CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 31

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 31

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à Madame la marquise du Deffand.

 

6 Septembre 1769.

 

 

          Je viens de faire ce que vous voulez, madame ; vous savez que je me fais toujours lire pendant mon dîner. On m’a lu un éloge de Molière qui durera autant que la langue française : c’est le Tartufe.

 

          Je n’ai point lu celui qui a été couronné (1) à l’Académie française. Les prix institués pour encourager les jeunes gens sont très bien imaginés. On n’exige pas d’eux des ouvrages parfaits ; mais ils en étudient mieux la langue ; ils la parlent plus exactement, et cet usage empêche que nous ne tombions dans une barbarie complète.

 

          Les Anglais n’ont pas besoin de travailler pour des prix ; mais il n’y a pas chez eux de bon ouvrage sans récompense : cela vaut mieux que des discours académiques. Ces discours sont précisément comme les thèmes que l’on fait au collège : ils n’influent en rien sur le goût de la nation. Ce qui a corrompu le goût, c’est principalement le théâtre, où l’on applaudit à des pièces qu’on ne peut lire ; c’est la manie de donner des exemples ; c’est la facilité de faire des choses médiocres, en pillant le siècle passé, et se croyant supérieur à lui.

 

 

          Je prouverais bien que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du Siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais qu’on faisait du temps de Boileau, de Racine, et de Molière, parce que, dans ces plats ouvrages d’aujourd’hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des auteurs du règne du bon goût. Nous ressemblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridiculement les habits qu’ils ont dérobés, de peur qu’on ne les reconnaisse. A cette friponnerie s’est jointe la rage de la dissertation et celle du paradoxe. Le tout compose une impertinence qui est d’un ennui mortel.

 

          Je vous promets bien, madame, de prendre toutes ces sottises en considération l’hiver prochain, si je suis en vie, et de faire voir à mes chers compatriotes que, de Français qu’ils étaient, ils sont devenus Welches.

 

          Ce sont les derniers chapitres que vous avez lus qui sont assurément d’une autre main, et d’une main très maladroite. Il n’y a ni vérité dans les faits, ni pureté dans le style. Ce sont des guenilles qu’on a cousues à une bonne étoffe.

 

          On va faire une nouvelle édition des Guèbre, que j’aurai l’honneur de vous envoyer. Criez bien fort pour ces bons Guèbres, madame ; criez, faites crier, dites combien il serait ridicule de ne point jouer une pièce si honnête, tandis qu’on représente tous les jours le Tartufe.

 

          Ce n’est pas assez de haïr le mauvais goût, il faut détester les hypocrites et les persécuteurs ; il faut les rendre odieux, et en purger la terre. Vous ne détestez pas assez ces monstres-là. Je vois que vous ne haïssez que ceux qui vous ennuient. Mais pourquoi ne pas haïr aussi ceux qui ont voulu vous tromper et vous gouverner ? ne sont-ils pas d’ailleurs cent fois plus ennuyeux que tous les discours académiques ? et n’est-ce pas là un crime dont vous devez les punir ? mais, en même temps, n’oubliez pas d’aimer un peu le vieux solitaire, qui vous sera tendrement attaché tant qu’il vivra.

 

          Vous savez que votre grand’maman m’a envoyé un soulier d’un pied de roi de longueur. Je lui ai envoyé une paire de bas de soie qui entrerait à peine dans le pied d’une dame chinoise. Cette paire de bas, c’est moi qui l’ai faite ; j’y ai travaillé avec un fils de Calas. J’ai trouvé le secret d’avoir des vers à soie dans un pays tout couvert de neiges sept mois de l’année ; et ma soie, dans mon climat barbare, est meilleure que celle d’Italie. J’ai voulu que le mari de votre grand-maman, qui fonde actuellement une colonie dans notre voisinage, vît par ses yeux que l’on peut avoir des manufactures dans notre climat horrible.

 

          Je suis bien las d’être aveugle tous les hivers ; mais je ne dois pas me plaindre devant vous. Je serais comme ce sot de prêtre qui osait crier, parce que les Espagnols le faisaient brûler en présence de son empereur, qu’on brûlait aussi. Vous me diriez comme l’empereur (2) : Et moi, suis-je sur un lit de roses ?

 

          Vous êtes malheureuse toute l’année, et moi, je ne le suis que quatre mois : je suis bien loin de murmurer, je ne plains que vous. Pourquoi les causes secondes vous ont-elles si maltraitée ? pourquoi donner l’être, sans donner le bien-être ? c’est là ce qui est cruel. Adieu, madame ; consolons-nous.

 

 

1 – Eloge de Molière, par Chamfort. (G.A.)

