ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 7

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ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 7

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 7)

 

 

 

 

 

 

VI. DES USAGES ET DES SENTIMENTS COMMUNS A

            PRESQUE TOUTES LES NATIONS ANCIENNES.

 

 

 

          La nature étant partout la même, les hommes ont dû nécessairement adopter les mêmes vérités et les mêmes erreurs dans les choses qui tombent le plus sous le sens et qui frappent le plus l’imagination. Ils ont dû tous attribuer le fracas et les effets du tonnerre au pouvoir d’un être supérieur habitant dans les airs. Les peuples voisins de l’Océan, voyant les grandes marées inonder leurs rivages à la pleine lune, ont dû croire que la lune était cause de tout ce qui arrivait au monde dans le temps de ses différentes phases.

 

          Dans leurs cérémonies religieuses, presque tous se tournèrent vers l’orient, ne songeant pas qu’il n’y a ni orient ni occident, et rendant tous une espèce d’hommage au soleil qui se levait à leurs yeux.

 

          Parmi les animaux, le serpent dut leur paraître doué d’une intelligence supérieure, parce que, voyant muer quelquefois sa peau, ils durent croire qu’il rajeunissait. Il pouvait donc, en changeant de peau, se maintenir toujours dans sa jeunesse ; il était donc immortel. Aussi fut-il en Egypte, en Grèce, le symbole de l’immortalité. Les gros serpents qui se trouvaient auprès des fontaines, empêchaient les hommes timides d’en approcher : on pensa bientôt qu’ils gardaient des trésors. Ainsi un serpent gardait les pommes d’or hespérides ; un autre veillait autour de la toison d’or ; et dans les mystères de Bacchus, on portait l’image d’un serpent qui semblait garder une grappe d’or.

 

          Le serpent passait donc pour le plus habile des animaux ; et de là cette ancienne fable indienne, que Dieu, ayant créé l’homme, lui donna une drogue qui lui assurait une vie saine et longue ; que l’homme chargea son âne de ce présent divin ; mais qu’en chemin, l’âne ayant eu soif, le serpent lui enseigna une fontaine, et pris la drogue pour lui, tandis que l’âne buvait ; de sorte que l’homme perdit l’immortalité par sa négligence, et le serpent l’acquit par son adresse. De là enfin tant de contes d’ânes et de serpents.

 

          Ces serpents faisaient du mal ; mais comme ils avaient quelque chose de divin, il n’y avait qu’un dieu qui eût pu enseigner à les détruire. Ainsi le serpent Python fut tué par Apollon. Ainsi Ophionée, le grand serpent, fit la guerre aux dieux longtemps avant que les Grecs eussent forgé leur Apollon. Un fragment de Phérécide prouve que cette fable du grand serpent, ennemi des dieux, était une des plus anciennes de la Phénicie. Et cent siècles avant Phérécide, les premiers brachmanes avaient imaginé que Dieu envoya un jour sur la terre une grosse couleuvre qui engendra dix mille couleuvres, lesquelles furent autant de péchés dans le cœur des hommes.

 

          Nous avons déjà vu que les songes, les rêves, durent introduire les mêmes superstitions dans toute la terre. Je suis inquiet, pendant la veille, de la santé de ma femme, de mon fils ; je les vois mourants pendant mon sommeil ; ils meurent quelques jours après : il n’est pas douteux que les dieux ne m’aient envoyé ce songe véritable. Mon rêve n’at-il pas été accompli, c’est un rêve trompeur que les dieux m’ont député. Ainsi, dans Homère, Jupiter envoie un songe trompeur à Agamemnon, chef des Grecs. Ainsi (au troisième livre des Rois, chapitre XXII), le dieu qui conduit les Juifs envoie un esprit malin pour mentir dans la bouche des prophètes, et pour tromper le roi Achab.

 

          Tous les songes vrais ou faux viennent du ciel ; les oracles s’établissent de même par toute la terre.

 

          Une femme vient demander à des mages si son mari mourra dans l’année. ‘un lui répond oui, l’autre non : il est bien certain que l’un deux aura raison. Si le mari vit, la femme garde le silence ; s’il meurt, elle crie par toute la ville que le mage qui a prédit cette mort est un prophète divin. Il se trouve bientôt dans tous les pays des hommes qui prédisent l’avenir, et qui découvrent les choses les plus cachées. Ces hommes s’appellent les voyants chez les Egyptiens, comme dit Manéthon, au rapport même de Josèphe, dans son Discours contre Apion.

