ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 6

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ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 6

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 6)

 

 

 

 

 

 

III. DE L’ANTIQUITÉ DES NATIONS.

 

 

 

          Presque tous les peuples, mais surtout ceux de l’Asie, comptent une suite de siècles qui nous effraye. Cette conformité entre eux doit au moins nous faire examiner si leurs idées sur cette antiquité sont destituées de toute vraisemblance.

 

          Pour qu’une nation soit rassemblée en corps de peuple,  qu’elle soit puissante, aguerrie, savante, il est certain qu’il faut un temps prodigieux. Voyez l’Amérique ; on n’y comptait que deux royaumes quand elle fut découverte, et encore, dans ces deux royaumes, on n’avait pas inventé l’art d’écrire. Tout le reste de ce vaste continent était partagé, et l’est encore, en petites sociétés, à qui les arts sont inconnus. Toutes ces peuplades vivent sous des huttes ; elles se vêtissent de peaux de bêtes dans les climats froids, et vont presque nues dans les tempérés. Les unes se nourrissent de la chasse, les autres de racines qu’elles pétrissent : elles n’ont point recherché un autre genre de vie, parce qu’on ne désire point ce qu’on ne connaît pas. Leur industrie n’a pu aller au-delà de leurs besoins pressants. Les Samoyèdes, les Lapons, les habitants du nord de la Sibérie, ceux du Kamtschatka, sont encore moins avancés que les peuples de l’Amérique. La plupart des Nègres, tous les Cafres, sont plongés dans la même stupidité, et y croupiront longtemps.

 

          Il faut un concours de circonstances favorables pendant des siècles pour qu’il se forme une grande société d’hommes rassemblés sous les mêmes lois ; il en faut même pour former un langage. Les hommes n’articuleraient pas si on ne leur apprenait à prononcer des paroles ; ils ne jetteraient que des cris confus ; ils ne se feraient entendre que par signes. Un enfant ne parle, au bout de quelque temps, que par imitation ; et il ne s’énoncerait qu’avec une extrême difficulté, si on laissait passer ses premières années sans dénouer sa langue.

 

          Il a fallu peut-être plus de temps pour que des hommes, doués d’un talent singulier, aient formé et enseigné aux autres les premiers rudiments d’un langage imparfait et barbare, qu’il n’en a fallu pour parvenir ensuite à l’établissement de quelque société. Il y a même des nations entières qui n’ont jamais pu parvenir à former un langage régulier et à prononcer distinctement : tels ont été les Troglodytes, au rapport de Pline ; tels sont encore ceux qui habitent vers le cap de Bonne-Espérance. Mais qu’il y a loin de ce jargon barbare à l’art de peindre ses pensées ! la distance est immense.

 

          Cet état de brutes où le genre humain a été longtemps dut rendre l’espèce très rare dans tous les climats. Les hommes ne pouvaient guère suffire à leurs besoins, et, ne s’étendant pas, ils ne pouvaient se secourir. Les bêtes carnassières, ayant plus d’instinct qu’eux, devaient couvrir la terre et dévorer une partie de l’espèce humaine.

 

          Les hommes ne pouvaient se défendre contre les animaux féroces qu’en lançant des pierres, et en s’armant de grosses branches d’arbres ; et de là, peut-être, vint cette notion confuse de l’antiquité, que les premiers héros combattaient contre les lions et contre les sangliers avec des massues.

 

          Les pays les plus peuplés furent sans doute les climats chauds, où l’homme trouva une nourriture facile et abondante, dans les cocos, les dattes, les ananas, et dans le riz, qui croît de lui-même. Il est bien vraisemblable que l’Inde, la Chine, les bords de l’Euphrate et du Tigre, étaient très peuplés, quand les autres régions étaient presque désertes. Dans nos climats septentrionaux, au contraire, il était beaucoup plus aisé de rencontrer une compagnie de loups qu’une société d’hommes.

 

 

 

 

 

IV. DE LA CONNAISSANCE DE L’ÂME.

 

 

 

          Quelle notion tous les premiers peuples auront-ils eue de l’âme ? Celle qu’ont tous nos gens de campagne avant qu’ils aient entendu le catéchisme, ou même après qu’ils l’ont entendu. Ils n’acquièrent qu’une idée confuse, sur laquelle même ils ne réfléchissent jamais. La nature a eu trop de pitié d’eux pour en faire des métaphysiciens ; cette nature est toujours et partout la même. Elle fit sentir aux premières sociétés qu’il y avait quelque être supérieur à l’homme, quand elles éprouvaient des fléaux extraordinaires. Elle leur fit sentir de même qu’il est dans l’homme quelque chose qui agit et qui pense. Elles ne distinguaient point cette faculté de celle de la vie ; et le mot d’âme signifia toujours la vie chez les anciens, soit Syriens, soit Chaldéens, soit Egyptiens, soit Grecs, soit eux qui vinrent enfin s’établir dans une partie de la Phénicie.

