CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 6

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à M. de Vaines.

 

12 Février 1776.

 

 

          J’importune, monsieur, tous les jours M. Turgot et vous très indiscrètement ; mais je ne saurais m’en empêcher, je m’intéresse trop au succès de vos opérations.

 

          Permettez que je mette sous votre enveloppe cette lettre pour M. de La Harpe. Conservez vos bontés, monsieur, pour le vieux malade de Ferney.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, mardi au soir, 13 Février 1776.

 

 

          Monsieur, le résident est prié de vouloir bien nous dire qui a gagné, de madame Denis ou du vieux malade ?

 

          Le vieux malade gage vingt et un sous que les deux seigneurs qu’on a arrêtés hier à Genève ne sont point des coupeurs de bourse.

 

          L’un portait une croix de Malte garnie de brillants, qui valait au moins vingt mille écus. L’autre jouait du clavecin d’une manière qui en vaut quarante mille.

 

          Le joueur de clavecin est bègue comme Moïse, et colère comme lui. Il nous a dit être officier dans le corps des gendarmes de M. le prince de Soubise. Il était très irrité contre M. le comte de Saint-Germain.

 

          Tous deux vinrent à Ferney hier lundi ; tous deux bien faits ; tous deux polis ; tous deux bien mis ; tous deux sans laquais ; tous deux n’ayant point dit leurs noms.

 

          M. le résident est prié de vouloir bien nous apprendre ce qu’il en sait.

 

 

 

 

 

à M. Dupont de Nemours.

 

A Ferney, 14 Février 1776.

 

 

          Je suis pénétré, monsieur, de tous les sentiments que je vois dans la lettre dont vous m’honorez de Versailles, premier de février : amour du bien public, par conséquent zèle ardent pour M. de Sully-Turgot, et enfin bonté pour moi, en qualité d’homme de votre religion.

 

          Oserais-je m’adresser à vous pour vous prier de me faire avoir ce qu’on a écrit de mieux sur les corvées ? mon vieux sang bouillonne dans mes vieilles veines, quand j’entends dire que les escarpins de Versailles et de Paris s’opposent à l’extirpation de cette barbare servitude destructive des campagnes.

 

          Nous autres Suisses de Gex nous soupirons après l’édit des corvées, comme nous avons soupiré après la retraite des armées de la ferme-générale et nous paierons tous avec allégresse ce qui sera ordonné.

 

          Nous ne faisons de représentations que sur un seul point. Nous insistons sur le droit qu’ont tous les pays d’état d’asseoir l’imposition. Notre imposition par les états de Gex n’est autre chose qu’un don gratuit de nos compatriotes. Nos maîtres horlogers donnaient, par exemple, six louis d’or aux commis d’un bureau de Saconnay, pour n’être pas fouillés en allant acheter à Genève leur nécessaire, et nous n’acceptons d’eux que six écus de six francs pour leur part de la subvention qu’ils nous offrent. Nous comptons ne prendre qu’un écu de trois livres de tout autre fabricant non possessionné. M. le contrôleur général ne permettra-t-il pas que nos états arrêtent le tarif de cette légère contribution, qui est fort au-dessous de ce qu’on nous offre, et que nous n’augmenterons jamais ? Nos fabricants étrangers offrent de nous soulager ; le ministère s’y opposera-t-il ?

 

          En général la terre doit tout payer, parce que tout vient de la terre ; mais un horloger qui emploie pour trente sous d’acier et de cuivre formés dans la terre, et qui, avec cent écus d’or venu du Pérou, et cent écus de carats venus de Golconde, fait une montre de soixante louis, n’est-il pas plus en état de payer un petit impôt qu’un cultivateur dont le terrain lui rend trois épis pour un ? Je parle contre moi, car j’ai rassemblé plus d’horlogers que tous les possesseurs des terres n’en ont autour de Genève : mais je vous imite, monsieur, je préfère le bien public à mon amour-propre.

