CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 16

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à M. Marmontel.

 

21 Juin 1771.

 

 

          Il y a si longtemps, mon très cher confrère, que je vous ai envoyé trois tomes des Questions sur l’Encyclopédie, qu’il faut que vous ne les ayez pas reçus. J’en ai encore deux autres à mettre dans votre petite bibliothèque ; et comme il est souvent question de vous dans ces volumes, j’ai fort à cœur que vous les ayez ; mais je ne sais comment m’y prendre.

 

          Je dois vous dire que vous avez dans le Nord une héroïne qui combat pour vous ; c’est madame la princesse Daschkof (1), assez connue par des actions qui passeront à la postérité. Voici comme elle parle de votre chère Sorbonne, dans son Examen du Voyage de l’abbé Chappe en Sibérie : « La Sorbonne nous est connue par deux anecdotes. La première, lorsqu’en l’année 1717, elle s’illustra en présentant à Pierre-le-Grand les moyens de soumettre la Russie au pape : la seconde, par sa prudente et spirituelle condamnation du Bélisaire  de M. de Marmontel, en 1767. Vous pouvez juger, par ces deux traits, de la profonde vénération que tout homme qui a le sens commun doit avoir pour un corps aussi respectable, qui plus d’une fois a condamné le pour et le contre. »

 

          J’ai eu deux jours cette très étonnante princesse à Ferney ; cela ne ressemble point à vos dames de Paris : j’ai cru voir Thomyris qui parle français.

 

          Je vous prie, quand vous verrez quelque premier commis des bureaux, de lui demander pourquoi on parle notre langue à Moscou et à Yassi. Pour moi, je crois qu’on en a plus d’obligation à votre Bélisaire et autres ouvrages semblables, qu’à nos lettres de cachet.

 

          Est-il vrai que nous aurons bientôt vos Incas ? est-ce dans leur patrie qu’il faut chercher le bien-être ? Je suis bien sûr que j’y trouverai le plaisir ; c’est ce que je trouve rarement dans les livres qui me viennent de France : j’ai grand besoin des vôtres.

 

          Avez-vous vu la Dunciade et l’Homme dangereux, etc., en trois volumes ? Il y a bien de la différence entre chercher la plaisanterie et être plaisant.

 

          Bonsoir, mon très cher confrère ; souvenez-vous de moi avec ceux qui s’en souviennent, et aimez toujours un peu votre plus ancien ami. Madame Denis vous fait mille tendres compliments.

 

 

1 – La complice de Catherine II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Mignot.

 

A Ferney, 24 Juin 1771.

 

 

          Du temps de la Fronde, mon cher ami, on criait bien autrement contre les sages attachés à la bonne cause ; mais, avec le temps, la guerre de la Fronde fut regardée comme le délire le plus ridicule qui ait jamais tourné les têtes de nos Welches impétueux et frivoles.

 

          Je ne donne pas deux années aux ennemis de la raison et de l’Etat pour rentrer dans leur bon sens.

 

          Je ne donne pas six mois pour qu’on bénisse M. le chancelier de nous avoir délivrés de trois cents procureurs. Il y a vingt-quatre ans que le roi de Prusse en fit autant : cette opération augmenta le nombre des agriculteurs, et diminua le nombre des chenilles.

 

          Vous avez fait une belle œuvre de surérogation, en remettant votre place de juge de la caisse d’amortissement, et je ne crois pas cette caisse bien garnie ; mais enfin vous résignez quatre mille livres d’appointements : cela est d’autant plus beau que la faction ne vous en saura aucun gré. Quand les esprits sont échauffés, on aurait beau faire des miracles, les pharisiens n’en crient pas moins Tolle ! mais cela n’a qu’un temps.

 

          Je vois la bataille avec tranquillité, du haut de mes montagnes de neige, et je lève mes vieilles mains au ciel pour la bonne cause. Je suis très persuadé que M. le chancelier remportera une victoire complète, et qu’on aimera le vainqueur.

 

          Je suis fâché qu’on laisse courir plusieurs brochures peu dignes de la gravité de la cause, et du respect que l’on doit au général de l’armée. J’en ai vu une qu’on appelle le Coup de peigne d’un maître perruquier, dans laquelle on propose de faire mettre à Saint-Lazare tous les anciens conseillers du Châtelet, et de les faire fesser par les frères. Cette plaisanterie un peu grossière ne me paraît pas convenable dans un temps où presque tout le royaume est dans l’effervescence et dans la consternation.

 

          Je serais encore plus fâché qu’on vous proposât, dans le moment présent, des impôts à enregistrer.

