CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 37

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 37

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à M. le baron Grimm.

 

27 Décembre 1768.

 

 

          L’affligé solitaire des Alpes a reçu la lettre consolante du prophète (1) de Bohême. Ils pleurent ensemble, quoique à cent lieues l’un de l’autre ; le défenseur intrépide de la raison et le vertueux ennemi du fanatisme, Damilaville, est mort, et Fréron est gros et gras ; mais que voulez-vous. Thersite a survécu à Achille, et les bourreaux du chevalier de La Barre sont encore vivants. On passe sa vie à s’indigner et à gémir.

 

          Il y a des barbares qui imputent la traduction de l’A B C à l’ami du prophète bohémien ; c’est une imputation atroce. La traduction est d’un avocat nommé La Bastide Chiniac, auteur d’un Commentaire sur les discours de l’abbé Fleury. L’original anglais fut imprimé à Londres en 1761, et la traduction, en 1762, chez Robert Freemann, où tout le monde peut l’acheter. Voilà de ces vérités dont il faut que les adeptes soient instruits et qu’ils instruisent le monde. Les prophètes doivent se secourir les uns les autres et ne se pas donner des soufflets, comme Sédéchias en donnait à Michée.

 

          Je prie le prophète de me mettre aux pieds de ma belle philosophe (2).

 

          On dit du bien de mademoiselle Vestris (3) ; mais il faut savoir si ses talents sont en elle, ou s’ils sont infusés par Lekain ; si elle est ens per se, ou ens per aliud.

 

          Vous reconnaîtrez l’écriture d’Elisée (4) sous la dictée du vieil Elie : je lui laisserai bientôt mon manteau ; mais ce ne sera pas pour m’en aller dans un char de feu.

 

          Adieu, mon cher philosophe ; je vous embrasse en Confucius, en Epictète, en Marc-Aurèle, et je me recommande à l’assemblée des fidèles.

 

 

1 – Grimm lui-même. (G.A.)

2 – Madame d’Epinay. (G.A.)

3 – Elle avait débuté, le 19 décembre, par le rôle d’Aménaïde dans Tancrède. (G.A.)

4 – De Wagnière. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Thinois.

 

27 Décembre 1768.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, de l’éloquent mémoire (1), que vous avez bien voulu m’envoyer. Ce bel ouvrage aurait été soutenu de preuves, si votre Nègre des Moluques avait voulu vous instruire de l’âge auquel le roi son père le fit voyager ; du nombre et des noms des grands de sa cour, qui sans doute accompagnèrent le dauphin de Timor ; des particularités de ce pays, de sa religion, de la manière dont le révérend père dominicain, son précepteur, s’y prit pour vendre le duc et pair nègre, les écuyers et les gentilshommes de la chambre du dauphin, et pour changer son altesse royale en garçon de cuisine.

 

          L’île de Timor a toujours passé pour un pays assez pauvre, dont toute la richesse consiste en bois de santal. Franchement, monsieur, l’histoire de ce prince n’est pas de la plus grande vraisemblance : tout ce qu’on vous accordera, c’est que le P. Ignace est un fripon, mais il est bien étonnant qu’un dominicain s’appelle Ignace ; vous savez que les jésuites et les jacobins se sont toujours détestés eux et leurs saints.

 

          Quoi qu’il en soit, monsieur, si le conseil n’a point eu d’égard à votre requête, il a sans doute rendu justice à votre manière d’écrire ; il n’a pu vous refuser son estime, et je pense comme tout le conseil.

 

          J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Requête au roi pour Balthazar-Pascal Celze, fils aîné du roi, et héritier présomptif du royaume de Timor et de Solor dans les Moluques. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Saurin.

 

28 Décembre 1768.

 

 

          Premièrement, mon cher confrère, je vous ai envoyé un Siècle, et je suis étonné et confondu que vous ne l’ayez pas reçu.

 

          En second lieu, vos vers sont très jolis (1).

 

          Troisièmement, votre équation est de fausse position. Ce n’est point moi qui ai traduit l’A B C ; Dieu m’en garde ! Je sais trop qu’il y a des monstres qu’on ne peut apprivoiser. Ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang du chevalier de La Barre sont des gens avec qui je ne voudrais me commettre qu’en cas que j’eusse dix mille serviteurs de Dieu avec moi, ayant l’épée sur la cuisse, et combattant les combats du Seigneur.

 

          Il y a présentement cinq cent mille Israélites en France qui détestent l’idole de Baal ; mais il n’y en a pas un qui voulût perdre l’ongle du petit doigt pour la bonne cause. Ils disent : Dieu bénisse le prophète ! et si on le lapidait comme Ezéchiel, ou si on le sciait en deux comme Jérémie, ils le laisseraient scier ou lapider, et iraient souper gaiement.