 

          Il y avait des voyants en Chaldée, en Syrie. Chaque temple eut ses oracles. Ceux d’Apollon obtinrent un si grand crédit, que Rollin, dans son Histoire ancienne, répète les oracles rendus par Apollon à Crésus. Le dieu devine que le roi fait cuire une tortue dans une tourtière de cuivre, et lui répond que son règne finira quand un mulet sera sur le trône des Perses. Rollin n’examine point si ces prédictions, dignes de Nostradamus, ont été faites après coup ; il ne doute pas de la science des prêtres d’Apollon, et il croit que Dieu permettait qu’Apollon dît vrai : c’était apparemment pour confirmer les païens dans leur religion.

 

          Une question plus philosophique, dans laquelle toutes les grandes nations policées, depuis l’Inde jusqu’à la Grèce, se sont accordées, c’est l’origine du bien et du mal.

 

          Les premiers théologiens de toutes les nations durent se faire la question que nous faisons tous dès l’âge de quinze ans : Pourquoi y a-t-il du mal sur la terre ?

 

          On enseigna dans l’Inde qu’Adimo, fils de Brama, produisit les hommes justes par le nombril, du côté droit, et les injustes du côté gauche ; et que c’est de ce côté gauche que vint le mal moral et le mal physique (1). Les Egyptiens eurent leur Typhon, qui fut l’ennemi d’Osiris. Les Persans imaginèrent qu’Ariman perça l’œuf qu’avait pondu Oromase, et y fit entrer le péché. On connaît la Pandore des Grecs : c’est la plus belle de toutes les allégories que l’antiquité nous ait transmises.

 

          L’allégorie de Job fut certainement écrite en arabe,  puisque les traductions hébraïque et grecque ont conservé plusieurs termes arabes (2). Ce livre, qui est d’une très haute antiquité, représente le Satan, qui est l’Ariman des Perses et le Typhon des Egyptiens, se promenant dans toute la terre, et demandant permission au Seigneur d’affliger Job. Satan paraît subordonné au Seigneur ; mais il résulte que Satan est un être très puissant, capable d’envoyer sur la terre des maladies, et de tuer les animaux.

 

          Il se trouva, au fond, que tant de peuples, sans le savoir, étaient d’accord sur la croyance de deux principes, et que l’univers alors connu était en quelque sorte manichéen.

 

          Tous les peuples durent admettre les expiations ; car, où était l’homme qui n’eût pas commis de grandes fautes contre la société ? et où était l’homme à qui l’instinct de sa raison ne fît pas sentir des remords ? L’eau lavait les souillures du corps et des vêtements, le feu purifiait les métaux ; il fallait bien que l’eau et le feu purifiassent les âmes. Aussi n’y eut-il aucun temple sans eaux et sans feux salutaires.

 

          Les hommes se plongèrent dans le Gange, dans l’Indus, dans l’Euphrate, au renouvellement de la lune et dans les éclipses. Cette immersion expiait les péchés. Si on ne se purifiait pas dans le Nil, c’est que les crocodiles auraient dévoré les pénitents. Mais les prêtres, qui se purifiaient pour le peuple, se plongeaient dans de larges cuves, et y baignaient les criminels qui venaient demander pardon aux dieux.

 

          Les Grecs dans tous leurs temples, eurent des bains sacrés, comme des feux sacrés, symboles universels, chez tous les hommes, de la pureté des âmes. Enfin, les superstitions paraissent établies chez toutes les nations, excepté chez les lettrés de la Chine.

 

 

1 – Voltaire emprunte cette histoire au livre qu’on lui donna faussement pour le second des Védas. (G.A.)

2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, notre note sur Job, article ARABE. (G.A.)

 

 

 

 

 

VII. DES SAUVAGES.

 

 

 

          Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées, et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’il sachent pourquoi, à un homme de plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front ; se rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils ne comprennent point ; quittant quelquefois leur chaumière lorsque l’on bat le tambour, et s’engageant à s’aller faire tuer dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner chez eux en travaillant ? Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. Il faut convenir surtout que les peuples du Canada et les Cafres, qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment supérieurs aux nôtres. Le Huron, l’Algonquin, l’Illinois, le Cafre, le Hottentot, ont l’art de fabriquer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin ; et cet art manque à nos rustres. Les peuplades d’Amérique et d’Afrique sont libres, et nos sauvages n’ont pas même l’idée de la liberté.

