Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 117

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 117

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458 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 17 Mai 1773.

 

 

 

          Si je n’étais pas surchargé d’affaires, j’aurais répondu à votre charmante lettre de toutes les trinités infernales, auxquelles vous avez heureusement échappé ; ce dont je vous félicite. Il faudra attendre le retour de mes voyages ; ce qui sera expédié à peu près vers le milieu du mois prochain.

 

          Quelque pressé que je sois, je ne saurais pourtant m’empêcher de vous dire que la médisance épargne les philosophes aussi peu que les rois. On suppose des raisons à votre dernière maladie qui font autant d’honneur à la vigueur de votre tempérament (1) que vos vers en font à la fraîcheur, ou pour mieux dire, à l’immortalité de votre génie. Continuez de même, et vous surpasserez Mathusalem en toute chose. Il n’eut jamais telle maladie à votre âge ; et je réponds qu’il ne fit jamais de bons vers.

 

          Le philosophe de Sans-Souci salue le patriarche de Ferney. FÉDÉRIC.

 

 

1 –Le bruit courait que Voltaire s’était trouvé en tête à tête avec une fort belle personne, mademoiselle de Saussure. (G.A.)

 

 

 

 

 

459 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 11 Auguste 1773.

 

 

 

          Puisque les trinités sont si fort à la mode, je vous citerai trois raisons qui m’ont empêché de vous répondre plus tôt : mon voyage en Prusse, l’usage des eaux minérales, et l’arrivée de ma nièce, la princesse d’Orange.

 

          Je n’en prends pas moins de part à votre convalescence, et j’aime mieux que vous me rendiez compte en beaux vers de ce qui se passe sur les bords de l’Echéron, que si vous aviez fixé votre séjour dans cette contrée d’où personne encore n’est revenu.

 

          Le vieux baron (1) a été de toutes nos fêtes, et il ne paraissait pas qu’il eût quatre-vingt-six ans. Si le vieux baron s’est échappé de la fatale barque faute de payer le passage, vous avez, à l’exemple d’Orphée, adouci par les doux accords de votre lyre la barbare dureté des commis de l’enfer ; et en tout sens vous devez votre immortalité aux talents enchanteurs que vous possédez.

 

          Vous avez non seulement fait rougir votre nation du cruel arrêt porté contre le chevalier de La Barre, et exécuté ; vous protégez encore les malheureux qui ont été englobés dans la même condamnation. Je vous avouerai que le nom même de ce Morival dont vous me parlez est inconnu. Je m’informerai de sa conduite ; s’il a du mérite, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

 

          Je vois que le public se complaît à exagérer les événements. Thorn ne se trouve point dans la partie qui m’est échue de la Pologne. Je ne vengerai point le massacre des innocents, dont les prêtres de cette ville ont à rougir ; mais j’érigerai dans une petite ville de la Varmie (2) un monument sur le tombeau du fameux Copernic, qui s’y trouve enterré. Croyez-moi, il vaut mieux, quand on le peut, récompenser que punir, rendre des hommages au génie, que venger des atrocités depuis longtemps commises.

 

          Il m’est tombé entre les mains un ouvrage de défunt Helvétius, sur l’Education (3) ; je suis fâché que cet honnête homme ne l’ait pas corrigé, pour le purger de pensées fausses et de concetti qui me semblent on ne saurait plus déplacés dans un ouvrage de philosophie. Il veut prouver, sans pouvoir en venir à bout, que les hommes sont également doués d’esprit, et que l’éducation peut tout. Malheureusement l’expérience, ce grand maître, lui est contraire et combat les principes qu’il s’efforce d’établir. Pour moi, je n’ai qu’à me louer de l’idée trop avantageuse qu’il avait de ma personne (4). Je voudrais la mériter.

 

          Je ne sais comment pense le roi de Pologne, encore moins quand la diète finira. Je vous garantirai toujours à bon compte qu’il n’y aura pas de nouveaux troubles occasionnés par ce qui se passe dans ce royaume.

 

          Vous vivrez encore longtemps, l’honneur des lettres et le fléau de l’inf… ; et si je ne vous vois pas facie ad faciem, les yeux de l’esprit ne détournent point leurs regards de votre personne, et mes vœux vous accompagnent partout. Le solitaire de Sans-Souci.

 

 

1 – Pœllnitz. (G.A.)

