CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 2

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à M. Marin.

 

12 Janvier 1774 (1).

 

 

          Eh bien ! où en est donc cette maudite affaire (2) dans laquelle vous ne deviez entrer pour rien du tout ?

 

          Les deux dragons  (3) ont un peu détourné les yeux du public, qui étaient fixés sur ce Beaumarchais.

 

          On ne se soucie guère à Paris des procès qui se jugent vers le Danube. Le roi de Prusse, qui a des officiers dans l’armée russe, m’a mandé que votre vizir Azem (4) a été complètement battu ; ainsi je ne crois pas qu’on en puisse douter.

 

          Voulez-vous bien avoir la bonté de faire parvenir le petit paquet ci-inclus à M. de Thibouville ?

 

          J’ai des procès aussi ; qui terre a guerre a, et souvent même qui terre n’a pas.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – L’affaire Beaumarchais. (G.A.)

3 – Voyez la lettre à Florian du 6 janvier. (G.A.)

4 – Marin a écrit une Histoire du sultan Saladin. (A. François.)

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian. (1)

 

 

 

          Le vieil oncle trouve que l’on conduit Serin avec science et prudence, et qu’on a connu sa maladie. Il souhaite qu’il y ait des jus d’herbe qui valent mieux que le lait d’ânesse. Cette ânesse a fait du lait avec ce jus d’herbes en lait, en les faisant bouillir dans une chaudière, ce serait un bel art.

 

          La maladie du vieillard continue ; il faut que les orages aient leurs cours.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, 15 Janvier 1774.

 

 

          Vous avez envoyé, mon cher ami, un opéra (1) qui me paraît précisément ce qu’il faut aujourd’hui. C’est un spectacle charmant, c’est un dialogue coupé, ce sont des vers délicieux, faits pour la musique. Partout du sentiment et des tableaux, partout des grâces ; Grétry vous a bien des obligations.

 

          Je vous avais prié de faire de jolis riens, et, au lieu de m’accorder ma requête, vous faites de très jolies choses. Vous me demandez pourquoi je n’ai pas fait imprimer le Spinosa de ce coquin de Sabatier ; c’est qu’il ne me convient pas d’être l’éditeur de Spinosa. Je veux bien qu’on sache que ce calomniateur compose des poisons ; mais ce n’est pas à moi de les faire débiter. Je ne crois pas qu’il y ait un plus lâche maraud que ce Sabatier.

 

          Vous me ferez grand plaisir de me dire s’il est vrai que notre confrère l’abbé de La Ville soit nommé directeur des affaires étrangères, et qu’il soit évêque in partibus infidelium (2). Cela serait plaisant ; mais rien ne doit étonner.

 

          Vous êtes donc comme celui qui avait envie de se marier tous les matins (3), et à qui l’envie en passait l’après-dinée ? Bonsoir, mon très cher successeur.

 

 

1 – Céphale et Procris, ou l’Amour conjugal, musique de Grétry. (G.A.)

2 – Evêque de Tricomie. (G.A.)

3 – Fontenelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Etallonde de Morival.

 

17 Janvier 1774.

 

 

          M. Misopriest (1), monsieur, a reçu votre lettre du 2 de janvier ; il a écrit sur-le-champ à sa majesté. Il lui demande très instamment un congé d’un an pour vous. Il est d’ailleurs instruit de votre situation, et a promis d’avoir soin de vous. M. Misopriest lui répond que vous lui ferez de très belles recrues dans le pays où vous devez rester quelque temps pour vaquer à vos affaires. C’est à une lieue de la Suisse, de la Savoie, de Genève, et de la Franche-Comté ; vous y serez aussi en sûreté qu’à Vesel.