 

          Par quels degrés put-on parvenir à imaginer dans notre être physique un autre être métaphysique ? Certainement des hommes uniquement occupés de leurs besoins n’en savaient pas assez pour se tromper en philosophes.

 

          Il se forma, dans la suite des temps, des sociétés un peu policées, dans lesquelles un petit nombre d’hommes put avoir le loisir de réfléchir. Il doit être arrivé qu’un homme sensiblement frappé de la mort de son père, ou de sa femme, ait vu dans un songe la personne qu’il regrettait. Deux ou trois songes de cette nature auront inquiété toute une peuplade. Voilà un mort qui apparaît à des vivants ; et cependant ce mort, rongé des vers, est toujours en la même place. C’est donc quelque chose qui était en lui, qui se promène dans l’air ; c’est son âme, son ombre, ses mânes ; c’est une légère figure de lui-même. Tel est le raisonnement naturel de l’ignorance qui commence à raisonner. Cette opinion est celle de tous les premiers temps ignorés. L’idée d’un être purement immatériel n’a pu se présenter à des esprits qui ne connaissaient que la matière. Il a fallu des forgerons, des charpentiers, des maçons, des laboureurs, avant qu’il se trouvât un homme qui eût assez de loisir pour méditer. Tous les arts de la main ont sans doute précédé la métaphysique de plusieurs siècles.

 

          Remarquons, en passant, que dans l’âge moyen de la Grèce, du temps d’Homère, l’âme n’était autre chose qu’une image aérienne du corps. Ulysse voit dans les enfers des ombres, des mânes : pouvait-il voir des esprits purs ?

 

          Nous examinerons dans la suite comment les Grecs empruntèrent des Egyptiens l’idée des enfers et de l’apothéose des morts ; comment ils crurent, ainsi que d’autres peuples, une seconde vie, sans soupçonner la spiritualité de l’âme. Au contraire, ils ne pouvaient imaginer qu’un être sans corps pût éprouver du bien et du mal. Et je ne sais si Platon n’est pas le premier qui ait parlé d’un être purement spirituel. C’est là, peut-être, un des plus grands efforts de l’intelligence humaine. Encore la spiritualité de Platon est très contestée, et la plupart des Pères de l’Eglise admirent une âme corporelle, tout platoniciens qu’ils étaient. Mais nous n’en sommes pas à ces temps si nouveaux, et nous ne considérons le monde que comme encore informe et à peine dégrossi.

 

 

 

 

 

V. DE LA RELIGION DES PREMIERS HOMMES.

 

 

 

          Lorsque après un grand nombre de siècles quelques sociétés se furent établies, il est à croire qu’il y eut quelque religion, quelque espèce de culte grossier. Les hommes, alors uniquement occupés du soin de soutenir leur vie, ne pouvaient remonter à l’auteur de la vie ; ils ne pouvaient connaître ces rapports de toutes les parties de l’univers, ces moyens et ces fins innombrables, qui annoncent aux sages un éternel architecte.

 

          La connaissance d’un dieu formateur, rémunérateur et vengeur, est le fruit de la raison cultivée.

 

          Tous les peuples furent donc pendant des siècles ce que sont aujourd’hui les habitants de plusieurs îles, et la moitié des Américains. Ces peuples n’ont nulle idée d’un dieu unique, ayant tout fait, présent en tous lieux, existant par lui-même dans l’éternité. On ne doit pas pourtant les nommer athées dans le sens ordinaire, car ils ne nient point l’Etre suprême ; ils ne le connaissent pas ; ils n’en ont nulle idée. Les Cafres prennent pour protecteur un insecte, les Nègres un serpent. Chez les Américains, les uns adorent la lune, les autres un arbre ; plusieurs n’ont absolument aucun culte.

 

          Les Péruviens, étant policés, adoraient le soleil : ou Manco-Capac leur avait fait accroire qu’il était le fils de cet astre, ou leur raison commencée leur avait dit qu’ils devaient quelque reconnaissance à l’astre qui aime la nature.