 

          Les prétendus sauvages d’Amérique sont des souverains qui reçoivent des ambassadeurs de nos colonies transplantées auprès de leur territoire par l’avarice et par la légèreté. Ils connaissent l’honneur, dont jamais nos sauvages d’Europe n’ont entendu parler. Ils ont une patrie, ils l’aiment, ils la défendent ; ils font des traités ; ils se battent avec courage, et parlent souvent avec une énergie héroïque. Y a-t-il une plus belle réponse, dans les Grands Hommes de Plutarque, que celle de ce chef de Canadiens à qui une nation européane proposait de lui céder son patrimoine ? « Nous sommes nés sur cette terre, nos pères y sont ensevelis ; dirons-nous aux ossement de nos pères, levez-vous, et venez avec nous dans une terre étrangère ? »

 

          Ces Canadiens étaient des Spartiates, en comparaison de nos rustres qui végètent dans nos villages, et des Sybarites qui s’énervent dans nos villes.

 

          Entendez-vous par sauvages des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin, isolés, errant dans les forêts, Salvatici, Savaggi ; s’accouplant à l’aventure, oubliant les femmes auxquelles ils se sont joints, ne connaissant ni leurs fils ni leurs pères ; vivant en brutes, sans avoir ni l’instinct ni les ressources des brutes ? On a écrit (1) que cet état est le véritable état de l’homme, et que nous n’avons fait que dégénérer misérablement depuis que nous l’avons quitté. Je ne crois pas que cette vie solitaire, attribuée à nos pères, soit dans la nature humaine.

 

          Nous sommes, si je ne me trompe, au premier rang (s’il est permis de le dire) des animaux qui vivent en troupe, comme les abeilles, les fourmis, les castors, les oies, les poules, les moutons, etc. Si l’on rencontre une abeille errante, devra-t-on conclure que cette abeille est dans l’état de pure nature, et que celles qui travaillent en société dans la ruche ont dégénéré ?

 

          Tout animal n’a-t-il pas son instinct irrésistible auquel il obéit nécessairement. Qu’est-ce que cet instinct ? l’arrangement des organes dont le jeu se déploie par le temps. Cet instinct ne peut se développer d’abord, parce que les organes n’ont pas acquis leur plénitude (2).

 

          Ne voyons-nous pas en effet que tous les animaux, ainsi que tous les autres êtres, exécutent invariablement la loi que la nature donne à leur espèce ? L’oiseau fait son nid comme les astres fournissent leur course, par un principe qui ne change jamais. Comment l’homme seul aurait-il changé ? S’il eût été destiné à vivre solitaire comme les autres animaux carnassiers, aurait-il pu contredire la loi de la nature jusqu’à vivre en société ? et s’il était fait pour vivre en troupe, comme les animaux de basse-cour et tant d’autres, eût-il pu d’abord pervertir sa destinée jusqu’à vivre pendant des siècles en solitaire ? Il est perfectible ; et de là on a conclu qu’il s’est perverti. Mais pourquoi n’en pas conclure qu’il s’est perfectionné jusqu’au point où la nature a marqué les limites de sa perfection ?

 

          Tous les hommes vivent en société : peut-on en inférer qu’ils n’y ont pas vécu autrefois ? N’est-ce pas comme si l’on concluait que si les taureaux ont aujourd’hui des cornes, c’est parce qu’ils n’en ont pas toujours eu ?

 

          L’homme, en général, a toujours été ce qu’il est : cela ne veut pas dire qu’il ait toujours eu de belles villes, du canon de vingt-quatre livres de balle, des opéras-comiques et des couvents de religieuses. Mais il a toujours eu le même instinct, qui le porte à s’aimer dans soi-même, dans la compagne de son plaisir, dans ses enfants, dans ses petits-fils, dans les œuvres de ses mains.

 

          Voilà ce qui jamais ne change d’un bout de l’univers à l’autre. Le fondement de la société existant toujours, il y a donc toujours eu quelque société ; nous n’étions donc point faits pour vivre à la manière des ours.

 

          On a trouvé quelquefois des enfants égarés dans les bois, et vivant comme des brutes ; mais on y a trouvé aussi des moutons et des oies ; cela n’empêche pas que les oies et les moutons ne soient destinés à vivre en troupeaux.