 

          Ne vous adressez ni à père ni à frère. Si vous avez besoin de quelque argent pour aller de Vesel à Genève, vous pourrez en prendre, sur cette simple lettre, chez M. Marc-Michel Rey, à Amsterdam, qui, sur ma signature (Voltaire), vous fournira ce petit viatique avec sa générosité ordinaire, et auquel je rembourserai sur-le-champ cet argent par la voie de Genève. Vous n’aurez pas la plus légère dépense à faire dans le château de Ferney. C’est à vous à voir, monsieur, si vous voulez écrire aussi au roi. Je lui demande un congé d’un an ; je lui promets des recrues (2) ; je lui parle de la passion que vous avez pour son service. Tout serait manqué s’il nous refusait ce congé. C’est de là que dépend votre destinée, à laquelle je m’intéresse bien vivement.

 

 

1 – Pseudonyme de Voltaire, qui veut dire ennemi des prêtres. (G.A.)

2 – Le roi non-seulement dispensa M. de Morival de faire des recrues, mais encore lui recommanda de ne s’occuper que de ses affaires particulières, et lui donna un congé illimité (K.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

17 Janvier 1774 (1).

 

 

          Voici ma réponse dont M. de Tolendal jugera, si sa passion respectable pour la gloire de son père lui permet de juger.

 

          Je n’ai pu parvenir à voir la prétendue lettre d’un prétendu maréchal-de-camp contre le jugement du parlement en faveur de M. de Morangiés. Si vous pouviez, mon cher ami, avoir la bonté de me la procurer, vous me rendriez un grand service.

 

          Je suis fâché que vous ne me disiez rien que de vague sur l’épisode postiche que Beaumarchais a inséré contre vous dans sa comédie ; il me semble que cet étonnant fou n’ait songé qu’à se faire des ennemis. Ses mémoires se font lire beaucoup plus que toutes les pièces nouvelles. Mais ce n’est pas sur de bonnes plaisanteries que le parlement juge, et je ne vois pas, encore une fois, que vous deviez être interrogé juridiquement sur ce que vous n’avez pas dit chez la dame Lépine, à propos de quinze louis que la dame de Goezmann aurait dû rendre, plutôt que de se faire tympaniser en encloîtrer. Tout cela est une farce misérable.

 

          La tragédie des deux dragons est beaucoup plus noble.

 

          Celle de l’abbé de Roussillon est bien abominable. Je connais beaucoup le frère de mademoiselle de Chamflour, que ce tendre amant assassina il y a environ quinze ans. Je crois même que cet Orosmane passa par les Délices en s’en allant en Hollande.

 

          Je vous demande en grâce de vouloir bien faire parvenir ce petit paquet à M. de Thibouville.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

27 Janvier 1774.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, vous remercie d’abord de vos Trois Rois (1). On n’a jamais parlé d’eux plus convenablement ni plus gaiement. L’aventure de Tours est dans un autre goût (2) ; c’est du Crébillon tout pur. Il est vrai que nous avons dans la sainte Ecriture une aventure à peu près pareille. Le patriarche Juda ayant couché avec sa belle-fille, et lui ayant fait un enfant, la condamna à la mort ; mais la sentence ne fut pas exécutée. Si Amnon coucha avec une de ses sœurs, il ne lui donna ensuite que des coups de pied au cul, et ne la tua point. Je ne croyais pas les Tourangeaux si méchants.

 

          Je ne sais si je vous ai conté qu’il y a environ cinquante à soixante ans je trouvai à Tours un procureur du roi qui me dit : « Je ne suis pas du pays ; mais, en passant par Tours il y a vingt-cinq ans, je trouvai le peuple si bon, que j’y fixai mon séjour ; et, depuis que j’y suis, il ne m’est pas passé un seul procès criminel par les mains. »

 

          Je répétais un jour ces paroles à une Tourangeaute, et lui disais : Voyez un peu, madame, il y a vingt-cinq ans qu’il ne s’est commis un crime à Tours. Elle me répondit : « Est-ce qu’il s’en serait commis auparavant ? »

 

          Je suis fondé, sur la réponse de cette bonne femme, à croire que votre salpêtrier n’est point Tourangeau, et que c’est quelque coquin, parent de Fréron ou de l’abbé Sabatier, qui s’est allé établir à Tours. C’est une chose que je veux approfondir.

