CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 18

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à M. Dupont de Nemours.

 

Ferney, le 7 Juin 1769.

 

 

          Vous donnez à M. de Saint-Lambert les éloges qu’il a droit d’attendre d’un vrai citoyen et d’un écrivain tel que vous.

 

          Vous ne ressemblez pas à celui qui fournit des nouvelles de Paris à quelques gazettes étrangères, et qui en dernier lieu, parmi une foule d’erreurs injurieuses au gouvernement, à la réputation des particuliers, et à l’honneur des lettres, a mandé que le poème français des Saisons est inférieur au poème anglais de Thomson. S’il m’appartenait de décider, je donnerais sans difficulté la préférence à M. de Saint-Lambert. Il me paraît non seulement plus agréable, mais plus utile ; l’Anglais décrit les saisons, et le Français dit ce qu’il faut faire dans chacune d’elles. Ses tableaux m’ont paru plus touchants et plus riants : je compte encore pour beaucoup la difficulté des rimes surmontée. Les vers blancs sont si aisés à faire, qu’à peine ce genre a-t-il du mérite ; l’auteur alors, pour se sauver de la médiocrité et de la langueur prosaïque, est obligé d’employer souvent des idées et des expressions gigantesques par lesquelles il croit suppléer à l’harmonie qui lui manque.

 

          Despréaux recommandait, dans le grand siècle des arts, qu’on polît un écrit.

 

Qui dit, sans s’avilir, les plus petites choses,

Fit des plus secs chardons des œillets et des roses ?

Et sut, même aux discours de la rusticité,

Donner de l’élégance et de la dignité.

 

Epît. XI.

 

          Je pense que M. de Saint-Lambert a pleinement exécuté ce précepte. Peut-on exprimer avec plus de justesse et de noblesse à la fois l’action du laboureur ?

 

Et le soc, enfoncé dans un terrain docile,

Sous ses robustes mains ouvre un sillon facile.

 

Saisons, ch. I.

 

          Voyez comme il peint, auprès de ses brebis et de son chien,

 

La naïve bergère, assise au coin d’un bois,

Et roulant le fuseau qui tourne sous ses doigts.

 

Saisons, ch. I.

 

          Comme toutes ces peintures, si vraies et si riantes, sont encore relevées par la comparaison des travaux champêtres avec le luxe et l’oisiveté des villes !

 

Tandis que sous un dais la Mollesse assoupie.

Traîne les longs moments d’une inutile vie.

 

Saisons, ch. I.

 

          Thomson, que d’ailleurs j’estime beaucoup, a-t-il rien de comparable ?

 

          Je ne sais même s’il est possible qu’un habitant du nord puisse jamais chanter les saisons aussi bien qu’un homme né dans des climats plus heureux. Le sujet manque à un Ecossais tel que Thomson ; il n’a pas la même nature à peindre. La vendange chantée par Théocrite, par Virgile, origine joyeuse des premières fêtes et des premiers spectacles, est inconnue aux habitants du cinquante-quatrième degré. Ils cueillent tristement de misérables pommes sans goût et sans saveur, tandis que nous voyons sous nos fenêtres cent filles et cent garçons danser autour des chars qu’ils ont chargés de raisins délicieux : aussi Thomson n’a pas osé toucher à ce sujet, dont M. de Saint-Lambert a fait de si agréables peintures. Un grand avantage de notre poète philosophe, c’est d’avoir moins parlé aux simples cultivateurs qu’aux seigneurs des terres qui vivent dans leurs domaines, qui peuvent enrichir leurs vassaux, encourager leurs mariages, et être heureux du bonheur d’autrui loin de l’insolente rapacité des oppresseurs : il s’élève contre ces oppresseurs avec une liberté et un courage respectables.

 

          Je sais bien qu’il y a des âmes aussi basses que jalouses qui pourront me reprocher de rendre à M. de Saint-Lambert éloges pour éloges, et de faire avec lui trafic d’amour-propre. Je leur déclare que je ne saurais l’en estimer moins, quoiqu’il m’ait loué : je crois me connaître en vers mieux qu’eux ; je suis sûr d’être plus juste qu’eux. Je raie les louanges qu’il a daigné me donner, et je n’en vois que mieux son mérite.