 

          Tout ce que peuvent faire les adeptes, c’est de s’aider un peu les uns les autres, de peur d’être sciés ; et si un monstre vient nous demander : Votre ami l’adepte a-t-il fait cela ? il faut  mentir à ce monstre.

 

          Il me paraît que M. Huet, auteur de l’A B C, est visiblement un Anglais qui n’a acception de personne Il trouve Fénelon trop languissant, et Montesquieu trop sautillant (2). Un Anglais est libre, il parle librement ; il trouve la Politique tirée de l’Ecriture sainte, de Bossuet, et tous ses ouvrages polémiques détestables ; il le regarde comme un déclamateur de très mauvaise foi. Pour moi, je vous avoue que je suis pour madame du Deffand, qui disait que l’Esprit des Lois était de l’esprit sur les lois. Je ne vois de vrai génie que dans Cinna et dans les pièces de Racine, et je fais plus de cas d’Armide et du quatrième acte de Roland que de tous nos livres de prose.

 

          Montesquieu, dans ses Lettres persanes, se tue à rabaisser les poètes. Il voulait renverser un trône où il sentait qu’il ne pouvait s’asseoir. Il insulte violemment dans ses lettres l’Académie, dans laquelle il sollicita depuis une place. Il est vrai qu’il avait quelquefois beaucoup d’imagination dans l’expression  c’est, à mon sens, son principal mérite. Il est ridicule de faire le goguenard dans un livre de jurisprudence universelle. Je ne peux souffrir qu’on soit plaisant si hors de propos ; ensuite chacun a son avis : le mien est de vous aimer et de vous estimer toujours.

 

 

1 – Ils étaient adressés à Voltaire. Nous en citons quelques-uns à la fin de ce volume dans les Jugements des écrivains. (G.A.

2 – Voyez l’A B C. Saurin, dans ses vers, reprochait à Voltaire d’avoir attaqué Fénelon et Montesquieu. (A.G.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Boudot.

 

A Ferney, par Genève, 28 Décembre 1768.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, des instructions que vous avez bien voulu me donner (1) ; si j’étais aussi savant que vous, M. le président Hénault serait bientôt vengé.

 

          Heureusement l’ouvrage du marquis de B… (2) n’a point passé à Paris, il n’est connu que dans les provinces et dans les pays étrangers ; mais il ne fera jamais de tort à l’Abrégé chronologique dont vous avez vérifié toutes les dates.

 

          L’abbé de La Bletterie a beau vouloir jeter du ridicule sur cette exactitude si estimable, le ridicule est d’oser la mépriser ; mon devoir est de vous estimer ; c’est un devoir que je remplis dans toute son étendue. J’ai l’honneur ‘d’tre avec bien de la reconnaissance, monsieur, votre très humble, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre à madame du Deffand du 12 décembre. (G.A.)

2 – Belestat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Pommereul.

 

A Ferney, le 29 Décembre 1768.

 

 

          Madame, si je n’avais pas été très malade sur la fin de cette courte vie, je vous aurais sans doute remerciée sur-le-champ de la longue vie que vous voulez bien me procurer (1). Il faut que vous descendiez d’Apollon en droite ligne, vous et madame d’Antremont.

 

Vous ne démentez pas votre illustre origine ;

Il est le dieu des vers et de la médecine,

Il prolonge nos jours, il en fait l’agrément.

Ce dieu vous a donné l’un et l’autre talent :

Ils sont rares tous deux. J’apprends dans mes retraites

Qu’on a dans Paris maintenant

Moins de bons médecins que de mauvais poètes.

 

          Grand merci, madame, de votre recette de longue vie. Je me doute que vous en avez pour rendre la vie très agréable ; mais j’ai peur que vous ne soyez très avare de cette recette-là. Le cardinal de Fleury prenait tous les matins d’un baume qui ressemblait fort à votre élixir  il avait beaucoup usé, dans son temps, de cette autre recette que vous ne donnez pas. Je crois que c’est ce qui l’a fait vivre quatre-vingt-dix ans assez joyeusement. Ce bonheur n’appartient qu’à des gens d’église : Dieu ne bénit pas ainsi les pauvres profanes.

 

          Quoiqu’il en soit, daignez agréer le respect et la reconnaissance avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Madame de Pommereul avait adressé à l’auteur la recette de l’élixir de longue vie, avec une lettre mêlée de prose et de vers. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

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