 

          Pour savoir comment tous ces cultes ou ces superstitions s’établirent, il me semble qu’il faut suivre la marche de l’esprit humain abandonné à lui-même. Une bourgade d’hommes presque sauvages voit périr les fruits qui la nourrissent ; une inondation détruit quelques cabanes ; le tonnerre en brûle quelques autres. Qui leur a fait ce mal ? ce ne peut être un de leurs concitoyens ; car tous ont également souffert : c’est donc quelque puissance secrète ; elle les a maltraités ; il faut donc l’apaiser. Comment en venir à bout ? en la servant comme on sert ceux à qui on veut plaire, en lui faisant de petits présents. Il y a un serpent dans le voisinage, ce pourrait bien être ce serpent : on lui offrira du lait près de la caverne où il se retire ; il devient sacré dès lors ; on l’invoque quand on a la guerre contre la bourgade voisine, qui, de son côté, a choisi un autre protecteur.

 

          D’autres petites peuplades se trouvent dans le même cas. Mais, n’ayant chez elles aucun objet qui fixe leur crainte et adoration, elles appelleront en général l’être qu’elles soupçonnent leur avoir fait du mal, le maître, le Seigneur, le Chef, le Dominant.

 

          Cette idée étant plus conforme que les autres à la raison commencée, qui s’accroît et se fortifie avec le temps, demeure dans toutes les têtes quand la nation est devenue plus nombreuse. Aussi voyons-nous que beaucoup de nations n’ont eu d’autre dieu que le maître, le seigneur. C’était Adonaï chez les Phéniciens ; Baal, Melkom, Adad, Sadaï, chez les peuples de Syrie. Tous ces noms ne signifient que le Seigneur, le Puissant.

 

          Chaque Etat eut donc, avec le temps, sa divinité tutélaire, sans savoir seulement ce que c’est qu’un dieu, et sans pouvoir imaginer que l’Etat voisin n’eût pas, comme lui, un protecteur véritable. Car comment penser, lorsqu’on avait un seigneur, que les autres n’en eussent pas aussi ? Il s’agissait seulement de savoir lequel de tant de maîtres, de seigneurs, de dieux, l’emporterait, quand les nations combattraient les unes contre les autres.

 

          Ce fut là sans doute l’origine de cette opinion si généralement et si longtemps répandue, que chaque peuple était réellement protégé par la divinité qu’il avait choisie. Cette idée fut tellement enracinée chez les hommes, que, dans des temps très postérieurs, vous voyez Homère faire combattre les dieux de Troie contre les dieux des Grecs, sans laisser soupçonner en aucun endroit que ce soit une chose extraordinaire et nouvelle. Vous voyez Jephté, chez les Juifs, qui dit aux Ammonites : « Ne possédez-vous pas de droit ce que votre seigneur Chamos vous a donné ? Souffrez donc que nous possédions la terre que notre seigneur Adonaï nous a promise. »

 

          Il y a un autre passage non moins fort ; c’est celui de Jérémie, chap. XLIX, verset 1, où il est dit : « Quelle raison a eue le seigneur Melkom pour s’emparer du pays de Gad ? » Il est clair, par ces expressions, que les Juifs, quoique serviteurs d’Adonaï, reconnaissaient pourtant le seigneur Melkom et le seigneur Chamos.

 

          Dans le premier chapitre des Juges, vous trouverez que « le dieu de Juda se rendit maître des montagnes, mais qu’il ne put vaincre dans les vallées. » Et au troisième livre des Rois, vous trouvez chez les Syriens l’opinion établie, que le dieu des Juifs n’était que le dieu des montagnes.

 

          Il y a bien plus. Rien ne fut plus commun que d’adopter les dieux étrangers. Les Grecs reconnurent ceux des Egyptiens : je ne dis pas le bœuf Apis et le chien Anubis ; mais Ammon et les douze grands dieux. Les Romains adorèrent tous les dieux des Grecs. Jérémie, Amos et saint Etienne, nous assurent que dans le désert, pendant quarante années, les Juifs ne reconnurent que Moloch, Remphan, ou Kium (1) ; qu’ils ne firent aucun sacrifice, ne présentèrent aucune offrande au dieu Adonaï, qu’ils adorèrent depuis. Il est vrai que le Pentateuque ne parle que du veau d’or, dont aucun prophète ne fait mention ; mais ce n’est pas ici le lieu d’éclaircir cette grande difficulté : il suffit de révérer également Moïse, Jérémie, Amos et saint Etienne, qui semblent se contredire, et que les théologiens concilient.

 

          Ce que j’observe seulement, c’est qu’excepté ces temps de guerre et de fanatisme sanguinaire qui éteignent toute humanité, et qui rendent les mœurs, les lois, la religion d’un peuple, l’objet de l’horreur d’un autre peuple, toutes les nations trouvèrent très bon que leurs voisins eussent leurs dieux particuliers, et qu’elles imitèrent souvent le culte et les cérémonies des étrangers.