 

          Je regarde son ouvrage comme une réparation d’honneur que le siècle présent fait au grand siècle passé, pour la vogue donnée pendant quelque temps à tant d’écrits barbares, à tant de paradoxes absurdes, à tant de systèmes impertinents, à ces romans politiques, à ces prétendus romans moraux dont la grossièreté, l’insolence et le ridicule étaient la seule morale, et qui seront bientôt oubliés pour jamais.

 

          Permettez-moi, monsieur, de vous parler à présent de la réflexion que vous faites sur les chaumières des laboureurs, sur ces cabanes, sur ces asiles du pauvre ; vous condamner ces expressions dans le poème des Saisons, que vous estimez d’ailleurs autant que moi.

 

          Vous dites, avec très grande raison, qu’une cabane ne peut pas être le logement d’un agriculteur considérable, qu’il faut des écuries commodes, des étables faites avec soin, des granges vastes et solides, des laiteries voûtées et fraîches, etc.

 

          Oui, sans doute, monsieur, et personne n’est entré mieux que vous dans le détail de l’exploitation rurale : personne n’a mieux fait sentir combien un laboureur doit être cher à l’Etat. J’ai l’honneur d’être laboureur, et je vous remercie du bien que vous dites de nous ; mais, puisqu’il s’agit ici de fermiers comparez, je vous prie, les hôtels des fermiers-généraux du bail de 1725 avec les logements de nos fermiers de campagne, et vous verrez que les termes de chaumière, de cabane, ne sont que trop convenables ; les logements des plus gros laboureurs en Picardie et dans d’autres provinces ont des toits de chaume.

 

          Rien n’est plus beau, à mon gré, qu’une vaste maison rustique dans laquelle entrent et sortent, par quatre grandes portes cochères, des chariots chargés de toutes les dépouilles de la campagne ; les colonnes de chêne qui soutiennent toute la charpente sont placées à des distances égales sur des socles de roche ; de longues écuries règnent à droite et à gauche. Cinquante vaches proprement tenues occupent un côté avec leurs génisses, les chevaux et les bœufs sont de l’autre ; leur pâture tombe dans leurs crèches du haut de greniers immenses ; les granges où l’on bat les grains sont au milieu ; et vous savez que tous les animaux, logés chacun à leur place dans ce grand édifice, sentent très bien que le fourrage, l’avoine qu’il renferme, leur appartient de droit.

 

          Au midi de ces beaux monuments d’agriculture sont les basses-cours et les bergeries ; au nord sont les pressoirs, les celliers, la fruiterie ; au levant, les logements du régisseur et de trente domestiques ; au couchant s’étendent les grandes prairies pâturées et engraissées par tous ces animaux, compagnons du travail de l’homme.

 

          Les arbres du verger, chargés de fruits à noyaux et à pépins, sont encore une autre richesse. Quatre ou cinq cents ruches sont établies auprès d’un petit ruisseau qui arrose ce verger ; les abeilles donnent au possesseur une récolte considérable de miel et de cire, sans qu’il s’embarrasse de toutes les fables qu’on a débitées sur ce peuple industrieux, sans rechercher très vainement si cette nation vit sous les lois d’une prétendue reine qui se fait faire soixante à quatre-vingt mille enfants par ses sujets.

 

          Il y a des allées de mûriers à perte de vue ; les feuilles nourrissent ces vers précieux qui ne sont pas moins utiles que les abeilles.

 

          Une partie de cette vaste enceinte est fermée par un rempart impénétrable d’aubépine proprement taillée, qui réjouit l’odorat et la vue.

 

          La cour et les basses-cours ont d’assez hautes murailles.

 

          Telle doit être une bonne métairie ; il en est quelques-unes dans ce goût vers les frontières que j’habite ; et je vous avouerai même sans vanité que la mienne ressemble en quelque chose à celle que je viens de vous dépeindre ; mais, de bonne foi, y en a-t-il beaucoup de pareilles en France ?

 

          Vous savez bien que le nombre des pauvres laboureurs et des métayers, qui ne connaissent que la petite culture, surpasse des deux tiers au moins le nombre des laboureurs riches que la grande culture occupe.