2 – Guatimozin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

6 Septembre 1769.

 

 

          Plus je pense à cet ouvrage (1), mon cher ami, plus je crois qu’il serait très important de le jouer en public. Je vous enverrai incessamment quelques exemplaires de l’édition de Genève corrigée. Je voudrais auparavant être instruit des motifs de refus de M. de La Verpillière (2). Il faut savoir surtout s’il a consulté M. l’archevêque (3), ou s’il a seulement craint de le choquer. Il me semble que l’archevêque n’a rien du tout à démêler avec des prêtres de Pluton, attendu qu’il a été assez longtemps prêtre de Vénus, et que ces deux divinités ne se rencontrent jamais ensemble. De plus, votre archevêque est réputé chrétien, et par conséquent il ne peut prendre le parti des prêtres païens. J’ajoute à ces raisons qu’il est mon confrère à l’Académie française ou françoise ; mais mon meilleur argument est que je l’ai connu homme de beaucoup d’esprit, et infiniment aimable.

 

          Me conseilleriez-vous de lui écrire en faveur de l’auteur de cette pièce qui m’est dédiée, et de le prier seulement d’ignorer si on la joue ? Je ne ferai cette démarche qu’en cas que M. de La Verpillière fût disposé à la laisser jouer ; et j’attendrai vos avis pour me conduire.

 

          Mandez-moi, je vous prie, si mon roman peut devenir une réalité ; si madame Lobreau (4) peut faire jouer une pièce nouvelle de son autorité privée si elle est discrète ; si on peut avoir déjà à Lyon l’édition de Paris ; s’il y a quelques acteurs qu’on puisse débarbariser et déprovincialiser. Savez-vous bien que je serais homme à me rendre incognito à Lyon ? Nous verrions ensemble comment il faudrait s’y prendre pour former des acteurs ; nous ne dirions d’abord notre secret qu’à la directrice. Je crois qu’il n’y a dans sa troupe aucun comédien qui me connaisse : la chose est délicate, mais on peut la tenter. Vous pourriez me trouver quelque petit appartement bien ignoré ; j’y viendrais en habit noir, comme un vieux avocat de vos parents et de vos amis. Le pis qui pourrait m’arriver serait d’être reconnu, et il n’y aurait pas grand mal.

 

          Cette idée m’amuse. Qu’a-t-on à faire dans cette courte vie que de s’amuser ? Mais une considération bien plus forte m’occupe : je voudrais vous voir, causer avec vous, et oublier les sottises de ce monde dans le sein de la philosophie et de l’amitié. Les fidèles faisaient autrefois de plus longs voyages pour se consoler de la persécution.

 

          Au reste, le petit troupeau de sages augmente tous les jours ; mais le grand troupeau de fanatiques frappe toujours de la corne, et mugit contre les bergers du petit troupeau. Je vous embrasse en frère.

 

 

1 – Les Guèbres. (G.A.)

2 – Prévôt des marchands de Lyon. (G.A.)

3 – Montazet. (G.A.)

4 – Directrice du théâtre de Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

6 Septembre 1769.

 

 

          Voici le fait, mon cher ami : M. de Sartines a fait imprimer les Guèbres par Lacombe, mais il ne veut pas être compromis. Les ministres souhaitent qu’on la joue, mais ils veulent qu’on la représente d’abord en province. On en donne, cette semaine, une représentation à Orangis (1), à deux lieues de Paris. Vous pouvez compter sur la vérité de ce que je vous mande.

 

          Tout bien considéré, M. de Flesselles (2) pourrait écrire à M. de Sartines. Il est certain qu’il répondra favorablement. Je vous réponds de même de M. le duc de Choiseul, de M. le duc de Praslin, de M. le chancelier. A l’égard du roi, il ne se mêle en aucune manière de ces bagatelles.

 

          J’ai fait réflexion qu’il faut bien se donner de garde de fournir à un évêque, quel qu’il soit, le prétexte de se flatter qu’on doive le consulter sur les divertissements publics ou particuliers. On joue tous les jours le Tartufe sans faire aux prêtres le moindre compliment ; ils ne doivent se mêler en rien de ce qui ne regarde pas l’Eglise ; c’est la maxime du conseil du roi et de toutes les juridictions du royaume. Le temps est passé où les hypocrites gouvernaient les sots. Il faut détruire aujourd’hui un pouvoir aussi odieux que ridicule. On ne peut mieux parvenir à ce but qu’en jouant les Guèbres, qui rendent la persécution exécrable, sans que ceux qui veulent être persécuteurs puissent se plaindre.

 

          On fit très mal, à mon avis, de priver la ville de Lyon de l’usage où elle était de donner une petite fête le premier dimanche du carême, et de craindre les menaces que faisait un certain homme (3) d’écrire à la cour. Soyez très sûr que le corps de ville l’aurait emporté sur lui sans difficulté, et que ses lettres à la cour ne feraient pas plus d’effet que les excommunications de Rezzonico (4). Je ne connais pas quel rapport le parlement de Bretagne peut avoir avec l’intendant de Lyon ; mais je conçois très bien qu’il vaut mieux jouer une tragédie que de donner à jouer à des jeux de hasard ruineux, qui doivent être ignorés dans une ville de manufactures.