 

          Les Juifs mêmes, malgré leur horreur pour le reste des hommes, qui s’accrut avec le temps, imitèrent la circoncision des Arabes et des Egyptiens, s’attachèrent, comme ces derniers, à la distinction des viandes, prirent d’eux les ablutions, les processions, les danses sacrées, le bouc Hazazel, la vache rousse. Ils adorèrent souvent le Baal, le Belphégor de leurs autres voisins : tant la nature et la coutume l’emportent presque toujours sur la loi, surtout quand cette loi n’est pas généralement connue du peuple. Ainsi Jacob, petit-fils d’Abraham, ne fit nulle difficulté d’épouser deux sœurs, qui étaient ce que nous appelons idolâtres, et filles d’un père idolâtre. Moïse même épousa la fille d’un prêtre madianite idolâtre. Abraham était fils d’un idolâtre. Le petit-fils de Moïse, Eléazar, fut prêtre idolâtre de la tribu de Dan, idolâtre.

 

          Les peuples les plus policés de l’Asie, en deçà de l’Euphrate, adorèrent les astres. Les Chaldéens, avant le premier Zoroastre, rendaient hommage au soleil, comme firent depuis les Péruviens dans un autre hémisphère. Il faut que cette erreur soit bien naturelle à l’homme, puisqu’elle a eu tant de sectateurs dans l’Asie et dans l’Amérique. Une nation petite et à demi sauvage n’a qu’un protecteur. Devient-elle plus nombreuse, elle augmente le nombre de ses dieux. Les Egyptiens commencent par adorer Isheth, ou Isis, et ils finissent par adorer des chats. Les premiers hommages des Romains agrestes sont pour Mars ; ceux des Romains maîtres de l’Europe sont pour la déesse de l’acte du mariage, pour le dieu des latrines. Et cependant Cicéron, et tous les philosophes, et tous les initiés, reconnaissaient un dieu suprême et tout-puissant. Ils étaient tous revenus, par la raison, au point dont les hommes sauvages étaient partis par instinct.

 

          Les apothéoses ne peuvent avoir été imaginées que très longtemps après les premiers cultes. Il n’est pas naturel de faire d’abord un dieu d’un homme que nous avons vu naître comme nous, souffrir comme nous les maladies, les chagrins, les misères de l’humanité, subir les mêmes besoins humiliants, mourir et devenir la pâture des vers. Mais voici ce qui arriva chez presque toutes les nations, après les révolutions de plusieurs siècles.

 

          Un homme qui avait fait de grandes choses, qui avait rendu des services au genre humain, ne pouvait être, à la vérité, regardé comme un dieu par ceux qui l’avaient vu trembler de la fièvre et aller à la garde-robe ; mais les enthousiastes se persuadèrent qu’ayant des qualités éminentes, il les tenait d’un dieu ; qu’il était fils d’un dieu : ainsi les dieux firent des enfants dans tout le monde ; car, sans compter les rêveries de tant de peuples qui précédèrent les Grecs, Bacchus, Persée, Hercule, Castor, Pollux, furent fils de dieu ; Romulus, fils de dieu ; Alexandre fut déclaré fils de dieu en Egypte ; un certain Odin, chez nos nations du Nord, fils de dieu ; Manco-Capac, fils du soleil au Pérou. L’historien des Mogols, Abulcazi, rapporte qu’une des aïeules de Gengis, nommée Alanku, étant fille, fut grosse d’un rayon céleste. Gengis lui-même passa pour le fils de Dieu ; et lorsque le pape Innocent IV envoya frère Ascelin à Batou-kan, petit-fils de Gengis, ce moine, ne pouvant être présenté qu’à l’un des vizirs, lui dit qu’il venait de la part du vicaire de Dieu ; le ministre répondit : Ce vicaire ignore-t-il qu’il doit des hommages et des tributs au fils de Dieu, le grand Batou-kan, son maître ?

 

          D’un fils de dieu à un dieu il n’y a pas loin chez les hommes amoureux du merveilleux. Il ne faut que deux ou trois générations pour faire partager au fils le domaine de son  père ; ainsi des temples furent élevés, avec le temps, à tous ceux qu’on avait supposés être nés du commerce surnaturel de la divinité avec nos femmes et avec nos filles.

 

          On pourrait faire des volumes sur ce sujet ; mais tous ces volumes se réduisent à deux mots : c’est que le gros du genre humain a été et sera très longtemps insensé et imbécile ; et que peut-être les plus insensés de tous ont été ceux qui ont voulu trouver un sens à ces fables absurdes, et mettre de la raison dans la folie.

 

 

1 – Ou Réphan, ou Chevan, ou Kium, ou Chion, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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