2 – A Frauenberg. (G.A.)

3 – De l’Homme et de son éducation.(G.A.)

4 – Helvétius met Frédéric au nombre des grands rois. (G.A.)

 

 

 

 

 

460 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, le 4 Septembre 1773.

 

 

 

          Sire, si votre vieux baron a bien dansé à l’âge de quatre-vingt-six ans, je me flatte que vous danserez mieux que lui à cent ans révolus. Il est juste que vous dansiez longtemps au son de votre flûte (1) et de votre lyre, après avoir fait danser tant de monde, soit en cadence, soit hors de cadence, au son de vos trompettes. Il est vrai que ce n’est pas la coutume des gens de votre espèce de vivre longtemps. Charles XII, qui aurait été un excellent capitaine dans un de vos régiments ; Gustave-Adolphe, qui eût été un de vos généraux ; Valstein, à qui vous n’eussiez pas confié vos armées ; le grand-électeur, qui était plutôt un précurseur de grand : tout cela n’a pas vécu âge d’homme (2). Vous savez ce qui arriva à César, qui avait autant d’esprit que vous ; et à Alexandre, qui devint ivrogne n’ayant plus rien à faire : mais vous vivrez longtemps malgré vos accès de goutte, parce que vous êtes sobre, et que vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu’il vous dévore.

 

          Je suis fâché que Thor n’appartienne point à votre majesté ; mais je suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous votre domination. Elevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil, remis par lui à sa place, le salue tous les jours à midi de ses rayons joints aux vôtres.

 

          Je suis très touché qu’en honorant les morts, vous protégiez les malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Vesel lieutenant dans un de vos régiments : son véritable nom n’est point Morival, c’est d’Etallonde ; il est fils d’un président d’Abbeville. Copernic n’aurait été qu’excommunié s’il avait survécu au livre où il démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil ; mais d’Etallonde, à l’âge de quinze ans, a été condamné par des Iroquois d’Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l’amputation du poing et de la langue, et à être brûlé à petit feu avec le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant-général de nos armées, pour n’avoir point salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson ; et un parlement de Paris a confirmé cette sentence, pour que les évêques de France ne leur reprochassent plus d’être sans religion : ces messieurs du parlement se firent assassins, afin de passer pour chrétiens.

 

          Je demande pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables juges, qui méritaient qu’on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs de lis, et qu’on étendît leur peau sur ces fleurs. Si d’Etallonde, connu dans vos troupes sous le nom de Morival, est un garçon de mérite, comme on me l’assure, daignez le favoriser. Puisse-t-il venir un jour dans Abbeville, à la tête d’une compagnie, fait trembler ses détestables juges, et leur pardonner !

 

          Le jugement que vous portez sur l’œuvre posthume d’Helvétius ne me surprend pas ; je m’y attendais : vous n’aimez que le vrai. Son ouvrage est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie ; j’ai vu avec douleur que ce n’était que du fatras, un amas indigeste de vérités triviales, et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale, c’est la justice que l’auteur vous rend ; mais il n’y a plus de mérite à cela. On trouve d’ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits diamants brillants semés çà et là. Ils m’ont fait grand plaisir, et m’ont consolé des défauts de tout l’ensemble.

 

          Je ne sais si je me trompe sur le roi de Pologne, mais je trouve qu’il a bien fait de se confier à votre majesté. Il a bien justifié l’ancien proverbe des Grecs, La moitié vaut mieux que le tout. Il lui en restera toujours assez pour être heureux. Où en serions-nous s’il n’y avait de félicité dans ce monde que pour ceux qui possèdent trois cents lieues de pays en long et en large ? Moustapha en a trop ; je voudrais toujours qu’on le débarrassât de la fatigue de gouverner une partie de l’Europe. On a beau dire qu’il faut que la religion mahométane contre-balance la religion grecque, et que la religion grecque soit un contre-poids à la religion papiste, je voudrais que vous servissiez vous-même de contre-poids. Je suis toujours affligé de voir un bacha fouler aux pieds la cendre de Thémistocle et d’Alciviade. Cela me fait autant de peine que de voir des cardinaux caresser leurs mignons sur le tombeau de Marc-Aurèle.