 

          Vous voulez que je vous parle à cœur ouvert sur M. Fabry. Il est vrai qu’il réunit plusieurs offices qui semblaient peu compatibles. Il est comme le chien de La Fontaine :

 

Il mangeait plus que trois, mais on ne disait pas

Qu’il avait aussi triple gueule

Quand les loups livraient des combats.

 

                                                         Liv. VIII, fab. XVIII.

 

          Il travaille en effet plus que trois hommes occupés ; et depuis que les états m’ont fait leur commissionnaire, je ne l’ai trouvé en faute sur rien. Je dirai naïvement la vérité à M. le contrôleur-général en toute occasion.

 

          Puisque vous m’avez envoyé les réponses de ce digne ministre à mes importunes questions, permettez que je demande encore ses ordres ; j’aime à les recevoir de votre main. Puisse la sienne, qu’il emploie au soulagement des peuples, n’être plus enflée de la goutte ?

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

A Ferney, 14 Février 1776 (1).

 

 

          Souffrez, monseigneur, que je mette à vos pieds les remerciements des villages qui sont venus m’installer leur secrétaire pour vous témoigner leur reconnaissance ; ils sentent mieux vos bienfaits que messieurs des talons rouges et des robes noires.

 

          Permettez que j’ajoute aux transports de nos colons les supplications de nos petits états, qui vous demandent vos ordres en marge et qui bénissent tous vos ordres. Je prends sans doute mal mon temps ; mais ce nouvel acte de bienfaisance ne coûtera au public qu’un de vos moments employés à dicter vos volontés à M. Dupont.

 

          Conservez vos bontés pour un vieillard qui en est pénétré aussi vivement que s’il était jeune, et continuez à faire le bonheur de la France, en dépit des mauvais raisonneurs. Votre très humble, etc. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

A Ferney, 17 Février 1776 (1).

 

 

          Nouvelle indiscrétion, monseigneur, du vieux et éternel malade de Ferney ; nouveau revenant-bon de votre place et du bien que vous faites. Je suis bien honteux et je vous demande bien pardon, mais le jeune Passerat-la-Chapelle, qui est à Marseille, est plus en état que personne de vous bien servir dans l’affaire des messageries. Agréez le profond respect et les sincères remerciements du bon homme (2).

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – On lit en marge de la main de Turgot : « J’ai reçu, monsieur, avec la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 17 février, le mémoire qui y était joint. Je le renvoie à l’administrateur chargé du département de Marseille (*), en lui marquant l’intérêt que vous y prenez et le désir que j’ai de faire une chose qui vous soit agréable. Vous connaissez, monsieur, tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc. »

(*) De La Croix, député à la Convention, ministre des relations extérieures sous le Directoire, et mort préfet en 1808. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

18 Février 1776.

 

 

          Il n’y a point, monseigneur, de malade plus importun que moi. Il faut que je vous ennuie de mon lit, autant qu’on vous ennuie à Paris par des remontrances.

 

          J’apprends de mon curé (qui ne me confesse pourtant point) qu’on trouve mauvais que nos états aient traité avec Berne pour saler notre pot. Je vous assure que nos états n’ont fait aucun traité avec Berne ; ils ne sont point du corps diplomatique.

 

          Nous manquions absolument de sel dès la fin de décembre dernier ; on nous en a vendu deux mille minots, soit à Nyon dans la Suisse même, soit à Genève. J’en ai acheté pour ma part huit quintaux ; car, si le sel s’évanouissait, avec quoi salerait-on (1).

 

          J’ose vous représenter qu’il nous faudrait environ cinq mille minots, parce que nous comptons en donner prodigieusement à tous nos bestiaux, dans la crainte trop bien fondée de l’épizootie, et parce que je compte en semer sur mes champs avec mon blé, pour détruire l’ancien préjugé qui faisait autrefois répandre du sel sur les terrains qu’on voulait frapper de stérilité. Un peu de sel, au contraire, versé sur les terres glaiseuses, est un des meilleurs engrais possibles : c’est une expérience de physique et de labourage.