 

          J’avoue que je ne conçois pas comment, après neuf années de paix, on a besoin de mettre de nouveaux impôts. Il me semble qu’il y aurait des ressources plus promptes, plus sûres, et moins odieuses ; mais il ne m’appartient pas de mettre le nez dans ce sanctuaire, qui est plus rempli d’épines que d’argent comptant.

 

          On parle d’un nouvel arrêté du parlement de Dijon, plus violent que le premier ; mais je ne l’ai point vu.

 

          Il faut que je vous dise que j’ai un ami intime à Angoulême : c’est M. le marquis d’Argence, non pas le d’Argens de Provence qui a fait tant d’ouvrages, mais un brigadier des armées du roi, qui a beaucoup de mérite et beaucoup de crédit dans sa province. Il prétend que le présidial de cette ville ne voulait point enregistrer ; il prétend que je lui ai écrit ces mots : « Le droit est certainement du côté du roi ; sa fermeté et sa clémence rendront ce droit respectable. » Il prétend qu’il a lu son texte pour obtenir l’enregistrement.

 

          Je ne crois point du tout être homme à servir de texte ; je n’ai point cette vanité, mais j’ai beaucoup de bonne volonté.

 

          Nous sommes bien contents, votre sœur et moi, de votre Turquie (1). Nous ne pensons point du tout que le gouvernement des Moustapha, des Mahomet et des Orcan, ait le moindre rapport avec notre monarchie gouvernée par les lois, et surtout par les mœurs. Votre conduite n’a certainement pas démenti vos opinions. Notre pauvre d’Hornoy me paraît toujours très affligé (2). Il est heureux, il est jeune ; le temps change tout. Nous vous embrassons bien tendrement.

 

 

1 – Histoire de l’empire ottoman. (G.A.)

2 – Il était toujours exilé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Pomme.

 

A Ferney, ce 27 Juin 1771.

 

 

          Madame R… (1), monsieur, qui habite dans mon désert, et qui est possédée depuis longtemps du même démon que l’hémorroïsse (2), n’est pas encore guérie par vos délayants ; mais ces sortes de démons ne se chassent qu’avec le temps, et je vous tiens toujours pour un très bon exorciste.

 

          Je crois bien que vous rencontrerez dans votre chemin des scribes et des pharisiens qui tâcheront de décrier vos miracles ; mais, quoi qu’ils fassent, votre royaume est de ce monde. Pour moi , je suis possédé d’un démon qui me rend les yeux aussi rouges que les fêtes mobiles dans les almanachs, et qui m’ôte presque entièrement la vue ; mais je me ferai lire avec grand plaisir tout ce que vous écrirez contre les ennemis de votre doctrine. J’ai de la foi à votre évangile, quoique les gens de mon âge soient difficiles à persuader.

 

 

1 – M. Beuchot croit qu’il s’agit de madame Rilliet. (G.A.)

2 – Femme malade d’un flux de sang, guérie pour avoir touché la robe du Christ.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

30 Juin 1771.

 

 

          Croyez-moi, madame, si quelque chose dépend de nous, tâchons tous deux de ne point prendre d’humeur. C’est ce que nous pouvons faire de mieux à notre âge, et dans le triste état où nous sommes.

 

          Vous me laissez deviner tout ce que vous pensez ; mais pardonnez-moi aussi mes idées. Trouvez bon que je condamne des gens que j’ai toujours condamnés, et qui se sont souillés en cannibales du sang de l’innocent et du faible. Tout mon étonnement est que la nation ait oublié les atrocités de ces barbares. Comme j’ai été un peu persécuté par eux, je suis en droit de les détester ; mais il me suffit de leur rendre justice. Rendez-là moi, madame, après cinquante années de connaissance ou d’amitié.

 

          J’avais infiniment à cœur que votre grand’maman et son mari fussent persuadés de mes sentiments. Je ne vois pas pourquoi vous ne leur avez pas envoyé cette septième page (1), et il est très triste pour moi qu’elle leur vienne par d’autres.

 

          Votre dernière lettre me laisse dans la persuasion que vous êtes fâchée, et dans la crainte que votre grand’maman ne le soit ; mais je vous avertis toutes deux que je m’enveloppe dans mon innocence ; je n’ai écouté que les mouvements de mon cœur ; n’ayant rien à me reprocher, je ne me justifierai plus. Il y a d’ailleurs tant de sujets de s’affliger, qu’il ne s’en faut pas faire de nouveaux.