 

          Il y a des fakirs dans les Indes, qui vivent seuls, chargés de chaînes. Oui ; et ils ne vivent ainsi qu’afin que les passants, qui les admirent, viennent leur donner des aumônes. Ils font, par un fanatisme rempli de vanité, ce que font nos mendiants des grands chemins qui s’estropient pour attirer la compassion. Ces excréments de la société humaine sont seulement des preuves de l’abus qu’on peut faire de cette société.

 

          Il est très vraisemblable que l’homme a été agreste pendant des milliers de siècles, comme sont encore aujourd’hui une infinité de paysans. Mais l’homme n’a pu vivre comme les blaireaux et les lièvres.

 

          Par quelle loi, par quels liens secrets, par quel instinct l’homme aura-t-il toujours vécu en famille sans le secours des arts et sans avoir encore formé un langage ? C’est par sa propre nature, par le goût qui le porte à s’unir avec une femme ; c’est par l’attachement qu’un Morlaque, un Islandais, un Lapon, un Hottentot, sent pour sa compagne, lorsque son ventre, grossissant, lui donne l’espérance de voir naître de son sang un être semblable à lui ; c’est par le besoin que cet homme et cette femme ont l’un de l’autre, par l’amour que la nature leur inspire pour leur petit dès qu’il est né, par l’autorité leur donne sur ce petit, par l’habitude de l’aimer, par l’habitude que le petit prend nécessairement d’obéir au père et à la mère, par les secours qu’ils en reçoivent dès qu’il a cinq ou six ans, par les nouveaux enfants que font cet homme et cette femme ; c’est enfin parce que, dans un âge avancé, ils voient avec plaisir leurs fils et leurs filles faire ensemble d’autres enfants, qui ont le même instinct que leurs pères et leurs mères (3).

 

          Tout cela est un assemblage d’hommes bien grossiers, je l’avoue ; mais croit-on que les charbonniers des forêts d’Allemagne, les habitants du Nord et cent peuples de l’Afrique, vivent aujourd’hui d’une manière bien différente ?

 

          Quelle langue parleront ces familles sauvages et barbares ? Elles seront sans doute très longtemps sans en parler aucune ; elles s’entendront très bien par des cris et par des gestes. Toutes les nations ont été ainsi des sauvages, à prendre ce mot dans ce sens ; c’est-à-dire qu’il y aura eu longtemps des familles errantes dans les forêts, disputant leur nourriture aux autres animaux, s’armant contre eux de pierres et de grosses branches d’arbres, se nourrissant de légumes sauvages, de fruits de toute espèce, et enfin d’animaux mêmes.

 

          Il y a dans l’homme un instinct de mécanique que nous voyons produire tous les jours de très grands effets dans des hommes fort grossiers. On voit des machines inventées par les habitants des montagnes du Tyrol et des Vosges, qui étonnent les savants. Le paysan le plus ignorant sait partout remuer les plus gros fardeaux par le secours du levier, sans se douter que la puissance, faisant équilibre, est au poids comme la distance du point d’appui à ce poids est à la distance de ce même point d’appui à la puissance. S’il avait fallu que cette connaissance précédât l’usage des leviers, que de siècles se seraient écoulés avant qu’on eût pu déranger une grosse pierre de sa place !

 

          Proposez à des enfants de sauter un fossé ; tous prendront machinalement leur secousse, en se retirant un peu en arrière, et courront ensuite. Ils ne savent pas assurément que leur force, en ce cas, est le produit de leur masse multipliée par leur vitesse.

 

          Il est donc prouvé que la nature seule nous inspire des idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même dans la morale. Nous avons tous deux sentiments qui sont le fondement de la société : la commisération et la justice. Qu’un enfant voie déchirer son semblable, il éprouvera des angoisses subites ; il les témoignera par ses cris et par ses larmes ; il secourra, s’il peut, celui qui souffre.

 

          Demandez à un enfant sans éducation, qui commencera à raisonner et à parler, si le grain qu’un homme a semé dans son champ lui appartient, et si le voleur qui en a tué le propriétaire a un droit légitime sur ce grain ; vous verrez si l’enfant ne répondra pas comme tous les législateurs de la terre (4).