 

          Je vous demande en grâce, monseigneur, de n’être point fâché contre nos états, qui n’ont ni proposé ni signé aucun traité avec personne. C’est de quoi je vous réponds sur ma vie, laquelle ne tient qu’à un filet, et laquelle est à vous avec respect et reconnaissance. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Matthieu, v. 23. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

18 Février 1776.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, est tout aussi étonné que vous, et aussi fâché, de tout ce qui se passe au sujet de ce sel. Nos villages chantent des Te Deum, et il faut que nous chantions des Miserere.

 

          J’écris sur-le-champ à M. le contrôleur général, et je me flatte que vous ne serez pas mécontent de ma lettre.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

21 Février 1776.

 

 

          Je ne conçois rien, monsieur, à toutes les difficultés qu’on suscite, et à l’embarras où l’on met nos états, lorsque toutes les paroisses chantent des Te Deum, et que le peuple crie dans tout le pays : Vive le roi et M. Turgot ! Je reçois aujourd’hui une lettre qui doit redoubler nos inquiétudes. Condamné à rester dans mon lit, je vous demande en grâce de vouloir bien prendre la peine de passer chez moi. Il me paraît absolument nécessaire que j’aie l’honneur de vous entretenir.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

22 Février 1776 (1).

 

 

          Le vieux malade de Ferney a reçu les instructions du cher philosophe, patron des opprimés ; il en fera certainement usage. Peut-être faudra-t-il attendre le saint temps de Pâques ; les ministres seront alors un peu moins accablés d’affaires. Une raison encore plus forte, c’est que j’espère dans ce temps-là passer quelques jours avec le patron de l’humanité (2). Ce sera probablement ma dernière Pâques ; car ma santé baisse tous les jours. Je finirai trop heureusement ma carrière, si je puis travailler sous votre dictée à délivrer les hommes de l’esclavage où des moines les ont mis. Ne pourrais-je parvenir à briser des fers si honteux, après nous être tirés de ceux des fermiers-généraux ? Je vous embrasse bien tendrement, mon cher philosophe.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Christin lui-même, qui avait pris en main la cause des serfs du mont-Jura. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Morellet.

 

23 Février 1776.

 

 

          Mon cher philosophe, pourquoi n’entreriez-vous pas dans notre Académie ? Vous n’êtes point prêtre, vous êtes homme, et homme aussi estimable dans la société qu’utile dans les belles-lettres et dans les affaires.

 

          On me mande que M. Turgot ne veut point être des nôtres, et que M. de La Harpe ne peut en être. Il me semble que nous avons un besoin extrême de vous et de M. de Condorcet. Il ne faut pas que vous abandonniez vos amis dans leurs nécessités urgentes.

 

          Nous chantons des Te Deum tous les dimanches dans notre petit trou de Gex. J’en ferai chanter un dans ma paroisse quand j’apprendrai votre réception.

 

          Mandez-moi, je vous en prie, tout ce que vous savez de l’aventure de M. Delisle de Sales, affublé d’un décret de prise de corps rendu au Châtelet contre lui, à la réquisition d’un avocat du roi. Le libraire Saillant est impliqué dans cette affaire. Delisle est en fuite. Il s’agit d’un livre imprimé en 1769, avec permission du lieutenant de police ; ce livre est intitulé la Philosophie de la Nature. On prétend qu’il y a un conflit de juridiction entre le parlement et le Châtelet, à qui fera brûler le livre et l’auteur.

 

          Les ministres, dit-on, ne veulent se mêler en aucune façon de pareilles affaires ; ils les abandonnent toutes à ce qu’on appelle chez vous la justice ; et vous savez comment cette justice est faite. On m’assure que, dans sa dernière séance, l’assemblée du clergé livra au bras séculier, par un décret formel, quatre-vingts volumes et quatre-vingts auteurs. Le zèle de la maison de Dieu les dévore.

 

          Vous devez être instruit de toutes ces facéties en qualité de socius sorbonicus. Ecrivez-moi en qualité d’amicus, car je suis assurément votre ami, et rempli pour vous du plus sincère attachement. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

 

 

 

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