 

          Sérieusement, je ne conçois pas comment l’impératrice-reine n’a pas vendu sa vaisselle, et donné son dernier écu à son fils l’empereur (3) votre ami (s’il y a des amis parmi vous autres), pour qu’il aille à la tête d’une armée attendre Catherine II à Andrinople. Cette entreprise me paraissait si naturelle, si aisée, si convenable, si belle, que je ne vois pas même pourquoi elle n’a pas été exécutée ; bien entendu qu’il y aurait eu pour votre majesté un gros pot-de-vin dans ce marché. Chacun a sa chimère, voilà la mienne ;

 

Après quoi je rentre en moi-même,

Et suis Gros-Jean comme devant.

 

LA FONTAINE.

 

          Gros-Jean, dans sa retraite, plantant, défrichant, bâtissant, établissant une petite colonie, travaillant, ruminant, doutant, radotant, souffrant, mourant, vous regrettant très sincèrement, se met à vos pieds en vous admirant.

 

 

1 – Frédéric jouait fort bien de cet instrument. (G.A.)

2 – Frédéric-Guillaume, le grand-électeur de Brandebourg, vécut âge d’homme, puisque né en 1620 il mourut en 1688. (G.A.)

3 – Joseph II. (G.A.)

 

 

 

 

 

461 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 22 Septembre 1773.

 

 

 

          Sire, il faut que je vous dise que j’ai bien senti ces jours-ci, malgré tous mes caprices passés, combien je suis attaché à votre majesté et à votre maison. Madame la duchesse de Virtembert, ayant eu, comme tant d’autres, la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et que le médecin Tissot la donne à qui la paie, a fait, comme vous savez, le voyage de Lausanne ; et moi qui suis plus véritablement malade qu’elle, et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape, je n’ai pas eu la force de sortir de chez moi. Madame de Virtemberg, instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de madame la margrave de Bareith sa mère, a daigné venir dans mon ermitage, et y passer deux jours. Je l’aurais reconnue, quand même je n’aurais pas été averti : elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux.

 

          Vous autres héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas subjuguer par l’attendrissement ; vous l’éprouvez tout comme nous, mais vous gardez votre décorum. Pour nous autre chétifs mortels, nous cédons à toutes les impressions : je me mis à pleurer en lui parlant de vous et de madame la princesse sa mère ; et quoiqu’elle soit la nièce du premier capitaine de l’Europe, elle ne put retenir ses larmes. Il me paraît qu’elle a l’esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle vous est plus attachée qu’à son mari. Elle s’en retourne, je crois, à Bareith, où elle trouvera une autre princesse d’un genre différent (1) ; c’est mademoiselle Clairon, qui cultive l’histoire naturelle, et qui est la philosophe de monsieur le margrave (2).

 

          Pour vous, sire je ne sais où vous êtes actuellement, les gazettes vous font toujours courir. J’ignore si vous donnez des bénédictions dans un des évêchés de vos nouveaux Etats, ou dans votre abbaye d’Oliva : ce que je souhaite passionnément, c’est que les dissidents se multiplient sous vos étendards. On dit que plusieurs jésuites se sont fait sociniens : Dieu leur en fasse la grâce : il serait plaisant qu’ils bâtissent une église à saint Servet ; il ne nous manque plus que cette révolution.

 

          Je renonce à mes belles espérances de voir les mahométans chassés de l’Europe, et l’éloquence, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, renaissantes dans Athènes ; ni vous, ni l’empereur, ne voulez courir au Bosphore ; vous laissez battre les Russes à Silistrie, et mon impératrice s’affermir pour quelque temps dans le pays de Thoas et d’Iphigénie (3). Enfin, vous ne voulez point faire de croisade. Je vous crois très supérieur à Godefroi de Bouillon : vous auriez eu par-dessus lui le plaisir de vous moquer des Turcs en jolis vers, tout aussi bien que des confédérés polonais ; mais je vois bien que vous ne vous souciez d’aucune Jérusalem, ni de la terrestre, ni de la céleste : c’est bien dommage.

 

          Le vieux malade de Ferney est toujours aux pieds de votre majesté ; il est bien fâché de ne plus s’entretenir de vous avec madame la duchesse de Virtemberg, qui vous adore. Le vieux malade.

 

 

1 – Une princesse de théâtre. (G.A.)

2 – Après la mort de M. de Valbelle, mademoiselle Clairon était devenue la maîtresse du margrave d’Anspach. (G.A.)

3 – En Crimée. (G.A.)

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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