 

          Pour vos quatre ensorcelés (3), il y a un petit opéra-comique des ensorcelés (4), beaucoup plus plaisant que ces quatre imbéciles. Je suis plus ensorcelé qu’eux, car le diable me berce continuellement, afflige mon corps, et se moque de mon âme ; c’est ce qui fait que je vous écris une si courte lettre, et que je réponds si mal à toutes vos bontés. Je finis en vous assurant que, mort ou vif, je suis à vos ordres.

 

 

1 – Chanson. Voyez la Correspondance de Grimm de février 1774. (G.A.)

2 – Un habitant de Tours, salpêtrier de profession, avait tué sa fille de trois balles dans la poitrine, après lui avoir fait un enfant. (K.)

3 – Une famille entière auprès du Raincy, maison à M. le duc d’Orléans, se disait ensorcelée ; et comme la chose était bien absurde, elle fut crue, et crue par la meilleure compagnie, en 1774. (K.)

4 – Les Ensorcelés, ou Jeannot et Jeannette, par madame Favart, Guérin et Harni. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

28 Janvier 1774.

 

 

          Je n’ai pu remercier plus tôt mon cher ange de toutes ses bontés. Je ne suis pas toujours le maître de mon temps. J’ai été assez violemment malade huit jours de suite, et dans cet état-là, on ne songe guère ni aux Africains, ni aux anciens Romains ; mais je songe toujours à mon cher ange.

 

          Je ne sais pas trop ce que c’est que ces petites familiarités dont vous me parlez. Vous me ferez grand plaisir de m’en instruire quand vous aurez un moment de loisir.

 

          Je n’ai reçu qu’une lettre assez vague de la part de La Harpe. Je suis si peu informé, qu’on ne m’a pas même mandé si c’est Molé qui joue Scipion (1). On dit qu’il n’est pas fait pour jouer seulement le rôle d’un page. Je ne le connais point du tout ; je m’en rapporte à ce que vous en pensez.

 

          Lekain m’écrivit il y a quelque temps. Voulez-vous bien me permettre de mettre ma réponse dans votre paquet ?

 

          Tout le monde dit qu’il s’est surpassé dans le rôle de Massinisse. Je ne crois pourtant pas que cette pièce ait un succès durable. Celle de Mairet était ridicule, celle de Corneille ne valait rien du tout, et celle-ci ne vaut pas grand’chose. Le succès constant est presque toujours dans le sujet, celui de Sophonisbe n’est que difficile.

 

          Je suis encore si faible, et d’ailleurs si peu instruit de l’état présent du tripot, que je ne peux vous rien dire touchant le Code de Minos. Cet ouvrage aurait pu passer dans le temps où il fut fait. C’était un vaudeville moitié polonais, moitié suédois.

 

          Je vous prie, mon cher ange, lorsque vous voudrez bien m’écrire, d’adresser dorénavant vos ordres à Gex. Je rends grâces au bon Dieu de ce que madame d’Argental se porte mieux.

 

 

1 – Dans Sophonisbe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Wargemont.

 

30 Janvier 1774 (1).

 

 

          Vous êtes bien humain et bien généreux, monsieur, de vous souvenir d’un vieil ermite octogénaire, qui a joué de son reste avant de quitter la table de jeu, et qui ne sait encore s’il s’est retiré sur son gain.

 

          Je n’ai qu’une idée très confuse des petits mouvements faits, il y a plus d’un an, en Normandie ; mais j’en ai une très nette des services que vous savez rendre au roi et à l’Etat. Si j’ai renoncé au monde, je n’ai pas certainement renoncé à l’intérêt que je pris à vos succès et à votre gloire, depuis que j’eus l’honneur de vous connaître. Les Normands sont quelquefois aussi difficiles à mener que le parterre de Paris ; mais vous êtes fait pour réussir dans tout ce que vous entreprenez.

 

          L’état où je suis ne me permet pas d’écrire de longues lettres, quoiqu’il ne dérobe rien aux sentiments qui m’attachent à vous. Agréez, monsieur, le sincère respect de votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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