 

          J’ai dans mon voisinage des camarades qui fatiguent un terrain ingrat avec quatre bœufs, et qui n’ont que deux vaches : il y en a dans toutes les provinces qui ne sont pas plus riches. Soyez très sûr que leurs maisons et leurs granges sont de véritables chaumières où habite la pauvreté : il est impossible qu’au bout de l’année ils aient de quoi réparer leurs misérables asiles ; car, après avoir payé tous les impôts, il faut qu’ils donnent encore à leurs curés la dîme du produit clair et net de leurs champs ; et ce qui est appelé dîme très improprement est réellement le quart de ce que la culture a coûté à ces infortunés.

 

          Cependant, quand un paysan trouve un seigneur qui le met en état d’avoir quatre bœufs et deux vaches, il croit avoir fait une grande fortune : en effet il a de quoi vivre, et rien au-delà ; c’est beaucoup pour lui et pour sa famille ; et cette famille connaît encore la joie ; elle chante dans les beaux jours et dans les temps de récolte.

 

          Ne sachons donc pas mauvais gré, monsieur, à l’aimable auteur des Saisons d’avoir parlé des chaumières de mes camarades les laboureurs. Il est certain qu’ils seraient tous plus à leur aise, si les seigneurs habitaient leurs terres neuf mois de l’année, comme en Angleterre ; non-seulement alors les possesseurs des grands domaines feraient quelquefois du bien par générosité à ceux qui souffrent, mais ils en feraient toujours par nécessité à ceux qu’ils feraient travailler. Quiconque emploie utilement les bras des hommes rend service à la patrie.

 

          Je sais bien qu’il y a plus de deux cent mille âmes à Paris qui s’embarrassent fort peu de nos travaux champêtres. De jeunes dames, soupant avec leurs amants au sortir de l’Opéra-Comique, ne s’informent guère si la culture de la terre est en honneur ; et beaucoup de bourgeois qui se croient de bonnes têtes dans leur quartier pensent que tout va bien dans l’univers, pourvu que les rentes sur l’Hôtel-de-Ville soient payées ; ils ne songent pas que c’est nous qui les payons, et que c’est nous qui les faisons vivre.

 

          Le gouvernement nous doit toute sa protection : c’est un crime de lèse-humanité de gêner nos travaux, c’est est un de nous condamner encore, dans certains temps de l’année (1), à une honteuse et funeste oisiveté deux ou trois jours de suite : on nous oblige de refuser, après midi, à la terre, les soins qu’elle nous demande, après que nous avons rendu le matin nos hommages au ciel  on encourage nos manœuvres à perdre leur raison et leur santé dans un cabaret, au lieu de mériter leur subsistance par un travail utile. Cet horrible abus a été réformé en partie ; mais il ne l’a pas été assez : eh ! qui peut réformer tout ?

 

Est quadam prodire tenus, si non datur ultra.

 

HOR., lib. I, ep. I.

 

          Je n’en dirai pas davantage, monsieur, sur des sujets que vous et vos associés avez si bien approfondis pour l’avantage du genre humain.

 

 

1 – Dans quelques éditions, on lit ici en note : « Voltaire avait écrit dès 1761 à Clément XIII, afin que le pontife lui permît, par une bulle spéciale, de cultiver la terre les jours de fête sans être damné. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Letourneur.

 

Au château de Ferney, par Genève, le 7 Juin 1769.

 

 

          Vous avez, monsieur, fait beaucoup d’honneur à mon ancien camarade Young (1) ; il me semble que le traducteur a plus de goût que l’auteur. Vous avez mis autant d’ordre que vous avez pu dans ce ramas de lieux communs, ampoulés et obscurs. Les sermons ne sont guère faits pour être mis en vers ; il faut que chaque chose soit à sa place. Voilà pourquoi le poème de la Religion du petit Racine, qui vaut beaucoup mieux que tous les poèmes de Young, n’est guère lu ; et je crois que tous les étrangers aimeront mieux votre prose que la poésie de cet Anglais, moitié prêtre et moitié poète.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime et la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – En traduisant ses Nuits et ses Œuvres diverses. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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