.

 

A Ferney, 10 Janvier 1778.

 

 

          Je suis plus fâché que vous, monsieur, du refus que nous avons essuyé (1). Vous n’avez perdu que ce que j’ai quitté. Je me flatte que vous trouverez dans votre patrie ce que nous cherchions ailleurs pour vous. Je deviens malheureusement tous les jours plus inutile. La mort m’a enlevé presque tous mes amis, et me rejoindra bientôt à eux. Mais il est impossible que votre mérite ne vous procure pas bientôt quelque place. Vous n’aurez jamais de recommandation plus forte que vous-même ; montrez-vous, et vous réussirez. Il me semble d’ailleurs que du pain dans sa patrie vaut encore mieux que des biscuits en pays étrangers.

 

          La manière dont on vous a refusé des biscuits est un peu dure. J’espère que vous trouverez plus de douceur chez les Français ; car tous ne sont pas Welches, et je crois qu’il y en a beaucoup dignes de vous connaître et de vous accueillir. Je vous embrasse avec douleur, mais avec espérance.

 

 

1 – Frédéric II n’avait pas voulu employer Delisle de Sales. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Panckoucke.

 

12 Janvier 1778 (1).

 

 

          J’ai reçu, monsieur, votre paquet moitié imprimé, moitié feuilles blanches (2), trois mois après que vous me l’aviez annoncé. J’avais été si touché de votre dessein et de votre honnêteté, que j’avais déjà corrigé plus de douze volumes d’une édition que j’ai entre les mains. Il ne s’agira que de faire porter ces changements sur vos exemplaires. Ce travail très pénible pour un homme de mon âge, accablé de maladies continuelles, ne m’a rebuté pourtant que par l’énormité des fautes absurdes de l’ancien éditeur, et par l’extrême impertinence qu’il a eue d’ajouter à ce fatras intolérable un nombre prodigieux de sottises qui ne sont nullement de l’auteur. Mais quand il s’agira de travailler pour vous faire plaisir, rien ne me rebutera que la mort.

 

          Vous avez fait un bien mauvais marché ; vous avez été la victime de l’avidité, de la sottise et du mauvais goût des marchands de fadaises qui vous ont vendu cette détestable collection. Ces polissons, pour le vain plaisir de faire une édition encadrée, ont supprimé tous les millésimes et tous les titres marginaux absolument nécessaires dans la partie historique, de sorte qu’un jeune homme qui voudrait apprendre quelque chose dans cet ouvrage, ne saurait point si Turenne et le grand Condé vivaient sous Louis XIV ou Hugues Capet.

 

          En vérité, cette édition n’est bonne qu’à allumer le feu de la Saint-Jean. Je vous plains beaucoup de vous être chargé d’une si ridicule marchandise : tâchez de vous en défaire à quelque prix que ce soit, car elle commence à être furieusement décriée.

 

          Si je suis en vie dans un an, je vous aiderai, autant que je pourrai, à faire une édition digne de vous. Je crois que des estampes seraient fort inutiles. Ces colifichets n’ont jamais été admis dans les éditions de Cicéron, de Virgile et d’Horace. Il faut imiter ces grands hommes dans cette simplicité, si on ne peut pas imiter leurs perfections.

 

          J’ai lu le second volume de votre A – B – C politique ; je vois bien que M. de Condorcet et M. d’Alembert n’ont pas travaillé pour vous. Je voudrais savoir quel est l’Allemand qui a fait un gros livre de l’article ALLEMAGNE. Serait-ce par hasard M. Grimm ?

 

          Je suis toujours bien content du journal de M. de La Harpe (3), mais fort mécontent de ce fou de public.

 

          J’ai envoyé sur-le-champ à M. de Neufchâteau (4) ce que vous avez demandé pour lui. Je reconnais toujours la noblesse de vos procédés, et je souhaite que vous ne vous en repentiez jamais.

 

          Si vous connaissiez quels sont les auteurs du journal de Paris, qu’on nomme la Poste du soir, vous me feriez plaisir de m’en apprendre les noms.

 

          Je fais mille compliments à madame votre sœur (5), et je vous embrasse de tout mon cœur avec une véritable amitié, sans aucune cérémonie.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2- Panckoucke, voulant avoir des corrections de Voltaire, avait fait intercaler des feuilles blanches dans un exemplaire de l’Edition encadrée qu’il avait achetée des Cramer. (G.A.)