 

          Je n’aurais pas la cruauté d’être en colère contre vous. Je vous plains, je vous pardonne, et je vous souhaite tout ce que la nature et la destinée vous refusent aussi bien qu’à moi.

 

          Pardonnez-moi de même l’affliction que je vous témoigne, en faveur de l’attachement qui ne finira qu’avec ma vie, laquelle finira bientôt.

 

 

1 – Voyez au 1er juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gabriel Cramer.

 

 

 

          Je viens d’ouvrir, pour la première fois, le dix-huitième volume de mes prétendues Œuvres complètes. Si vous m’aviez consulté, je vous aurais prié de me laisser faire un choix, et de ne pas vous ruiner à donner tant d’ouvrages indignes d’être lus. Je  vous ai dit plus d’une fois qu’on ne va point à la postérité avec un si prodigieux bagage ; vous ne m’avez pas voulu croire. Mais pourquoi ajoutez-vous à mes rapsodies d’autres rapsodies qui ne sont pas de moi ? pourquoi, par exemple, imprimez-vous une lettre à un M. de B*** que je n’ai pas l’honneur de connaître ? pourquoi m’imputez-vous des vers tels que ceux qui sont à la page 446 ? J’ai arraché cette feuille, et je vous la renvoie : vous en rougirez.

 

          Vous ne voulez pas me rendre ridicule, et déshonorer votre presse. Y a-t-il un moyen de sauver votre honneur et le mien ? ce serait de faire des cartons, et de tâcher de substituer quelque chose de passable aux impertinences barbares qu’on m’attribue.

 

          Si vous saviez combien on méprise tout ce fatras de petits vers de société, vous ne vous donneriez pas la peine honteuse de les recueillir.

 

          Quelle rage et quel intérêt mal entendu. Ne vaut-il pas mieux resserrer un volume que de l’augmenter par des inepties qui le décréditent ? On a imprimé à Lausanne, sous mon nom, trente pièces de vers que le cocher de Vertamon désavouerait. On croit, parce que vous êtes mon voisin, que c’est moi qui dirige votre imprimerie, et que je vous fournis ces platitudes ainsi qu’aux libraires de Lausanne. On dit, on imprime que je vous vends mes ouvrages, et vous laissez courir ces calomnies ! Vous imprimez tout ce qu’on ramasse et qu’on m’impute. Je ne reconnais là ni votre goût ni votre amitié.

 

          S’il en est encore temps, jetez au feu ces bêtises, indignes de vous et de moi.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er Juillet 1771.

 

 

          Je n’écris plus ; je suis devenu en peu de temps incapable de tout ; je suis tombé très lourdement, après avoir fait encore quelques tours de passe-passe.

 

          Mon cher ange est prié de me renvoyer les Pélopides de ce jeune homme ; car je ne veux plus entendre parler de ces momeries dans un temps où le goût est entièrement perdu à la cour et égaré à la ville. Il ne reste plus rien du dernier siècle ; il est enterré, et je m’enterre aussi.

 

          Je remercie infiniment madame d’Argental d’avoir fait parvenir à madame Corbi les imprécations (1) contre les cannibales en robe qui se sont souillés tant de fois du sang innocent, et qu’on a la bêtise de regretter. Il était digne de notre nation de singes de regarder nos assassins comme nos protecteurs. Nous sommes des mouches qui prenons le parti des araignées.

 

          Je sais bien qu’il y a des torts de tous les côtés ; cela ne peut être autrement dans un pays sans principes et sans règles.

 

          On dit que les fortunes des particuliers se sentiront de la confusion générale ; il le faut bien, et je m’y attends. Ma colonie sera détruite, mes avances perdues, toutes mes belles illusions évanouies.

 

          Je crois que mon ange a été sollicité de parler à M. de Monteynard en faveur de douze mille braves gens qui sont, je ne sais pourquoi, esclaves de vingt chanoines. On ne sait point à Paris qu’il y a encore des provinces où l’on est fort au-dessous des Cafres et des Hottentots.

 

          Mon cher ange aura sans doute fait sentir à M. de Monteynard tout l’excès d’horreur et de ridicule que douze mille hommes utiles à l’Etat, soient esclaves de vingt fainéants, chanoines, remués (2) de moines. M. de Monteynard a trop de raison pour ne pas être révolté d’un si abominable abus.

 

          Que dirai-je d’ailleurs à mes anges, du fond de mes déserts ? qu’il y a deux solitaires qui leur sont attachés plus tendrement que jamais, et pour toute leur vie.

 

 

1 – Il s’agit toujours de l’opuscule intitulé : les Peuples aux parlements. (G.A.)

2 – Issus. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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