 

          Au reste, rien ne presse. Ce petit divertissement sera aussi bon en novembre qu’en septembre. Je ne sais, mon cher ami, si ma santé me permettra de faire le voyage dans la plus grande retraite, que je n’y vienne que pour consulter des médecins, et que je ne fasse absolument aucune visite. Je me meurs d’envie de vous embrasser.

 

N.B. – Ne soyez point étonné que les évêques espagnols aillent publiquement à la comédie ; c’est l’usage. Les prêtres espagnols sont en cela plus sensés que les nôtres. Il y a plusieurs pièces de théâtre à Madrid qui finissent par Ite, comœdia est. Alors chacun fait le signe de la croix, et va souper avec sa maîtresse.

 

 

1 – Près de Petit-Bourg. (G.A.)

2 – Alors intendant de Lyon. (G.A.)

3 – L’archevêque de Lyon. (G.A.)

4 – Clément XIII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Septembre 1769.

 

 

          Non vraiment, on ne s’est point adressé à l’archevêque de Lyon, mon cher ange ; mais on a craint de lui déplaire : c’est pure poltronnerie au prévôt des marchands. L’intendant veut faire jouer la pièce à sa maison de campagne ; mais cette maison est tout auprès de celle du prélat, et on ne sait encore s’il osera élever l’autel de Baal contre l’autel d’Adonaï. Les petites additions aux Guèbres ne sont pas fort essentielles. Je les ai pourtant envoyées à La Harpe. Il y a deux vers qu’il ne sera pas fâché de prononcer ; c’est en parlant des marauds d’Apamée :

 

Ils ont, pour se défendre et pour nous accabler,

César, qu’ils ont séduit, et Dieu, qu’ils font parler.

 

Act. II, sc. VI.

 

Le seul moyen, de faire jouer cette pièce, ce serait de détruire entièrement dans l’esprit des honnêtes gens la rage de l’allégorie. Ce sont nos amis qui nous perdent. Les prêtres ne demanderaient pas mieux que de pouvoir dire : Ceci ne nous regarde pas, nous ne sommes pas chanoines d’Apamée, nous ne voulons point faire brûler les petites filles. Nos amis ne cessent de leur dire : Vous ne valez pas mieux que les prêtres de Pluton ; vous seriez, dans l’occasion, plus méchants qu’eux. Si on ne le leur dit pas en face, on le dit si haut que tous les échos le répètent.

 

          Enfin je ne joue pas heureusement, et il faut que je me retire tout à fait du jeu.

 

          Je vois bien que Pandore a fait coupe-gorge. Il est fort aisé de faire ordonner par Jupiter à la dame Némésis d’emprunter les chausses de Mercure, et son chapeau, et ses talonnières ; mais le reste m’est impossible :

 

Tu nihil invita dices faciesve Minerva.

 

De Art poet.

 

          Ce sont de ces commandements de Dieu que les justes ne peuvent exécuter.

 

          J’ai reçu une lettre d’un sénateur de Venise, qui me mande que tous les honnêtes gens de son pays pensent comme moi. La lumière s’étend de tous côtés ; cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore. A l’égard de celui de Martin, ce n’est pas à moi de le venger ; tout ce que je puis dire, mon cher ange, c’est qu’il y a des tigres parmi les singes ; les uns dansent, les autres dévorent. Voilà le monde, ou du moins le monde des Welches ; mais je veux faire comme Dieu, pardonner à Sodome, s’il y a dix justes comme vous. Mille tendres respects à mes deux anges.

 

 

 

 

 

à M. Tabareau.

 

13 Septembre 1769 (1).

 

 

          Je ne vous appellerai plus mon cher ami, puisque vous m’appeler monsieur. Mais je prie instamment votre raison, votre zèle pour la bonne cause et vos bontés pour moi, de confondre le fanatisme des sots et d’enhardir la timidité des sages.

 

          On me mande que les Guèbres doivent être joués à Fontainebleau, mais j’en doute beaucoup. Tout ce que je sais certainement, c’est qu’un de mes amis doit en parler avec vigueur à M. de Sartines. Il doit le prévenir sur le dessein de représenter la pièce à Lyon,  afin que les fanatiques de Paris aient moins de prétextes pour crier. Je pense qu’il suffira que M. de Sartines vous mande qu’il ne s’oppose point aux spectacles que vous donnez dans votre ville, et qu’il s’en remet au goût et à la volonté de vos magistrats.

 

          Je demandais le nom d’un médecin de Lyon pour avoir un prétexte de faire un petit voyage en cas qu’on joue les Guèbres. Comme je suis toujours malade, le prétexte est valable. La véritable raison était de venir vous embrasser.

 

          Je pourrais comme un autre vous dire, monsieur, que je suis votre très humble et très obéissant serviteur ; mais j’aime bien mieux être votre ami.

 

          Voici un exemplaire (2) où il se trouve des changements qui n’étaient pas dans l’autre.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Des Guèbres. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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