3 – Journal de politique et de littérature (G.A.)

4 – François de Neufchâteau. (G.A.)

5 – Madame Suard. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

A Ferney, 13 Janvier 1778 (1).

 

 

          Vous me déchirez le cœur, mon cher ami, par tout ce que vous me mandez. Il m’est impossible d’écrire à votre Génevois. Jugez-en vous-même.

 

          Sa femme est née et a été élevée dans le même village que la mère de mademoiselle de Varicour, qui lui donna longtemps des bas et des souliers, quoiqu’elle n’en eût guère pour elle-même.

 

          J’ai donné part du mariage de mademoiselle de Varicour à la Génevoise, et ma lettre était assurément très flatteuse. Elle n’a pas daigné me répondre ; mais elle a répondu à un frère de mademoiselle de Varicour, et lui a dit qu’elle était une femme trop sérieuse et voyant trop bonne compagnie pour recevoir chez elle ma jeune mariée. Cet excès d’impertinence est-il concevable ?

 

          Je tremble de tous côtés pour nos chers Saint-Claudiens. J’ai bien peur qu’ils ne soient mangés par les pharisiens et par les publicains ; mais où se réfugieront-ils ? Ils n’ont ni protection ni asile. Tout ce que je vois me fait horreur et me décourage. Je vais mourir bientôt en détestant les persécuteurs et en vous aimant.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

14 Janvier 1778.

 

 

          Mon très cher confrère, je suis fâché et honteux qu’on ait montré au salon de la Comédie-Française l’esquisse (1) dont j’aurais pu faire un tableau, si j’avais été à portée de vous consulter. Mon dessein n’était point du tout que ce pauvre enfant de ma vieillesse eût à Paris cette célébrité. Théophraste, à cent ans, disait qu’il apprenait tous les jours ; et moi je dis, à quatre-vingt-quatre ans, qu’on peut encore se corriger.

 

          La pièce n’avait été faite que pour les noces de votre ami (2) ; mais, puisqu’il s’agit aujourd’hui du public, ceci devient une affaire sérieuse. Je ne veux point combattre l’hydre du parterre, sans être armé de pied en cap.

 

          De plus, j’aurais bien mauvaise grâce à vouloir passer avant vous (3). Rien ne serait plus injuste et plus maladroit. C’est à vous, s’il vous plaît, à vous exposer aux bêtes le premier, parce que vous êtes un excellent gladiateur ; mais j’ai peur que vous ne soyez dégoûté vous-même de cette impertinente arène dans laquelle on est jugé par la plus effrénée canaille, qui ne veut plus que des pièces qui lui ressemblent.

 

          Il me semble que notre chère nation tourne furieusement, depuis quelques années, à l’opprobre et au ridicule, en plus d’un genre. J’ai vu la fin du siècle d’Auguste, et je suis déjà dans le Bas-Empire. Vous qui êtes

 

Spes altera Romæ

 

Æn, lib.XII.

 

faites revivre le bon goût ; combattez hardiment en vers et en prose. Menez les Français tantôt en Sibérie, tantôt dans Babylone ; ils trouveront des fleurs partout où vous les conduirez.

 

          Je vous parle très sérieusement ; je ne passerais point avant vous, quoique je sois votre ancien.

 

          M. de Villette est très sensible à tout ce que vous lui dites de flatteur dans votre lettre. J’espère bien qu’il sera toujours fidèle à sa tendresse pour sa femme, et à son amitié pour vous. Vous méritez bien l’un et l’autre qu’on vous aime ; et je vous assure que j’en fais bien mon devoir.

 

          J’attends avec impatience (4) la suite de votre réponse à cette Montagu, la Shakespearienne. Je vous avoue que la barbarie de de Belloy (5) et consorts m’est presque aussi insupportable que la barbarie de Shakespeare. De Belloy est cent fois plus inexcusable, puisqu’il avait des modèles, et que le Gilles anglais n’en avait pas.

 

          Je ne parlerais pas si librement à d’autres qu’à vous ; mais nous sommes tous deux de la même religion, et nous ne devons pas nous cacher nos mystères. Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Irène. (G.A.)

2 – Le marquis de Villette. (G.A.)

3 – Les Barmécides de La Harpe étaient reçus. (G.A.)

4 – Dans le Journal de politique et de littérature. (G.A.)

5 – Qui venait de faire jouer sa Gabrielle de Vergy. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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