 

          Dieu nous a donné un principe de raison universelle, comme il a donné des plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours ; et ce principe est si constant qu’il subsiste malgré toutes les passions qui le combattent, malgré les tyrans qui veulent le noyer dans le sang, malgré les imposteurs qui veulent l’anéantir dans la superstition. C’est ce qui fait que le peuple le plus grossier juge toujours très bien, à la longue, des lois qui le gouvernent, parce qu’il sent si ces lois sont conformes ou proposées aux principes de commisération et de justice qui sont dans son cœur.

 

          Mais, avant d’en venir à former une société nombreuse, un peuple, une nation, il faut un langage ; et c’est le plus difficile. Sans le don de l’imitation on n’y serait jamais parvenu. On aura sans doute commencé par des cris qui auront exprimé les premiers besoins ; ensuite les hommes les plus ingénieux, nés avec les organes les plus flexibles, auront formé quelques articulations que leurs enfants auront répétées ; et les mères surtout auront dénoué leurs langues les premières. Tout idiome commençant aura été composé de monosyllabes, comme plus aisés à former et à retenir.

 

          Nous voyons en effet que les nations les plus anciennes, qui ont conservé quelque chose de leur premier langage, expriment encore par des monosyllabes les choses les plus familières et qui tombent le plus sous nos sens : presque tout le chinois est fondé encore aujourd’hui sur des monosyllabes.

 

          Consultez l’ancien tudesque et tous les idiomes du Nord, vous verrez à peine une chose nécessaire et commune exprimée par plus d’une articulation. Tout est monosyllabe. Zon, le soleil ; moun, la lune ; , la mer ; flux, le fleuve ; man, l’homme ; kof, la tête ; boum, un arbre ; drink, boire ; march, marcher ; shlaf, dormir, etc.

 

          C’est avec cette brièveté qu’on s’exprimait dans les forêts des Gaules et de la Germanie, et dans tout le Septentrion. Les Grecs et les Romains n’eurent des mots plus composés que longtemps après s’être réunis en corps de peuple.

 

          Mais par quelle sagacité avons-nous pu marquer les différences des temps ? Comment aurons-nous pu exprimer les nuances je voudrais, j’aurais voulu ; les choses positives, les choses conditionnelles ?

 

          Ce ne peut être que chez les nations déjà les plus policées qu’on soit parvenu, avec le temps, à rendre sensibles, par des mots composés, ces opérations secrètes de l’esprit humain. Aussi voit-on que chez les Barbares il n’y a que deux ou trois temps. Les Hébreux n’exprimaient que le présent et le futur. La langue franque, si commune dans les échelles du Levant, est réduite encore à cette indigence. Et enfin, malgré tous les efforts des hommes, il n’est aucun langage qui approche de la perfection.

 

 

1 – Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur l’inégalité des conditions parmi les hommes. Tout cet admirable chapitre n’est qu’une réfutation des sophismes de Jean-Jacques, qui met effectivement au rang des avantages des sauvages la liberté de s’accoupler avec toute femme, de ne pas reconnaître ses enfants, etc. (G.A.)

 

2 -

Leur pouvoir est constant, leur principe est divin ;

Il faut que l’enfant croisse avant qu’il les exerce :

Il ne les connaît pas sous la main qui le berce.

Le moineau, dans l’instant qu’il a reçu le jour,

Sans plumes, dans son nid, peut-il sentir l’amour ?

Le renard en naissant va-t-il chercher sa proie ?

Les insectes changeants qui nous filent la soie,

Les essaims bourdonnants de ces filles du ciel

Qui pétrissent la cire et composent le miel,

Sitôt qu’ils sont éclos forment-ils leur ouvrage ?

Tout s’accroît par le temps, tout mûrit avec l’âge.

Chaque être a son objet ; et, dans l’instant marqué,

Marche et touche à son but par le ciel indiqué.

 

Poème de la loi naturelle, 2e partie.

 

3 – Comparez la 2e partie du Discours sur l’inégalité. C’est uniquement l’habitude de vivre ensemble qui fit, selon Rousseau, naître les plus doux sentiments qui soient connus des hommes, l’amour conjugal et l’amour paternel. (G.A.)

 

4 – Réfutation du fameux passage de Rousseau : le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, etc. Mais Voltaire n’en déclare pas moins, comme Rousseau, que l’idée de la propriété naissante ne vient pas d’ailleurs que de la main-d’œuvre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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